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31 mai 2019

René Guénon - Les « racines des plantes »

Miniatures : Hiérarchies angéliques. Manuscrit des ‘Ajâ’ib al-makhlûqât wa-gharâ’ib al-mawjûdât, al-Qazwinî, XVIe siècle.



D’après la tradition kabbalistique, parmi ceux qui pénétrèrent dans le Pardes (1), il en est certains qui « ravagèrent le jardin », et il est dit que ces ravages consistèrent plus précisément à « couper les racines des plantes ». Pour comprendre ce que cela signifie, il faut se référer avant tout au symbolisme de l’arbre inversé, dont nous avons déjà parlé en d’autres occasions (2) : les racines sont en haut, c’est-à-dire dans le Principe même ; couper ces racines, c’est donc considérer les « plantes », ou les êtres qu’elles symbolisent, comme ayant en quelque sorte une existence et une réalité indépendantes du Principe. Dans le cas dont il s’agit, ces êtres sont principalement les anges, car ceci se rapporte naturellement à des degrés d’existence d’ordre supra-humain ; et il est facile de comprendre quelles peuvent en être les conséquences, notamment pour ce qu’on est convenu d’appeler la « Kabbale pratique ». En effet, l’invocation des anges envisagés ainsi, non comme les « intermédiaires célestes » qu’ils sont au point de vue de l’orthodoxie traditionnelle, mais comme de véritables puissances indépendantes, constitue proprement l’« association » (en arabe shirk), au sens que donne à ce mot la tradition islamique, puisque de telles puissances apparaissent alors inévitablement comme associées à la Puissance divine elle-même, au lieu d’être simplement dérivées de celle-ci. Ces conséquences se retrouvent aussi, à plus forte raison, dans les applications inférieures qui relèvent du domaine de la magie, domaine où se trouvent d’ailleurs nécessairement enfermés tôt ou tard ceux qui commettent une telle erreur, car, par là même, il ne saurait plus être réellement question pour eux de « théurgie », toute communication effective avec le Principe devenant impossible dès lors que « les racines sont coupées ». Nous ajouterons que les mêmes conséquences s’étendent jusqu’aux formes les plus dégénérées de la magie, telles que la « magie cérémonielle » ; seulement, dans ce dernier cas, si l’erreur est toujours essentiellement la même, les dangers effectifs en sont du moins atténués par l’insignifiance même des résultats qui peuvent être obtenus (3). Enfin, il convient de remarquer que ceci donne immédiatement l’explication de l’un au moins des sens dans lesquels l’origine de semblables déviations est parfois attribuée aux « anges déchus » ; les anges, en effet, sont bien véritablement « déchus » lorsqu’ils sont envisagés de cette façon, puisque c’est de leur participation au Principe qu’ils tiennent en réalité tout ce qui constitue leur être, si bien que, quand cette participation est méconnue, il ne reste plus qu’un aspect purement négatif qui est comme une sorte d’ombre inversée par rapport à cet être même (4).

Suivant la conception orthodoxe, un ange, en tant qu’« intermédiaire céleste », n’est pas autre chose au fond que l’expression même d’un attribut divin dans l’ordre de la manifestation informelle, car c’est là seulement ce qui permet d’établir, à travers lui, une communication réelle entre l’état humain et le Principe même, dont il représente ainsi un aspect plus particulièrement accessible aux êtres qui sont dans cet état humain. C’est d’ailleurs ce que montrent très nettement les noms mêmes des anges, qui sont toujours, en fait, la désignation de tels attributs divins ; c’est ici surtout, en effet, que le nom correspond pleinement à la nature de l’être et ne fait véritablement qu’un avec son essence même. Tant que cette signification n’est pas perdue de vue, les « racines » ne peuvent donc pas être « coupées » ; on pourrait dire, par suite, que l’erreur à cet égard, faisant croire que le nom divin appartient en propre à l’ange comme tel et en tant qu’être « séparé », ne devient possible que quand l’intelligence de la langue sacrée vient à s’obscurcir, et, si l’on se rend compte de tout ce que ceci implique en réalité, on pourra comprendre que cette remarque est susceptible d’un sens beaucoup plus profond qu’il ne le paraît peut-être à première vue (5). Ces considérations donnent aussi toute sa valeur à l’interprétation kabbalistique de Malaki, « Mon ange » ou « Mon envoyé (6) », comme « l’ange dans lequel est Mon nom », c’est-à-dire, en définitive, dans lequel est Dieu même, tout au moins sous quelqu’un de ses aspects « attributifs (7) ». Cette interprétation s’applique en premier lieu et par excellence à Metatron, l’« Ange de la Face (8) », ou àMikaël (dont Malaki est l’anagramme) en tant que, dans son rôle « solaire », il s’identifie d’une certaine façon à Metatron ; mais elle est applicable aussi à tout ange, puisqu’il est véritablement, par rapport à la manifestation, et au sens le plus rigoureux du mot, le « porteur » d’un nom divin, et que même, vu du côté de la « Vérité » (El-Haqq), il n’est réellement rien d’autre que ce nom même. Toute la différence n’est ici que celle qui résulte d’une certaine hiérarchie qui peut être établie entre les attributs divins, suivant qu’ils procèdent plus ou moins directement de l’Essence, de sorte que leur manifestation pourra être regardée comme se situant à des niveaux différents, et tel est en somme le fondement des hiérarchies angéliques ; ces attributs ou ces aspects doivent d’ailleurs nécessairement être conçus comme étant en multitude indéfinie dès lors qu’ils sont envisagés « distinctivement » et c’est à quoi correspond la multitude même des anges (9).

On pourrait se demander pourquoi, en tout cela, il est question uniquement des anges, alors que, à la vérité, tout être, quel qu’il soit et à quelque ordre d’existence qu’il appartienne, dépend aussi entièrement du Principe dans tout ce qu’il est, et que cette dépendance, qui est en même temps une participation, est, pourrait-on dire, la mesure même de sa réalité ; et, au surplus, tout être a aussi en lui-même, et plus précisément en son « centre », virtuellement tout au moins, un principe divin sans lequel son existence ne serait pas même une illusion, mais bien plutôt un néant pur et simple. Ceci correspond d’ailleurs exactement à l’enseignement kabbalistique suivant lequel les « canaux » par lesquels les influences émanées du Principe se communiquent aux êtres manifestés ne s’arrêtent point à un certain niveau, mais s’étendent de proche en proche à tous les degrés de l’Existence universelle, et jusqu’aux plus inférieurs (10), si bien que, pour reprendre le précédent symbolisme, il ne saurait y avoir nulle part aucun être qui soit assimilable à une « plante sans racines ». Cependant, il est évident qu’il y a des degrés à envisager dans la participation dont il s’agit et que ces degrés correspondent précisément à ceux mêmes de l’Existence ; c’est pourquoi ceux-ci ont d’autant plus de réalité qu’ils sont plus élevés, c’est-à-dire plus proches du Principe (bien qu’il n’y ait assurément aucune commune mesure entre un état quelconque de manifestation, fût-il le plus élevé de tous, et l’état principiel lui-même). Il y a lieu de faire avant tout ici, comme d’ailleurs à tout autre égard, une différence entre le cas des êtres situés dans le domaine de la manifestation informelle ou supra-individuelle, auquel se rapportent les états angéliques, et celui des êtres situés dans le domaine de la manifestation formelle ou individuelle ; et ceci demande encore à être expliqué d’une façon un peu précise.

C’est seulement dans l’ordre informel qu’on peut dire qu’un être exprime ou manifeste véritablement, et aussi intégralement qu’il est possible, un attribut du Principe ; c’est la distinction de ces attributs qui fait ici la distinction même des êtres, et celle-ci peut être caractérisée comme une « distinction sans séparation » (bhêdâbhêdâ dans la terminologie hindoue (11)), car il va de soi que, en définitive, tous les attributs sont réellement « un » ; et c’est là aussi la moindre limitation qui soit concevable dans un état qui, étant manifesté, est encore conditionné par là même. D’autre part, la nature de chaque être se ramenant ici en quelque sorte tout entière à l’expression d’un attribut unique, il est évident que cet être possède ainsi, en lui-même, une unité d’un tout autre ordre et bien autrement réelle que l’unité toute relative, fragmentaire et « composite » à la fois, qui appartient aux êtres individuels comme tels ; et, au fond, c’est en raison de cette réduction de la nature angélique à un attribut défini, sans aucune « composition » autre que le mélange d’acte et de puissance qui est nécessairement inhérent à toute manifestation (12), que saint Thomas d’Aquin a pu considérer les différences existant entre les anges comme comparables à des différences spécifiques et non à des différences individuelles (13). Si maintenant on veut trouver, dans l’ordre de la manifestation formelle, une correspondance ou un reflet de ce que nous venons de dire, ce n’est point les êtres individuels pris chacun en particulier qu’il faudra envisager (et cela résulte assez clairement de notre dernière remarque), mais bien plutôt les « mondes » ou les états d’existence eux-mêmes, chacun d’eux, dans son ensemble et comme « globalement », étant relié plus spécialement à un certain attribut divin dont il sera, s’il est permis de s’exprimer ainsi, comme la production particulière (14) ; et ceci rejoint directement la conception des anges comme « recteurs des sphères » et les considérations que nous avons déjà indiquées à ce propos dans notre précédente étude sur la « chaîne des mondes ».

(1) Le Pardes, figuré symboliquement comme un « jardin », doit être considéré ici comme représentant le domaine de la connaissance supérieure et réservée : les quatre lettres PRDS, mises en rapport avec les quatre fleuves de l’Éden, désignent alors respectivement les différents sens contenus dans les Écritures sacrées et auxquels correspondent autant de degrés de connaissance ; il va de soi que ceux qui « ravagèrent le jardin » n’étaient parvenus effectivement qu’à un degré où il demeure encore possible de s’égarer.
(2) Voir notamment L’Arbre du Monde.
(3) Sur la question de la « magie cérémonielle », cf. Aperçus sur l’initiation, ch. XX. – L’emploi des noms divins et angéliques sous leurs formes hébraïques est sans doute une des principales raisons qui ont amené A. E. Waite à penser que toute magie cérémonielle devait son origine aux Juifs (The Secret Tradition in Freemasonry, pp. 397-399) ; cette opinion ne nous paraît pas entièrement fondée, car la vérité est plutôt qu’il y a là des emprunts faits à des formes de magie plus anciennes et plus authentiques, et que celles-ci, dans le monde occidental, ne pouvaient réellement disposer, pour leurs formules, d’aucune langue sacrée autre que l’hébreu.
(4) On pourrait dire, et peu importe que ce soit littéralement ou symboliquement, que, dans ces conditions, celui qui croit faire appel à un ange risque fort de voir au contraire un démon apparaître devant lui.
(5) Nous rappellerons à ce propos ce que nous avons indiqué plus haut quant à la correspondance des différents degrés de la connaissance avec les sens plus ou moins « intérieurs » des Écritures sacrées ; il est évident qu’il s’agit là de quelque chose qui n’a rien de commun avec le savoir tout extérieur qui est tout ce que peut fournir l’étude d’une langue profane, et même aussi, ajouterons-nous, celle d’une langue sacrée par des procédés profanes tels que ceux des linguistes modernes.
(6) On sait que la signification étymologique du mot « ange » (en grec aggelos) est celle d’« envoyé » ou de « messager », et que le mot hébreu correspondantmaleak a aussi le même sens.
(7) Cf. Le Roi du Monde, p. 33. – Au point de vue principiel, c’est l’ange ou plutôt l’attribut qu’il représente qui est en Dieu, mais le rapport apparaît comme inversé à l’égard de la manifestation.
(8) Le nom de Metatron est numériquement équivalent au nom divin Shaddaï.
(9) Il doit être bien entendu qu’il s’agit ici d’une multitude « transcendantale », et non pas d’une indéfinité numérique (cf. Les Principes du calcul infinitésimal, ch. III) ; les anges ne sont aucunement « nombrables », puisqu’ils n’appartiennent pas au domaine d’existence qui est conditionné par la quantité.
(10) Le symbolisme de ces « canaux », descendant ainsi graduellement à travers tous les états, peut aider à comprendre, en les envisageant dans le sens ascendant, comment les êtres situés à un niveau supérieur peuvent, d’une façon générale, jouer un rôle d’« intermédiaire » pour ceux qui sont situés à un niveau inférieur, puisque la communication avec le Principe n’est possible pour ceux-ci qu’en passant à travers leur domaine.
(11) Cf. Le Règne de la quantité et les signes des temps, ch. IX.
(12) On pourrait dire que l’être angélique est en acte sous le rapport de l’attribut qu’il exprime, mais en puissance sous le rapport de tous les autres attributs.
(13) Cf. Le Règne de la quantité et les signes des temps, ch. XI.
(14) Il va de soi qu’une telle façon de parler n’est valable que dans la mesure et sous le point de vue où les attributs eux-mêmes peuvent être envisagés « distinctement » (et ils ne peuvent l’être que par rapport à la manifestation), et que l’indivisible unité de l’Essence divine même, à laquelle tout se ramène finalement, n’en saurait être aucunement affectée.

René Guénon, Les « racines des plantes », Études Traditionnelles, sept. 1946. Article repris dans le recueil posthume Symboles fondamentaux de la Science sacrée, chap. LXII

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