Calligraphie : Lâ hawla wa lâ quwwata illâ bi-Llâh, « Ni puissance, ni force si ce n’est par Allâh ».
La supériorité du savant d’entre les hommes sur le savant d’entre les jinns, relative aux secrets du gouvernement ésotérique (1) et aux propriétés essentielles des choses, est reconnaissable ici au laps de temps requis. En effet le « retour du regard » vers celui qui regarde est plus rapide que le geste de se « lever de son siège » (2). Le mouvement de la vue dans la perception de son objet est plus rapide que celui du corps qui se déplace. La perception de la vue est instantannée, quelle que soit la distance qui la sépare de son objet : le moment (3) où le regard est lancé est le même que celui où il atteint la Sphère des étoiles fixes [falak al-kawâkib ath-thâbitah] et celui de son « retour » est le même que celui où cesse la perception (4). Il n’en va pas de même pour l’homme qui se lève ; il n’a pas cette rapidité.
Le prodige réalisé par Asaf b. Barkhiyâ était plus parfait (5) que celui réalisé par le jinn : au moment même où il l’annonçait, il était accompli et Sulaymân - sur lui la Paix ! -pouvait voir de ses yeux le trône de Bilqîs se poser devant lui (6), afin que l’on ne s’imagine pas qu’il le percevait alors qu’il n’avait pas bougé de sa place ! Du fait de cette « unité de temps » [ittihâd az-zamân], il n’y a pas eu pour nous un déplacement véritable mais uniquement une « disparition » [i’dâm] (7) et un « (retour à) la manifestation » [îjâd] d’une façon dont nul ne peut avoir conscience à l’exception de celui qui en possède la connaissance (8). Ceci (9) est la Parole du Très-Haut : …mais ils sont plutôt dans la confusion au sujet d’une création nouvelle (10) : du fait qu’aucun moment ne s’écoule sans qu’ils continuent à voir ce qu’ils voient. S’il en a été comme nous l’avons dit, (on peut conclure que) le temps de la disparition (du trône) à l’endroit où il se trouvait était (celui-là même de) sa manifestation (11) auprès de Sulaymân, du fait du renouvellement de la création à chaque souffle [tajdîd al-khalq ma’a-l-anfâs].
Personne n’a la science de ce pouvoir (divin) ; l’homme n’a même pas conscience par lui-même qu’à chaque souffle « il n’est plus, puis il est » [lâ yakûn thumma yakûn]. Et ne dit pas que « puis » implique (nécessairement) un intervalle temporel, car cela est faux ; dans certains cas, ce terme implique uniquement chez les Arabes une succession logique (12). Ainsi dans la parole du poète :Comme le fait de brandir la lance qui se met alors (13) à trembler (14),
il est indubitable que le moment où l’on brandit est le même qe celui où l’objet brandi se met à trembler. Et pourtant, bien qu’il n’y ait aucun intervalle temporel, (le poète) utilise (ici) le terme « thumma ». Il en va de même pour le renouvellement de la création à chaque souffle : le moment de l’ « annéantissement » est celui de la réalité actuelle du semblable (15), de la même manière que les « accidents » sont renouvelés [tajdîd al-a’râd] dans l’argumentation des Ash’arites (16).
La question de l’obtention du trône de Bilqîs est une des plus difficiles (17) qui soit, excepté pour celui qui a la connaissance (véritable) de ce que nous venons de mentionner à propos de son histoire. La supériorité de Asaf a consisté uniquement dans l’obtention du renouvellement (18) là où Sulaymân - sur lui Paix ! - tenait conseil. Celui qui a compris ce que nous avons indiqué sait que (19) ce trône n’a franchi aucune distance, que la terre n’a pas été « pliée pour lui », et qui ne l’a pas percée.
(1) Tasrîf. Jâmî, Ismâ’îl Haqqî et Bâlî lisent tasarruf.
(2) Allusion à Cor. 27, 39-40. Celui que le Coran appelle l’Ifrît d’entre les jinnsdit : Je te l’amènerai… (le trône de Bilqîs, à toi Sulaymân) …avant que tu ne te sois levé de ton siège ; en revanche, celui auprès duquel il y avait une science tirée du Livre, c’est-à-dire Asaf b. Barkhiyâ, compagnon de Sulyamân dit : Moi, je te l’amènerai avant que ton regard revienne vers toi.
(3) Zamân (temps). Pour éviter que l’on comprenne qu’il s’agit d’un intervalle temporel, les commentateurs insistent sur le fait que ce mot a ici le sens de ân(instant).
(4) Le sous-entenu dans les deux cas, est : « quelle que soit la distance ».
(5) Kâna Asaf atamm fî-l-‘amal ; littéralement : Asaf était plus parfait dans son œuvre. La variante fî-l-‘ilm se traduit par : Asaf avait une science plus parfaite (que celle des jinns).
(6) Cor. 27, 40.
(7) Littéralement : un anéantissement, au sens d’une disparition dans la réalité actuelle et d’un retour au non-manifesté.
(8) Illa man ‘arafa-hu. Cette lecture est unanimement adoptée. Seul Afifî (suivi par Austin) lit ‘arrafa-hu : « excepté celui auquel (Allâh) a enseigné cette connaissance. »
(9) C’est-à-dire cette ignorance généralisée.
(10) Cor.50, 15 [afa-‘ayînâ bi-l-khalqi-l-awwal bal hum fî labsin min khalqin jadîd, « La première création Nous aurait-elle rendus impuissant ? C’est plutôt eux qui sont dans l’incertitude au sujet d’une création nouvelle. »]
(11) Wujûdi-hi. Littéralement : de sa « réalité actuelle ».
(12) Littéralement : implique uniquement le fait de précéder dans l’ordre de la causalité.
(13) Thumma, qui a le sens habituel de « puis ».
(14) [ka-hazzi ar-radînî thumma idtarab.]
(15) Wujûd al-mithl.
(16) Cette question a déjà été traitée à propos du Verbe de Shu’ayb (§7).
(17) Il faut lire ashkal et non ashkâl.
(18) Sous entendu : de la création du trône.
(19) Littéralement : « Pour celui qui a compris… le trône n’a… »
Ibn Arabî, Fusûs al-Hikam
Extrait du chap. 16 - fass hikmah rahmâniyyah fî kalimah sulaymâniyyah.
Traduction, notes et commentaires de Charles-André Gilis,
Le Livre des chatons des sagesses, Editions Al-Bouraq, 1998, Tome second, p.447-449.
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