Parmi les localités, souvent difficiles à identifier, qui jouent un rôle dans la légende du Saint Graal, certains attachent une importance toute spéciale à Glastonbury, qui serait le lieu où s’établit Joseph d’Arimathie après sa venue en Grande-Bretagne, et où l’on a voulu voir beaucoup d’autres choses encore, comme nous le dirons par la suite. Sans doute, il y a là des assimilations plus ou moins contestables, et dont certaines paraissent impliquer de véritables confusions ; mais il se peut cependant qu’il y ait, à ces confusions mêmes, quelques raisons qui ne soient pas dépourvues d’intérêt au point de vue de la « géographie sacrée » et des localisations successives de certains centres traditionnels. C’est ce que tendraient à indiquer les singulières découvertes exposées dans un ouvrage anonyme publié récemment (1), dont certains points appelleraient peut-être des réserves, par exemple en ce qui concerne l’interprétation de noms de lieux dont, plus vraisemblablement, l’origine est assez récente, mais dont la partie essentielle, avec les cartes qui l’appuient, pourrait difficilement être considérée comme purement fantaisiste. Glastonbury et la région avoisinante du Somerset auraient constitué, à une époque fort reculée et qui peut être dite « préhistorique », un immense « temple stellaire », déterminé par le tracé sur le sol d’effigies gigantesques représentant les constellations et disposées en une figure circulaire qui est comme une image de la voûte céleste projetée sur la surface de la terre. Il y aurait là un ensemble de travaux qui rappelleraient en somme ceux des anciens mound-builders de l’Amérique du Nord ; la disposition naturelle des rivières et des collines aurait d’ailleurs pu suggérer ce tracé, ce qui indiquerait que l’emplacement ne fut pas choisi arbitrairement, mais bien en vertu d’une certaine « prédétermination » ; il n’en est pas moins vrai qu’il fallut, pour compléter et parfaire le dessin, ce que l’auteur appelle « un art fondé sur les principes de la Géométrie (2) ». Si ces figures ont pu se conserver de façon à être encore reconnaissables de nos jours, c’est, suppose-t-on, que les moines de Glastonbury, jusqu’à l’époque de la Réforme, les entretinrent soigneusement, ce qui implique qu’ils devaient avoir gardé la connaissance de la tradition héritée de leurs lointains prédécesseurs, les druides, et sans doute d’autres encore avant ceux-ci, car, si les déductions tirées de la position des constellations représentées sont exactes, l’origine de ces figures remonterait à près de trois mille ans avant l’ère chrétienne (3).
(1) A Guide to Glastonbury’s Temple of the Stars, its giant effigies described from air views, maps, and from « The Hight History of the Holy Graal » (John M. Watkins, London).
(2) Cette expression est visiblement destinée à faire entendre que la tradition dont cet art relevait s’est continuée dans ce qui est devenu par la suite la tradition maçonnique.
(3) Il semblerait aussi, d’après divers indices, que les Templiers aient eu une certaine part dans cette conservation, ce qui serait conforme à leur connexion supposée avec les « Chevaliers de la Table ronde » et au rôle de « gardiens du Graal » qui leur est attribué. Il est d’ailleurs à remarquer que les établissements des Templiers paraissent avoir été situés fréquemment au voisinage de lieux où se trouvent des monuments mégalithiques ou d’autres vestiges préhistoriques, et peut-être faut-il voir là plus qu’une simple coïncidence.
Dans son ensemble, la figure circulaire dont il s’agit est un immense Zodiaque, dans lequel l’auteur veut voir le prototype de la « Table ronde » ; et, en fait, celle-ci, autour de laquelle siègent douze personnages principaux, est bien réellement liée à une représentation du cycle zodiacal ; mais ceci ne veut point dire que ces personnages ne soient pas autre chose que les constellations, interprétation trop « naturaliste », car la vérité est que les constellations elles-mêmes ne sont que des symboles ; et il convient aussi de rappeler que cette constitution « zodiacale » se retrouve très généralement dans les centres spirituels correspondant à des formes traditionnelles diverses (4). Aussi nous paraît-il bien douteux que toutes les histoires concernant les « Chevaliers de la Table ronde » et la « queste du Graal » puissent n’être rien de plus qu’une description « dramatisée », si l’on peut dire, des effigies stellaires de Glastonbury et de la topographie de la contrée ; mais qu’elles présentent une correspondance avec celles-ci, c’est là une chose d’autant moins invraisemblable qu’elle est, au fond, tout à fait conforme aux lois générales du symbolisme ; et il n’y aurait même pas lieu de s’étonner que cette correspondance puisse être assez précise pour se vérifier jusque dans les détails secondaires de la légende, ce que nous ne nous proposons d’ailleurs pas d’examiner ici.
Cela dit, il importe de remarquer que le Zodiaque de Glastonbury présente quelques particularités qui, à notre point de vue, pourraient être regardées comme des marques de son « authenticité » ; et, tout d’abord, il semble bien que le signe de la Balance en soit absent. Or, comme nous l’avons expliqué ailleurs (5), la Balance céleste ne fut pas toujours zodiacale, mais elle fut d’abord polaire, ce nom ayant été appliqué primitivement soit à la Grande Ourse, soit à l’ensemble de la Grande Ourse et de la Petite Ourse, constellations au symbolisme desquelles, par une remarquable coïncidence, le nom d’Arthur se rattache directement. Il y aurait lieu d’admettre que cette figure, au centre de laquelle le Pôle est d’ailleurs marqué par une tête de serpent qui se réfère manifestement au « Dragon céleste (6) », doit être rapportée à une période antérieure au transfert de la Balance dans le Zodiaque ; et, d’autre part, ce qui est particulièrement important à considérer, le symbole de la Balance polaire est en rapport avec le nom de Tula donné originairement au centre hyperboréen de la tradition primordiale, centre dont le « temple stellaire » dont il s’agit fut sans doute une des images constituées, dans la suite des temps, comme sièges de pouvoirs spirituels émanés ou dérivés plus ou moins directement de cette même tradition (7).
(4) Voir Le Roi du Monde, ch. V.
(5) Ibid., ch. X.
(6) Cf. le Sepher Ietsirah : « Le Dragon est au milieu du ciel comme un roi sur son trône. » La « Sagesse du Serpent », à laquelle l’auteur fait allusion à ce propos, pourrait, en un certain sens, s’identifier ici à celle des sept Rishis polaires. Il est curieux aussi de noter que le dragon, chez les Celtes, est le symbole du chef, et qu’Arthur est fils d’Uther Pendragon.
(7) Ceci permet aussi de comprendre certains rapports remarqués par l’auteur entre ce symbolisme du Pôle et celui du « Paradis terrestre », notamment quant à la présence de l’arbre et du serpent ; en tout cela, c’est toujours de la figuration du centre primordial qu’il s’agit en effet, et les « trois points du triangle » sont aussi en relation avec ce symbolisme.
En une autre occasion (8), nous avons mentionné, en connexion avec la désignation de la langue « adamique » comme la « langue syriaque », la Syrie primitive dont le nom signifie proprement la « terre solaire », et dont Homère parle comme d’une île située « au-delà d’Ogygie », ce qui ne permet de l’identifier qu’à la Thulé ou Tulahyperboréenne ; et « là sont les révolutions du Soleil », expression énigmatique qui peut naturellement se rapporter au caractère « circumpolaire » de ces révolutions, mais qui, en même temps, peut aussi faire allusion à un tracé du cycle zodiacal sur cette terre elle-même, ce qui expliquerait qu’un semblable tracé ait été reproduit dans une région destinée à être une image de ce centre. Nous touchons ici à l’explication de ces confusions que nous signalions au début, car elles ont pu naître, d’une façon en quelque sorte normale, de l’assimilation de l’image au centre originel ; et, notamment, il est bien difficile de voir autre chose qu’une confusion de ce genre dans l’identification de Glastonbury avec l’île d’Avalon (9). En effet, une telle identification est incompatible avec le fait que cette île est toujours considérée comme un lieu inaccessible ; et, d’autre part, elle est aussi en contradiction avec l’opinion, beaucoup plus plausible, qui voit dans la même région du Somerset le « royaume de Logres », dont il est dit en effet qu’il était situé en Grande-Bretagne ; et il se peut que ce « royaume de Logres », qui aurait été regardé comme un territoire sacré, ait tiré son nom de celui du Lug celtique, qui évoque à la fois l’idée du « Verbe » et celle de la « Lumière ». Quant au nom d’Avalon, il est visiblement identique à celui d’Ablun ouBelen, c’est-à-dire de l’Apollon celtique et hyperboréen (10), de sorte que l’île d’Avalon n’est encore qu’une autre désignation de la « terre solaire », qui fut d’ailleurs transportée symboliquement du Nord à l’Ouest à une certaine époque, en correspondance avec un des principaux changements, survenus dans les formes traditionnelles au cours de notre Manvantara (11).
(8) Voir notre étude sur La Science des lettres. [ici ch. VI].
(9) On a voulu aussi y voir l’« île de verre », dont il est question dans certaines parties de la légende du Graal ; il est probable que, là encore, il s’agit d’une confusion avec quelque autre centre plus caché, ou, si l’on veut, plus éloigné dans l’espace et dans le temps, bien que cette désignation ne s’applique sans doute pas au centre primordial lui-même.
(10) On sait que le Mont-Saint-Michel était appelé anciennement Tombelaine, c’est-à-dire le Tumulus ou le mont de Belen (et non pas la « tombe d’Hélène » suivant une interprétation toute moderne et fantaisiste) ; la substitution du nom de l’archange solaire à celui de Belen ne change évidemment rien quant au sens ; et, chose curieuse, on trouve aussi « Saint Michaels Hill » dans la région correspondant à l’ancien « royaume de Logres ».
(11) Ce transport, comme celui du sapta-riksha de la Grande Ourse aux Pléiades, correspond notamment à un changement du point de départ de l’année, d’abord solsticial et ensuite équinoxial. La signification de « pomme » attachée au nom d’Avalon, sans doute secondairement, dans les langues celtiques, n’est nullement en opposition avec ce que nous venons de dire, car il s’agit alors des pommes d’or du « Jardin des Hespérides », c’est-à-dire des fruits solaires de l’« Arbre du Monde ».
Ces considérations nous amènent à d’autres constatations peut-être plus étranges encore : une idée apparemment inexplicable à première vue est celle de rapporter aux Phéniciens l’origine du Zodiaque de Glastonbury ; il est vrai qu’on a coutume d’attribuer à ce peuple beaucoup de choses plus ou moins hypothétiques, mais l’affirmation même de son existence à une époque aussi reculée nous paraît encore plus contestable. Seulement, ce qui est à remarquer, c’est que les Phéniciens habitaient la Syrie « historique » ; le nom du peuple aurait-il été l’objet du même transfert que celui du pays lui-même ? Ce qui donnerait tout au moins à le supposer, c’est sa connexion avec le symbolisme du Phénix ; en effet, d’après Josèphe, la capitale de la Syrie primitive était Héliopolis, la « Cité du Soleil », dont le nom fut donné plus tard à la ville égyptienne d’On ; et c’est à la première Héliopolis, et non pas à celle d’Égypte, que ce symbolisme cyclique du Phénix et de ses renaissances devrait être rapporté en réalité. Or, suivant Diodore de Sicile, un des fils d’Hélios ou du soleil, nommé Actis, fonda la ville d’Héliopolis ; et il se trouve que ce nom d’Actisexiste comme nom de lieu au voisinage de Glastonbury, et dans des conditions qui le mettent précisément en rapport avec le Phénix, en lequel, selon d’autres rapprochements, ce « prince d’Héliopolis » lui-même aurait été transformé. Naturellement, l’auteur, trompé par les applications multiples et successives des mêmes noms, croit qu’il s’agit ici de l’Héliopolis d’Égypte, comme il croit pouvoir parler littéralement des Phéniciens « historiques », ce qui est en somme d’autant plus excusable que les anciens, à l’époque « classique », faisaient déjà assez souvent de pareilles confusions ; la connaissance de la véritable origine hyperboréenne des traditions, qu’il ne paraît pas soupçonner, peut seule permettre de rétablir le sens réel de toutes ces désignations.
Dans le Zodiaque de Glastonbury, le signe du Verseau est représenté, d’une façon assez imprévue, par un oiseau en lequel l’auteur pense avec raison reconnaître le Phénix, et qui porte un objet qui n’est autre que la « coupe d’immortalité », c’est-à-dire le Graal lui-même ; et le rapprochement qui est fait à cet égard avec le Garudahindou est certainement très juste (12). D’autre part, suivant la tradition arabe, leRukh ou Phénix ne se pose jamais à terre en aucun autre lieu que la montagne de Qâf, qui est la « montagne polaire » ; et c’est de cette même « montagne polaire », désignée par d’autres noms, que, dans les traditions hindoue et perse, provient lesoma, qui s’identifie à l’amrita ou à l’« ambroisie », breuvage ou nourriture d’immortalité (13).
Il y a aussi la figure d’un autre oiseau qui est plus difficile à interpréter exactement, et qui tient peut-être la place du signe de la Balance, mais dont la position est, en tout cas, beaucoup plus voisine du Pôle que du Zodiaque, puisqu’une de ses ailes correspond même aux étoiles de la Grande Ourse, ce qui, d’après ce que nous avons dit précédemment, ne pourrait en somme que confirmer cette supposition. Quant à la nature de cet oiseau, deux hypothèses sont envisagées : celle d’une colombe, qui pourrait en effet avoir quelque rapport avec le symbolisme du Graal, et celle d’une oie ou, dirions-nous plutôt, d’un cygne couvant l’« Œuf du Monde », c’est-à-dire d’un équivalent du Hamsa hindou ; à vrai dire, cette dernière nous paraît bien préférable, le symbole du cygne étant étroitement lié à l’Apollon hyperboréen, et même plus spécialement encore sous le rapport que nous avons considéré ici, puisque les Grecs faisaient de Kyknos le fils d’Apollon et d’Hyria, c’est-à-dire du Soleil et de la « terre solaire », car Hyria n’est qu’une autre forme de Syria, de sorte que c’est bien toujours de l’« île sacrée » qu’il s’agit, et qu’il serait assez étonnant que le cygne ne se rencontre pas dans sa représentation (14).
Il y aurait encore beaucoup d’autres points qui mériteraient assurément de retenir l’attention, comme, par exemple, le rapprochement du nom de « Somerset » avec celui du « pays des Cimmériens » et avec différents noms de peuples dont la similitude, très probablement, indique beaucoup moins une parenté de race qu’une communauté de tradition ; mais cela nous entraînerait trop loin, et nous en avons dit assez pour montrer l’étendue d’un champ de recherches presque entièrement inexploré encore, et pour faire entrevoir les conséquences qu’on en pourrait tirer en ce qui concerne les liens des traditions diverses entre elles et leur filiation à partir de la tradition primordiale.
(12) Voir notre étude sur La Langue des Oiseaux [ici ch. VII]. – Le signe du Verseau est habituellement représenté par Ganymède, dont on connaît la relation avec l’« ambroisie » d’une part, et d’autre part avec l’aigle de Zeus, lui-même identique àGaruda.
(13) Voir Le Roi du Monde, ch. V et VI.
(14) Le rapprochement des deux figures de Hamsa et de Garuda est aussi très normal, puisqu’il arrive même qu’elles soient réunies en celle d’un seul oiseau, en lequel il semble qu’il faille voir l’origine première de l’aigle héraldique à deux têtes, bien que celui-ci apparaisse plutôt comme un double Garuda, l’oiseau Hamsa-Garudaayant naturellement une tête de cygne et une tête d’aigle.
René Guénon, La Terre du Soleil, publié dans É. T., janv. 1936, article repris dans le recueil posthume Symbole fondamentaux de la science sacrée au chap. XII.
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