Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

29 mai 2019

Ibn ‘Arabî - Doctrine de l’analogie (munâsaba).


Ce chapitre, je veux dire la question du tawhîd (bâb at-tawhîd) inclut celle de l’analogie à tous les points de vue possibles (1). Un groupe d’entre les Gens d’Allâh, parmi lesquels Abû Hamîd (al-Ghazâlî) et d’autres maîtres (2), affirment cette analogie, du moins sous un certain aspect, tandis que d’autres, qui font aussi partie des nôtres (3), comme Abû-l-Abbâs ibn. Al-Arîf as-Sanhâjî (4), la nient de façon catégorique (5). Quant à moi, ma position et ma doctrine sont conformes au principe que nous avons énoncé tout d’abord, à savoir que, dans notre science au sujet d’Allâh, comme sur tout autre sujet, nous ne devons suivre qu’Allâh et nous en tenir à ce qu’Il nous a enseigné le concernant : S’Il nous dit qu’il y a analogie dans certains cas, nous le disons aussi, mais en nous limitant à ces cas, sans généraliser ; s’Il nous dit, dans d’autres, qu’il n’y a pas analogie, nous le disons dans les mêmes cas, sans généraliser, de telle sorte que c’est toujours à Lui, et non à nous, que l’autorité demeure (6).
De cette façon, nous ne cessons jamais de toucher juste, et nous ne risquons pas de nous tromper : c’est ce que l’on appelle l’infaillibilité (‘isma) quand il s’agit des prophètes - sur eux la paix ! - et la préservation (hifz) quand il s’agit des saints. En l’absence d’un enseignement divin, s’il peut arriver que l’on touche juste, c’est qu’alors Dieu l’a voulu ainsi car, pour ce qui concerne la créature, il s’agit d’une simple coïncidence. Telle est la doctrine sur laquelle nous nous appuyons (7).



Dans le verset coranique : « Aucune chose ne Lui est semblable, et Il est Celui qui entend et qui voit » (8), la première partie nie l’analogie avec ce qui est « chose », et la seconde partie affirme cette analogie. Il s’agit pourtant d’un seul verset, mais il contient des énonciations divergentes (9). Nous ne nous écartons pas de cette méthode, et nous avons dans ce verset la meilleure preuve du bien-fondé de notre doctrine, qui est qu’il faut toujours suivre al-Haqq (c’est-à-dire Dieu, le Vrai, le Droit sacré). Telle est la voie de la science et du salut en ce monde et dans l’autre (10), la voie des prophètes, des envoyés et des métaphysiciens [al-ilâhiyîn] qui connaissent la grâce théophanique (al-fayd). Si une science te vient de la part d’Allâh, ne la soumets pas à la balance de la réflexion (mizân al-fikr) et ne permets pas à la raison (al-‘aql) de s’en mêler, car tu te détruirais sur l’heure. La Science divine n’entre pas dans (le champ de) la balance, car c’est elle-même qui l’a posée (11) : comment donc pourrait-elle être placée sous son autorité ? La balance n’est qu’un substitut. L’autorité appartient à celui qui la délègue, non à celui qui a été délégué.



(1) [ya’tî al-munâsabah min wajh].

(2) [min shuyûkhinâ ; litt. parmi nos maîtres].

(3) [min ashâbinâ ; litt. parmi nos compagnons].

(4) Cf. Sufis of Andalusia, p.66.

(5) [nafû al-munâsabah jumlah].

(6) [fa-yakûnu al-hukmu la-Hu lâ lanâ].

(7) [hâdhâ huwa lladhî na’tamid ‘alayh].

(8) Cor. 42, 11 [laysa ka-mithli-Hi shay’un wa Huwa as-Samî’u al-Basîru].

(9) [wa-l-âyah wâhidah, wa-l-kalimât mukhtalifah].

(10) [wa-hiya mâ dhahabnâ ilayhi min taqlîd al-Haqq fa-inna-Hu tarîqu-l-‘ilmi wa-najât fî-d-dunyâ wa-l-âkhirah].

(11) Allusion à Cor.55,7.



(…) Le dévoilement en matière de science du tawhîd n’est possible que pour celui qui professe la doctrine de l’analogie ; il n’est pas possible pour celui qui la nie ; (12) et cela parce que le tawhîd n’est pas une chose effective, doué de Réalité actuelle (amrun wujûdiyyun) mais une relation (purement conceptuelle : nisba) ; or, les relations ne peuvent être saisies en mode de dévoilement (car celle-ci implique la perception d’une réalité effective). La science que les relations confèrent est obtenue uniquement par voie de l’indication spéculative (min tarîq ad-dalîl) (13) ; le dévoilement, quant à lui, est une vision directe (ru’ya). Cette vision ne peut-être rendue effective qu’au moyen des modalités (kayfiyyât) à l’objet contemplé. La question qui se pose alors, quand il s’agit de Dieu, est de savoir si de telles modalités existent ? Les spéculatifs nient leur existence ; mais que faut-il entendre par là ? Veulent-ils dire qu’Il est, dans Son Essence, dépourvu de toute modalité, de sorte qu’aucun dévoilement n’est possible ? ou veulent-ils dire plutôt que Sa modalité ne peut être saisi par l’intellect ? Dans ce dernier cas, le dévoilement demeure possible, à condition d’admettre que les modalités divines ne peuvent être saisies par l’intellect et que la science qui s’y rapporte ne peut être ne peut être obtenue qu’au moment du dévoilement. Auprès de Lui, toute modalité dont l’intellect obtiendrait la science par la voie spéculative serait inadéquate, même si la foi était maintenue pour ce qui concerne les désignations (asmâ’) correspondantes, à défaut de ce que l’intellect peut en saisir ; par exemple le fait qu’Il « descend » (dans le dernier tiers de la nuit), qu’ « Il est assis en majesté » (sur le Trône), qu’ « Il est avec nous » (où que nous soyons ; cf. Cor. 57, 4), qu’ « Il changera » (de forme au Jour de la Résurrection), qu’Il « hésite » ( à reprendre le souffle de Son serviteur qui a la mort en horreur), qu’ « Il rit », qu’Il manifeste de l’étonnement, de la satisfaction ou de la colère. Si l’on considère qu’Allâh condense ces significations en mode corporel dans le monde des similitudes (hadrat at-tamthîl), par exemple la science sous la forme (corporelle) du lait, on admettra alors qu’elles peuvent Lui être attribuées et que la science qui s’y rapporte peut-être atteinte en mode de dévoilement ; dans le cas contraire, cette science ne pourra jamais être obtenue. »



(12) [wa lâ yasihhu-l-kashf fî ‘ilmi-t-tawhîd ilâ ‘inda man yaqûlu bi-l-munâsabah wa lâ ‘inda man yaqûlu bi-nafyi-l-munâsabah].

(13) [wa-n-nisab lâ tudrak kashfan wa innamâ tu’lam min tarîqi-d-dalîl].

(14) [Commentaire de Abd ar-Razzâq Yahyâ dans son livre Tawhîd et Ikhlâs, p.167-168 : « Dans le deuxième texte cité, Ibn Arabî suggère que le « tawhîd divin », non celui qui provient des créatures, peut faire l’objet d’un dévoilement à une double condition : la première est de comprendre que les modalités sous lesquelles l’Essence divine est contemplée ainsi sont inaccessibles à l’intellect et ne peuvent être atteintes au moyen d’indications spéculatives ; la seconde est d’admettre que ces modalités sont « dévoilées » uniquement au moyen d’analogies comparables à celle que la tradition établit entre la science et le lait. Cette seconde constitue une application initiatique de la doctrine akbarienne d’al-wujûd. Le texte envisage uniquement les données traditionnelles où le Très-Haut apparaît sous forme anthropomorphique que la raison repousse, par exemple quand il est dit que Dieu « hésite » ou qu’Il « rit » ; mais le recours à la doctrine de l’analogie s’impose en réalité dans tous les cas ; si Allâh est « Celui qui entend » (as-Samî’), Son ouïe n’est pas, pour autant identique à la notre, notamment parce qu’Il n’a pas d’oreilles, que la faculté auditive n’est pas distincte pour Lui des autres facultés de perception ; et que, du reste, il ne s’agit pas de « facultés », mais de Son Être (wujûd) qui est « sans parties ». Dieu est présent en toute forme, mais aucune forme ne peut Le contenir ; c’est un des sens du verset : « Les regards ne peuvent Le saisir, mais c’est Lui qui saisit les regards » (Cor. 6, 103). Dans le dévoilement initiatique, les regards ne peuvent jamais saisir « al-wujûd » qui n’est autre que le regard lui-même. Mais ils peuvent saisir certaines modalités d’al-wujûd, qui sont nécessairement des modalités propres du serviteur (comme l’ouïe et la vue) transposées au degré principiel. C’est là la réalisation initiatique du tawhîd, dont la perfection est exprimée par la notion d’ « Identité suprême », car la modalité divine n’est dévoilée dans sa totalité que pour l’Homme Universel. »]



Ibn ‘Arabî, Futûhât chap.172 : fî ma’rifat maqâm at-tawhîd, Extraits traduits et noté par Abd ar-Razzâq Yahyâ dans son livre Tawhîd et Ikhlâs, p.164-165. Les annotations entre crochets […] ne sont pas du traducteur et consistent généralement en des translittérations à partir du texte arabe des Futûhât de l’édition Dâr Sâder, Beyrouth/1424H, T3, p.338-339.




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