Tout d’abord, le titre même appelle une observation : pourquoi Islamic Sufism, et n’y a-t-il pas là une sorte de pléonasme ? Assurément en arabe, on doit direTaçawwuf islâmî, car le terme Taçawwuf désigne généralement toute doctrine d’ordre ésotérique ou initiatique, à quelque forme traditionnelle qu’elle se rattache ; mais le mot « Soufisme », dans les langues occidentales, n’est pas véritablement une traduction de Taçawwuf, il est simplement une sorte de terme conventionnel forgé pour désigner spécialement l’ésotérisme islamique. Il est vrai que l’auteur explique son intention : il a voulu, en ajoutant l'adjectif « islamique », éviter toute confusion avec d'autres choses qui sont parfois qualifiées aussi de « Soufisme » par ignorance ; mais doit-on tenir compte à ce point de l'abus qui est fait des mots, particulièrement à une époque désordonnée comme celle où nous vivons ? Il est certes nécessaire de mettre en garde contre les théories et contre les organisations qui se parent indûment de titres qui ne leur appartiennent point ; mais, cette précaution prise, rien n'empêche d'employer les mots en leur gardant leur sens normal et légitime ; et d'ailleurs, s'il en était autrement, il en est sans doute bien peu dont on pourrait encore se servir.
D'autre part, quand l'auteur déclare qu' « il n'y a pas de forme de Soufisme autre qu'islamique », il nous semble qu'il y a là une équivoque : s'il entend parler proprement de « Soufisme », la chose va de soi ; mais, s'il veut dire Taçawwuf, au sens arabe du mot, il faut y comprendre les formes initiatiques qui existent dans toutes les doctrines traditionnelles, et non pas seulement dans la doctrine islamique. Pourtant, cette affirmation, même avec une telle généralité, est vraie en un sens : toute forme initiatique régulière, en effet, implique essentiellement, en premier lieu, la conscience de l'Unité principielle, et, en second lieu, la reconnaissance de l'identité foncière de toutes les traditions, dérivées d'une source unique, et, par conséquent, de l'inspiration de tous les Livres sacrés ; or c'est là, au fond, le strict équivalent des deux articles de la shahâdah. On peut donc dire que tout mutaçawwif, à quelque forme qu'il se rattache, est réellementmoslem, au moins de façon implicite ; il suffit pour cela d'entendre le mot Islâmdans toute l'universalité qu'il comporte ; et nul ne peut dire que ce soit là une extension illégitime de sa signification, car alors il deviendrait incompréhensible que le Qorân même applique ce mot aux formes traditionnelles antérieures à celle qu'on appelle plus spécialement islamiques : en somme, c'est, dans son sens premier, un des noms de la Tradition orthodoxe sous toutes ses formes, celles-ci procédant toutes pareillement de l'inspiration prophétique, et les différences n'étant dues qu'à l'adaptation nécessaire aux circonstances de temps et de lieu. Cette adaptation n'affecte réellement que le côté extérieur, ce que nous pouvons appeler la shariyah (ou ce qui en constitue l'équivalent) ; mais le côté intérieur, ou la haqîqah, est indépendant des contingences historiques et ne peut être soumis à de tels changements ; aussi est-ce par là que, sous la multiplicité des formes, l'unité essentielle subsiste effectivement. Malheureusement, dans l'ouvrage dont il s'agit, nous ne trouvons nulle part une notion suffisamment nette des rapports de la shariyah et de la haqîqah, ou, si l'on veut, de l'exotérisme et de l'ésotérisme ; et, quand nous voyons, dans certains chapitres, des points de doctrine et de pratique appartenant à l'Islamisme le plus exotérique présentés comme s'ils relevaient proprement du « Soufisme », nous ne pouvons nous empêcher de craindre qu'il n'y ait, dans la pensée de l'auteur, quelque confusion entre deux domaines qui doivent toujours demeurer parfaitement distincts, ainsi que nous l'avons souvent expliqué. L’exotérisme d’une certaine forme traditionnelle est bien, pour les adhérents de celle-ci, le support indispensable de l’ésotérisme, et la négation d’un tel lien entre l’un et l’autre n’est que le fait de quelques écoles plus ou moins hétérodoxes ; mais l’existence de ce rapport n’empêche point les deux domaines d’être radicalement différents : religion et législation d’une part, initiation de l’autre, ne procèdent pas par les mêmes moyens et ne visent pas au même but.
Quant à l'origine du « Soufisme », au sens habituel de ce mot, nous sommes entièrement d'accord avec l'auteur pour penser qu'elle est proprement islamique et procède directement de l'enseignement même du Prophète, à qui remonte en définitive toute silsilah authentique. C'est dire que quiconque adhère réellement à la tradition ne saurait accepter les vues des historiens profanes qui prétendent rapporter cette origine à une influence étrangère, soit néo-platonicienne, soit persane et indienne ; c'est là encore un point que nous avons suffisamment traité à diverses reprises pour n'avoir pas à y insister davantage maintenant (3). Même si certaines turuq ont réellement « emprunté », et mieux vaudrait dire « adapté », quelques détails de leurs méthodes particulières (quoique les similitudes puissent tout aussi bien s'expliquer par la possession des mêmes connaissances, notamment en ce qui concerne la « science du rythme » dans ses différentes branches, cela n'a qu'une importance bien secondaire ; le Soufisme même est arabe avant tout, et sa forme d'expression, dans tout ce qu'il a de vraiment essentiel, est étroitement liée à la constitution de la langue arabe, comme celle de la Qabbalah juive l'est à la constitution de la langue hébraïque; il est arabe comme le Qorân lui-même, dans lequel il a ses principes directs, comme la Qabbalah a les siens dans la Thorah ; mais encore faut-il, pour les y trouver, que le Qorân soit compris et interprété suivant les haqâïq, et non pas simplement par les procédés linguistiques, logiques et théologiques des ulamâ ezzâher (littéralement « savants de l'extérieur », ou docteurs de la shariyah, dont la compétence ne s'étend qu'au domaine exotérique).
Peu importe d'ailleurs, à cet égard, que le mot Sufi lui-même et ses dérivés (taçawwuf, mutaçawwif) aient existé dans la langue dès le début, ou qu'ils n'aient apparu qu'à une époque plus ou moins tardive, ce qui est encore un grand sujet de discussion parmi les historiens ; la chose peut fort bien avoir existé avant le mot, soit sous une autre désignation, soit même sans qu'on ait éprouvé alors le besoin de lui en donner une (4). Pour ce qui est de la provenance de ce mot, la question est peut-être insoluble, du moins au point de vue où l'on se place le plus habituellement : nous dirions volontiers qu'il a trop d'étymologies supposées, et ni plus ni moins plausibles les unes que les autres, pour en avoir véritablement une ; l'auteur en énumère un certain nombre, et il y en a encore d'autres plus ou moins connues. Pour notre part, nous y voyons plutôt une dénomination purement symbolique, une sorte de « chiffre », si l'on veut, qui, comme tel, n'a pas besoin d'avoir une dérivation linguistique à proprement parler ; on trouverait d'ailleurs dans d'autres traditions, des cas comparables (dans la mesure, bien entendu, où le permet la constitution des langues dont elles se servent), et, sans chercher plus loin, le terme de « Rose-Croix » en est un exemple assez caractéristique ; c'est là ce que certaines initiations appellent des « mots couverts », Quant aux soi-disant étymologies, ce ne sont en réalité que des similitudes linguistiques, qui correspondent du reste à des relations entre certaines idées venant ainsi se grouper plus ou moins accessoirement autour du mot dont il s'agit ; ceux qui ont connaissance de ce que nous avons dit ailleurs de l'existence très générale d'un certain symbolisme phonétique ne sauraient s'en étonner. Mais ici, étant donné le caractère de la langue arabe (caractère qui lui est d'ailleurs commun avec la langue hébraïque), le sens premier et fondamental doit être basé sur les nombres ; et, en fait, ce qu'il y a de particulièrement remarquable, c'est que le mot Sufi a le même nombre que El-Hekmah el-ilahiyah, c'est-à-dire « la Sagesse divine » (5). Le Sufi véritable est donc celui qui possède cette Sagesse, ou, en d’autres termes, il est el-ârif bi-Llâh, c’est-à-dire « celui qui connaît par Dieu », car Il ne peut-être connu que par Lui-même ; et quiconque n’a pas atteint ce degré suprême ne peut pas être dit réellement Sufi, mais seulement mutaçawwif (6).
Ces dernières considérations donnent la meilleure définition possible d’et-taçawwuf, pour autant qu'il soit permis de parler ici de définition (car il ne peut y en avoir proprement que pour ce qui est limité par sa nature même, ce qui n'est pas le cas) ; pour la compléter, il faudrait répéter tout ce que nous avons dit précédemment sur l'initiation et ses conditions, et nous ne pouvons mieux faire que d'y renvoyer nos lecteurs. Les formules que l'on trouve dans les traités les plus connus, et dont quelques-unes sont citées dans l'ouvrage auquel nous nous référons, ne peuvent être vraiment regardées comme des définitions, même avec la réserve que nous venons d'exprimer, car elles n'atteignent pas directement l'essentiel ; elles sont seulement des « approximations », si l'on peut dire, destinées avant tout à fournir un point de départ à la réflexion et à la méditation, soit en indiquant les moyens et en ne laissant entrevoir le but que d'une façon plus ou moins voilée, soit en décrivant les signes extérieurs des états intérieurs atteints, à tel ou tel degré de la réalisation initiatique. On rencontre en outre un grand nombre d'énumérations qui toutes doivent être prises comme n'ayant en somme qu'une valeur relative, car, en fait, il peut y en avoir une multitude indéfinie ; on ne considère forcément que les stades principaux, « typiques » en quelque sorte, et qui peuvent d'ailleurs différer suivant les points de vue où l'on se place. Au surplus, il ne faut pas oublier qu'il y a, pour les phases initiales surtout, une diversité qui résulte de celle même des natures individuelles, si bien qu'il ne saurait y avoir deux cas qui soient rigoureusement semblables (7) ; et c'est pourquoi il est dit que « les voies vers Dieu sont aussi nombreuses que les âmes des hommes » (et-turuqu ila ‘Llahi ka-nufûsi beni Adam) (8). Ces différences s'effacent seulement avec l' « individualité » (el-inniyah, de ana, « moi »), c'est-à-dire quand sont atteints les états supérieurs, et quand les attributs (çifât) d'el-abd ou de la créature (qui ne sont proprement que des limitations) disparaissent (el-fanâ ou l' « extinction ») pour ne laisser subsister que ceux d'Allah (el-baqâ ou la « permanence »), l'être étant identifié à ceux-ci dans sa « personnalité » ou son « essence » (edh-dhât). Pour développer ceci plus complètement, il conviendrait d'insister tout particulièrement sur la distinction fondamentale de l' « âme » (en-nafs ) et de l' « esprit » (er-rûh), que, chose étrange, l'auteur du livre en question semble ignorer à peu près entièrement, ce qui apporte beaucoup de vague à certains de ses exposés ; sans cette distinction, il est impossible de comprendre réellement la constitution de l'être humain, et, par suite, les différents ordres de possibilités qu'il porte en lui.
Sous ce dernier rapport, nous devons noter aussi que l'auteur semble s'illusionner sur ce qu'on peut attendre de la « psychologie » ; il est vrai qu'il envisage celle-ci autrement que ne le font les psychologues occidentaux actuels, et comme susceptible de s'étendre beaucoup plus loin qu'ils ne sauraient le supposer, en quoi il a pleinement raison ; mais, malgré cela, la psychologie, suivant l'étymologie de son nom, ne sera jamais que ilm en-nefs, et, par définition même, tout ce qui est du domaine d'er-rûh lui échappera toujours. Cette illusion, au fond, procède d'une tendance trop répandue, et dont nous retrouvons malheureusement dans ce livre d'autres marques encore : la tendance, contre laquelle nous nous sommes élevés bien souvent, à vouloir établir une sorte de rattachement ou de concordance entre les doctrines traditionnelles et les conceptions modernes. Nous ne voyons pas à quoi sert de citer des philosophes qui, alors même qu'ils emploient quelques expressions apparemment similaires, ne parlent pas des mêmes choses en réalité ; le témoignage des « profanes » ne saurait valoir dans le domaine initiatique, et la vraie « Connaissance » n'a rien à gagner à ces assimilations erronées ou superficielles (9). Il n'en reste pas moins que, en tenant compte des quelques observations que nous avons formulées, on aura certainement intérêt et profit à lire ce livre, et surtout les chapitres consacrés aux questions plus spéciales dont nous ne pouvons songer à donner même le moindre aperçu. Il doit être bien entendu, d'ailleurs, qu'on ne doit pas demander aux livres, quels qu'ils soient, plus qu'ils ne peuvent donner ; même ceux des plus grands Maîtres ne feront jamais, par eux-mêmes, que quelqu'un qui n'est pas mutaçawwif le devienne ; ils ne sauraient suppléer ni aux « qualifications » naturelles ni au rattachement à une silsilah régulière ; et, s'ils peuvent assurément provoquer un développement de certaines possibilités chez celui qui y est préparé, ce n'est pour ainsi dire qu'à titre d' « occasion », car la vraie cause est toujours ailleurs, dans le « monde de l'esprit » ; et il ne faut pas oublier que, en définitive, tout dépend entièrement du Principe, devant lequel toutes choses sont comme si elles n'étaient pas :
Lâ ilaha ill' Allahu wahdahu lâ sharîka lahu, lahu el-mulku wa lahu el-hamdu, wa huwa ala kulli shayin qadîr !
RENÉ GUÉNON.
(1) Rider and Co., éditeurs, Londres.
(2) Nous ferons tout de suite, pour n’avoir pas à y revenir, une critique de détail, mais qui a cependant son importance : la transcription des mots arabes, dans ce livre, est très défectueuse, et surtout, dans les citations, ils sont presque toujours séparés d’une façon fautive qui les rend bien difficilement intelligibles ; il est à souhaiter que ce défaut soit soigneusement corrigé dans une édition ultérieure.
(3) L’auteur fait remarquer justement, à ce propos, que quelques uns des Soufis les plus éminents, comme Mohyddin ibn Arabî, Omar ibn El-Farîd, et sans doute aussi Dhûn-Nûn El Miçrî, n’eurent jamais le moindre contact avec la Perse ni avec l’Inde.
(4) En tout cas, quoi que certains en aient dit, il ne saurait y avoir équivalence entre zuhd ou « ascétisme » et taçawwuf, le premier ne pouvant jamais être qu’un simple moyen, et qui d’ailleurs n’est pas toujours employé pour des fins d’ordre initiatique.
(5) Le nombre total donné pour l’addition des valeurs numériques des lettres est, pour l’un et pour l’autre, 186.
(6) L’extension abusive donnée couramment au mot Sufi est tout à fait comparable au cas du terme Yogî, qui, lui aussi, ne désigne proprement que celui qui est parvenu à l’ « Union », mais qu’on a coutume d’appliquer également à ceux qui n’en sont encore qu’à un stade préliminaire quelconque.
(7) Dans l’islamisme exotérique lui-même, l’impossibilité de l’existence de deux êtres ou de deux choses semblables sous tous les rapports est fréquemment invoquée comme une preuve de la toute-puissance divine ; celle-ci, effectivement, est l’expression en termes théologiques de l’infinité de la Possibilité universelle.
(8) Ces voies particulières se totalisent dans l’universalisme « adamique », de même que les âmes humaines étaient, en virtualité, toutes présentes en Adam dès l’origine de ce monde.
(9) Ce qui est assez curieux, c’est que l’auteur semble mettre la « psychologie » au dessus de la « métaphysique » ; il ne saurait pas douter que tout ce que les philosophes désignent par ce dernier nom n’a rien de commun avec la vraie métaphysique, au sens étymologique du mot, et que celle-ci n’est pas autre chose qu’et-taçawwuf même.
René Guénon, Le Soufisme, Le Voile d’Isis N°176-177 Août-septembre 1934, p.289-296.
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