Et il lui apparut sous la forme d’un jeune homme bien fait (1).On trouve d’ailleurs dans le Sahîh de Muslim cette parole du Prophète – sur lui la grâce et la paix – : « Dieu se manifestera aux gens assemblés pour le Jugement et Se revêtira de formes diverses. » (2) Une autre tradition, largement répandue (mutawâtir), rapporte que le Prophète – sur lui la grâce et la paix – voyait Gabriel sous les traits de Dihya (3) et qu’il savait qu’il s’agissait de Gabriel, alors que les Compagnons étaient persuadés d’avoir affaire à Dihya.
Mais les savants exotéristes contestent ce type d’épiphanie ; voilés à l’égard des connaissants – que Dieu soit satisfait d’eux –, ils les accusent de professer la fusion [de la Divinité avec une forme sensible] (ittihâd) et Sa localisation (hulûl) (4). S’ils étaient honnêtes cependant, ils ne contesteraient pas ce qu’ils ignorent ; car pour statuer sur la vérité ou sur l’erreur d’une affirmation, il faut pouvoir au préalable s’en faire une idée juste. Or, jamais ces savants n’ont pu concevoir la nature de l’épiphanie et de la contemplation telles qu’elles sont comprises par les initiés – que Dieu leur consente Son Agrément – (5) si bien qu’en fin de compte, ces mêmes savants se bornent à réfuter les erreurs qu’ils ont eux-mêmes conçues (6).
Les initiés – que Dieu soit satisfait d’eux – ne professent pas la dualité (7). Ils n’ont jamais parlé de deux entités distinctes dont l’une serait l’Être primordial et l’autre l’existence créée (8), si bien que l’un pourrait s’unir à l’autre ou s’y fondre. La Réalité de l’Être, selon eux, est unique (9) ; elle n’est pas susceptible d’être parcellisée, ni fractionnée, ni multiple. Elle est ce par quoi les êtres sont et elle se réalise d’une façon qui lui appartient en propre (litt. : qui lui est essentielle) (10). Aussi toute chose, qu’elle appartienne au monde des esprits, à celui des corps, à celui des archétypes ou à celui des idées pures, ne se manifeste et ne se détermine que par la manifestation en elle de l’Être réel (11), sans pour autant qu’il y ait fusion, localisation, union ou séparation, de même que l’Être réel ne Se manifeste et ne Se détermine qu’à travers Ses créatures. Prenons ce bas-monde (12) à titre d’exemple – mais c’est à Dieu que revient l’exemple suprême (13) – : si le soleil ne l’éclairait pas en se levant sur lui, ce monde serait comparable à un néant dépourvu d’existence, y compris pour les êtres qui le composent et qui [dans les ténèbres] ne se distingueraient pas les uns des autres. C’est lorsque le soleil brûle sur le monde qu’il apparaît aux essences individuelles (a’yân), que son être acquiert une réalité (perceptible) [tahaqquq wujûdih] et que s’opère une différentiation [entre les créatures]. Peut-on dire pour autant, lors de l’apparition de la lumière solaire en différentes parties de monde, que le soleil s’y soit glissé ou qu’il leur soit lié de quelque manière ? Et si nous supposions maintenant la disparition des différents éléments [qui composent] ce monde, la lumière solaire pourrait-elle continuer d’apparaître et d’être déterminée ? Ainsi en va-t-il de l’Être réel [al-wujûd al-haqq – ta’âlâ –] : les créatures n’ont d’existence que lorsque Sa lumière les illumine, et Il ne se manifeste et ne se détermine qu’à travers elles.
Mais de plus, l’apparition de la lumière solaire et son rayonnement sur les différentes parties du monde varient en fonction de la nature de ces parties, de leur réceptivité et de leurs prédispositions ; et cela en dépit du fait que la lumière soit une, ni multiple, ni particularisable, ni colorée. Ce sont seulement les divers éléments du monde qui lui donnent un aspect multiple et une coloration, selon qu’ils sont polis ou opaques, sales ou limpides. De même, la Théophanie de l’Être véritable dans l’univers tout entier est unique, sans qu’il y ait la moindre différence à établir entre les [êtres], qu’ils soient petits ou grands, méprisables ou majestueux. Dieu ne Se manifeste à travers une forme qu’en fonction de sa capacité propre (qâbiliyyatihâ) à Le recevoir (14).
Un autre exemple qui permet de mieux comprendre la nature de la Théophanie et de la contemplation, telles qu’elles nous sont décrites par les différents hadîths ou versets coraniques, est celui de la cire [ash-sham’] : si dans une bougie, tu façonnes une forme humaine ou animale, puis que tu la présentes à un groupe d’hommes censés (15), d’ignorants et de jeunes enfants [tu constateras] que les ignorants et les enfants ne percevront de la figurine que sa forme, laquelle sera l’unique objet de leur réflexion, tant pour sa conception, que pour sa silhouette ou ses membres. Ils ne prêteront aucune attention à la cire, qui est pourtant la substance [mâddah] même de cette forme, celle qui lui donne sa stature et lui assure l’existence, si bien qu’elle a pu devenir objet de perception sensible. En revanche, les gens doués de raison (16) verront cette forme comme les autres, mais ils considéreront aussi la cire qui lui a donné sa stature et sa spécificité. Ils sauront bien que, n’était la cire, cette forme en tant que telle ne se serait pas manifestée, ni qu’elle aurait pu faire l’objet d’une perception quelconque : car si elle avait eu une existence indépendante et séparée de celle de la cire, elle pourrait se défaire de celle-ci sans pour autant cesser d’exister ni d’être perceptible – ce qui est tout à fait impossible. Il en résulte que l’existence et la manifestation appartiennent bien à la cire, même si elle s’est manifestée par le biais de la forme dont elle s’est revêtue. C’est donc la cire qui existe bel et bien ; la forme, quant à elle, est purement imaginaire. Aussi, si tu veux connaître la réalité de la forme, tu sauras qu’au regard de l’Absoluité – que nous avons symbolisé par la cire –, le conditionnement par la forme, l’aspect et les lignes n’est rien.
Supposons maintenant que la « réalité » de la cire se conditionne volontairement pour ne plus apparaître sous telle forme déterminée et réapparaître sous telle autre, ou même pour ne plus se manifester du tout : la forme sous laquelle elle s’était temporairement manifestée redeviendrait un pur néant, tandis que la cire demeurerait telle qu’en elle-même sans aucune modification, accroissement ou diminution. Et il ne serait pas juste de dire que la forme a fusionné avec la cire ou qu’elle s’est unie ou mélangée à elle ; car cela ne pourrait se dire que de deux choses qui ont une existence indépendante, alors qu’en l’occurrence, seule la cire existe réellement ; la forme quant à elle n’est rien.
De la même manière, les initiés [– que Dieu leur consente Son Agrément –] n’attribuent à l’Être qu’à Celui Qui donne au monde sa stature et Qui a en charge tous les êtres, qu’il s’agisse des corps, des substances et des accidents (a’râd) (17). Le monde dans son ensemble n’est à leurs yeux qu’un accident au sens que les théologiens donnent à ce mot. Et même si avec nos sens nous croyons percevoir des formes sensibles qui parlent et agissent de diverses manières, cela est dû au fait que nos sens perçoivent uniquement des formes extérieures sans percevoir leur Réalité intérieure, par rapport à laquelle ses formes sont dans la situation de l’accident vis-à-vis de sa substance. Si donc nous connaissons la Réalité de la chose, nous saurions que les actes, tous les actes, n’appartiennent qu’à cette Réalité qui donne au monde sa stature ; car les actes, de même que toutes les formes de conditionnement ne sont que des conséquences de l’Être dont nous venons d’établir qu’Il n’appartient en propre qu’à cette Réalité qui assure aux formes leur stature (18). Ces formes en elles-mêmes ne sont qu’un néant et leur existence est imaginaire ; elles ne sont apparues que dans la mesure où l’Être réel S’est manifesté à travers elles en S’en revêtant. Sans ces formes imaginaires, Il n’aurait pu Se manifester, étant Lui-même dépourvu de forme (19). Aussi, c’est par Lui qu’elles se sont manifestées, et par elles qu’Il se manifeste, bien qu’elles soient dépourvues de toute réalité.
Puisque la forme est un pur néant, que le néant ne saurait être l’essence de l’Être [‘ayn al-wujûd], et que c’est au contraire Celui Qui assure à la forme son statut (al-Muqawwim lahâ) Qui possède [la plénitude] de l’Être, on ne peut pas dire de la forme qu’elle est l’essence de l’Être, ni qu’elle en est différente. Selon les théologiens en effet, l’altérité résulte nécessairement de la comparaison entre deux entités possédant une existence propre ; or, l’Être est unique, ni primordial ni créé (20). Si certains persistent à dire que la forme est différente [du Formateur], il ne s’agit là que d’une altérité relative et non réelle. Et si d’autre soutiennent qu’elle en est l’essence même, au sens où Celui Qui est manifesté (al-Zahir) serait Celui-là même Qui le manifeste (al-Muzhir), cela n’est encore qu’une pure métaphore [majâz]. Car, si c’est au premier degré de la manifestation que l’on envisage les « affaires divines » (21), on ne peut parler à ce stade de la manifestation ni d’identité, ni d’altérité. Et si on les envisage au degré de la manifestation, ces formes ne sont rien de plus que les statuts qui régissent chaque prédisposition particulière. Ces statuts eux-mêmes ne sont qu’une illustration supplémentaire de ce que les prototypes immuables constituent les réalités des « possibles » envisagés comme le contenu de la Science divine (22). Ils sont simplement attestés (thubût), car eussent-ils existé, leur réalité [de possible] en eût été inversée, et l’inversion de la Réalité (qalb al-Haqâ’iq) est impossible. Aussi tout possible a-t-il sa réalité et sa nature contenues dans la Science [divine], dont il ne diffère en rien, pas plus qu’il ne diffère du Savant Lui-même (al-‘Âlim) puisque aux yeux de ceux qui ont atteint le but de la Voie Sa Science n’est rien d’autre que Son Essence (23).
Ainsi, lorsque Dieu – exalté soit-Il – veut Se manifester sous l’aspect conditionné (ahwâl) d’un des prototypes immuables, Il dirige sur celui-ci Sa Volonté et Son Verbe, et il devient (litt. : il est) alors une forme sensible procédant d’un ensemble d’idées [pures] et qui, selon un a priori rationnel [intelligible] mais imaginaire, subsiste de manière autonome. Cette forme constitue le lien entre son prototype immuable et l’Être réel dont ce prototype a reçu son orientation initiale. Mais ces relations n’ont qu’une réalité virtuelle, n’étant ni existantes, ni non existantes : elles n’ont d’existence que dans la mesure où celui qui les considère leur en donne une au moment même où il les envisage. Autrement dit, elles n’existent que dans l’intellect de celui qui les pense, ainsi qu’il en est des idées. Ces formes sont [à la Réalité] ce qu’est l’image reflétée dans le miroir à l’objet qui s’y reflète. L’image n’apparaît pas réellement dans le miroir, et n’est donc qu’imagination dépourvue de réalité ; l’existence ne lui est attribuée que de manière métaphorique (24), puisqu’elle n’apparaît que dans la mesure où quelqu’un auquel l’être appartient en propre s’y reflète. Or, ce monde sous toutes ses formes – sensibles, imaginales ou rationnelles – n’est que l’ombre de ces prototypes immuables (pour ce qui est de sa forme conditionnée) et l’ombre de l’Être réel (pour ce qui est de son existence, avec ce qu’elle comporte d’actes et de perceptions) (25). L’ignorant à la vue courte s’imagine donc que les mouvements (litt. : les actes) accomplis par l’ombre n’appartiennent qu’à elle, car son regard ne porte pas sur l’objet qui fait l’ombre. Mais l’homme qui considère celui que l’ombre suit, parce qu’il a déplacé son regard de celle-là vers celui-ci, connaît dès lors la réalité qu’elle est. Il sait que l’origine de l’ombre est l’Agent de tous les actes, et que l’ombre qui le suit n’a, de par sa nature, aucune indépendance.
(1) Cor. 19, 17 [fa-tamaththala lahâ basharan sawiyyâ].
(2) [tajallâ al-Haqq – ta’âlâ – li-ahl al-mahshar, wa tahawwalahu fî-s-suwar]
(3) Dihya ibn Khalîfa était un des Compagnons du Prophète – sur lui la grâce et la paix – connu pour sa grande beauté. Le Prophète l’employa comme ambassadeur auprès de l’empereur de Byzance l’année du Pèlerinage de l’adieu. Dihya décéda en l’an 45 de l’Hégire, à Mezzé, dans la banlieue de Damas, où il repose aujourd’hui.
(4) [wa hadhâ huwa at-tajallî lladhî ankarahu ‘ulamâ’ ar-rusûm al-mahjûbûn ‘alâ-l-ârifîn – radiyallâh ‘anhum – wa ramûhum bi-l-hulûl wal-ittihâd].
(5) [wa hum mâ tasawwarû at-tajallî wa-sh-shuhûd ‘alâ mâ huwa ‘inda-l-qawm – ridwânu-Llâh ‘alayhim].
(6) [tasawwarû bâtilan wa raddû bâtilan].
(7) [al-qawm – radyallâh ‘anhum – lâ ithnayniyyah ‘indahum].
(8) [lâ yaqulûna bi-wujûdayn qadîm wa hâdith, litt. « Ils ne parlent pas de deux wujûd, l’un primordial et l’autre actuel »].
(9) [fa-haqîqatu al-wujûd ‘indahum wâhidah lâ tata’addadu wa-lâ tatajazza’u wa-lâ tataba’’adu. Nous pensons qu’il faut éviter de traduire le mot wujûd par Être ou Existence parce qu’il peut concerner aussi suivant le contexte l’Essence. En effet, le mot wujûd en doctrine akbarienne, dont l’Emir Abdelkader est un commentateur, ne se restreint ni à l’Existence universelle, ni à l’Être, mais concerne l’ensemble du domaine métaphysique et concerne aussi le Non-Être bien qu’à ce moment on ne parle plus « proprement » d’unité mais de non-dualité (lâ ithnayniyyah). René Guénon écrivait à ce propos : « Or, quant à la Possibilité universelle envisagée au delà de l’Être, c’est-à-dire comme le Non-Être, on ne peut pas parler d’unité, comme nous l’avons dit plus haut, puisque le Non-Être est le Zéro métaphysique, mais on peut du moins, en employant toujours la forme négative, parler de « non-dualité » (adwaita) » (Les états multiples de l’être , Chap. XVIII : Notion métaphysique de la liberté).]
(10) [Suite du point 9 : wa hiya mâ bi-hi wijdân ash-shay’ wa tahaqququ-hu at-tahaqquq alladhî la-hu bi-dh-dhât ; de façon plus littérale : « Elle (la Réalité du wujûd) est ce par quoi la chose existe et se réalise par sa connaissance qu’elle a par l’Essence ». at-tahqîq correspond à la réalisation (initiatique) effective].
(11) [al-wujûd al-haqq, Réalité principielle].
(12) [al-‘âlam].
(13) Cor. 16, 60. [li-lladhîna lâ yu’minû bi-l-âkhirah mathalu as-saw’i wa li-Llâh al-mathalu-l-a’lâ wa Huwa al-‘Azîz al-Hakîm].
(14) [tajallî al-wujûd al-haqq ’alâ-l-‘âlam kulluh wâhid, lâ farqa bayna jalîl wa haqîr, wa saghîr wa kabîr, wa lâkin lâ yadhhuru fîsûrah illâ bi-hassabi qâbiliyyatihâ].
(15) [jamâ’ah fîhim ‘uqalâ’, un groupement comprenant des hommes doués d’intelligence].
(16) [‘uqalâ’ : hommes doués d’intelligence].
(17) Selon les théologiens musulmans, l’accident (‘arad) n’existe que par la substance (jawhar) dont il est l’attribut. Ainsi la couleur est-elle visible sur les corps, mais elle ne saurait exister indépendamment d’eux.
(18) [li-anna-l-af’âl wa-l-kayfiyyât kulluhâ tâbi’ah li-l-wujûd wa qad thabata annahu lâ wujûd illâ li-l-haqîqah al-muqawwimah li-s-suwar].
(19) On pourra noter à ce propos que dans la terminologie de l’Emir tout ce qui n’est pas l’Essence divine est pourvu d’une « forme » (çûra), y compris donc ce qui relève de la manifestation « informelle ».
(20) C’est-à-dire que le créé comme l’incréé ont l’Être en commun. [Comme nous ne comprenons pas pourquoi A.Penot parle de création alors que le texte en arabe n’en parle pas à ce niveau, nous aurions traduis plutôt wa laysa illâ wujûd wâhid lâ qadîm wa lâ hâdith par « il n’y a qu’un wujûd unique qui n’est ni primordial, ni actuel ». Nous avons expliqué en note 9 pourquoi nous préférons ne pas traduire le mot wujûd].
(21) [li-annahâ shu’ûnu-Hu]. Allusion au verset : kulla yawmin huwa fî sha’n, traduit avec des fortunes diverses par : Chaque jour, Il vaque à une nouvelle affaire… ou encore : Chaque jour, Il est dans une situation nouvelle. Cor. (55, 29).On voit que, pour l’Emir, les « affaires divines » ne sont rien d’autre que Ses Théophanies.
(22) [anna al-a’yân ath-thâbitah hiya haqâ’iq al-mumkinât fî-l-‘ilm wa lâ wujûda lahâ azalan wa abadan]
(23) [fa-kullu mumkin lahu haqîqah wa mâhiyyah fî-l-‘ilm, wa laysat ghayra-l-‘ilm, wa lâ-l-‘Âlim, li-anna ‘ilma-Hu ‘aynu dhâti-Hi,’inda-l-muhaqqiqîn].
(24) [wa innamâ nasabnâ al-wujûd li-l-sûrah majâzan].
(25) [fa-l-‘âlam kulluhu, bi-mâ fîhi as-suwwar al-hassiyyah wa-l-khayâliyyah wa-l-‘aqliyyah, dhill li-a’yânihi ath-thâbitah min jihat as-suwwar al-muqayyadah, wa dhill li-l-wujûd al-haqq…]
[Émir Abd El-Kader, Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 63, traduit et annoté par A. Penot dans Le Livre des Haltes, éd. Dervy, p.209-214, Dans les notes hors du texte de traduction, les parties entre crochets […] sont celles du blog
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