Le commencement du monde et son archétype :
la Substance principielle (al-habâ) et la Réalité
Muhammadienne (al-haqîqah al-muhammadiyyah)
« Dieu était et rien n’était avec Lui » est un hadîth [connu] auquel a été fait ce rajout : « et Il est maintenant tel qu’Il était » (1) ; la création du monde ne Lui a de fait pas conféré un Attribut qu’Il ne possédait pas [avant sa création]. Il était en effet décrit par ces qualités et nommé par ces Noms grâce auxquels les créatures L’invoquent avant même que la création n’existe.
« Dieu était et rien n’était avec Lui » est un hadîth [connu] auquel a été fait ce rajout : « et Il est maintenant tel qu’Il était » (1) ; la création du monde ne Lui a de fait pas conféré un Attribut qu’Il ne possédait pas [avant sa création]. Il était en effet décrit par ces qualités et nommé par ces Noms grâce auxquels les créatures L’invoquent avant même que la création n’existe.
Lorsqu’Il voulut que ce monde commence à voir l’existence dans le cadre de la science dont Il jouissait pour Lui-même, la Substance (habâ, litt. : « la Poussière ») fut produite à partir de cette Volonté sanctissime (al-irâda al-muqaddassa) sous l’effet d’une sorte de théophanie transcendante dirigée vers la Réalité universelle (al-Haqîqa al-kulliyya) ; cette matière (2) est comparable au plâtre projeté par le maçon avant qu’il imprime les formes de son choix. Elle est la première à goûter l’existence en ce monde et ‘Alî b. Abî Tâlib - que Dieu soit satisfait de lui - ainsi que Sahl b. ‘Abd Allâh - que Dieu lui fasse miséricorde - l’ont déjà mentionné avec d’autres maîtres réalisés, hommes de dévoilement et de l’être (ahl al-kashf wa-l-wujûd) (3).
Puis, Dieu Se manifesta par Sa lumière à cette Substance (habâ) que les philosophes (ashâb al-afkâr) (4) appellent la Matière première (al-hayûla al-kull) (5) et dans laquelle se trouvait le monde dans son ensemble tout en puissance (quwwa) et en capacité (çalâhiyya, « aptitude »). Ce dernier, au sein de la Substance, acceptait tout de Dieu en fonction de son potentiel (litt. : sa « force »,quwwa) et de ses prédispositions (isti’dâd) à la manière dont les coins de la maison reçoivent la lumière d’une torche et dont, selon leur degré de proximité d’avec cette lumière, leur propre éclat et leur réceptivité (qabûl) se trouvent renforcés. Dieu - exalté soit-Il - affirme que Sa lumière est comparable à une niche contenant une lampe (6) comparant ainsi Sa lumière à une niche et il n’y avait rien qui fut prompt à recevoir cette Materia prima que la Réalité de [notre seigneur] Muhammad - sur lui la grâce et la paix -, Réalité à laquelle on donne également le nom d’Intellect (‘Aql). Il fut donc le seigneur (sayyid) du monde considéré dans son ensemble et le premier à être manifesté à l’existence laquelle procédait tout à la fois de cette Lumière divine, de la Matière première (Habâ) et de la Réalité universelle (al-Haqîqa al-kulliyya) ; c’est donc dans la Matière première que se trouvait son essence (‘ayn) et celle du monde procéda de sa manifestation. La personne la plus proche de lui était ‘Alî b. Abî Tâlib ainsi que les « secrets » de tous les prophètes.
L’Archétype (Mithâl) selon lequel le monde dans son ensemble fut conçu sans que rien n’ait été détaillé n’est rien d’autre que la Science inhérente à la Personne divine (al-‘ilm al-qâ’im bi-nafs al-Haqq) - exalté soit-Elle. Car Il nous connaît par cette Science qu’Il a de Lui-même (7) et Il nous crée selon la définition (hadd) qu’Il a de nous. Voilà pourquoi nous sommes conformes à cet aspect déterminé (ash-shakl al-mu’ayyan) [de toute éternité] dans Sa science. S’il n’en était pas ainsi nous aurions pris cette forme par pure coïncidence (8) (bi hukm al-ittifâq), et non selon un dessein (al-qaçd) précis puisqu’Il l’aurait ignoré ; or, il est impossible qu’une forme d’existence quelconque puisse être le fruit d’une coïncidence et, si telle forme (9) déterminée n’était pas connue de Dieu - exalté soit-Il -, Il ne nous aurait pas créés selon elle. Ces « formes », Il ne les a pas tirées non plus d’un autre chose que Lui puisqu’Il a été établi « qu’Il était et [que]rien n’était avec Lui. » Il ne restait plus qu’à manifester (litt. : à être) cette forme qui Lui était apparue à Lui-même et en Lui-même (mâ baraza ‘alayhi fî nafsih min al-çûra). Ainsi la Science qu’Il avait de Lui-même de toute éternité [ne différait pas] de la science [qu’Il avait] de nous et cette dernière ne procédait pas d’un néant [« antérieur »]. Aussi notre archétype, qui est l’essence même de cette Science, est-il éternel [au même titre] que l’éternité divine puisqu’elle en est un des Attributs. [En revanche] les contingences (hawâdith, « ce qui a un commencement dans le temps ») ne sont en aucun cas inhérentes à Dieu - exalté soit-Il - au-delà d’une telle affirmation.
(1) kâna-Llâh wa lâ shay’ ma’ah, wa huwa-l-ân ’alâ mâ ‘alayhi kâna.
(2) En fait substance puisqu’il ne peut s’agir de la « matière » des physiciens modernes. En effet, l’idée de ce que les physiciens modernes (et dans le langage courant) désignent par « matière », « ne se rencontre dans aucune doctrine traditionnelle, qu’elle soit orientale ou occidentale » ainsi que l’affirme René Guénon. C’est une idée moderne qui « ne pouvait véritablement prendre naissance » que dans les conditions d’une conception matérialiste du monde, celle de l’ « illusion de la vie ordinaire ».
(3) Note du traducteur : « Comme le remarque Chittick, « Ibn ‘Arabî désigne du terme tahqîq (« vérification ») les soufis qui sont parvenus au plus haut degré de compréhension visionnaire, tels que Abû Yazîd et lui-même (Cf. Futûhât, II, pp. 39, 318 et 388) ; il les identifie aux gens du blâme (al-malâmiyya). Les gens de dévoilement et de la découverte (ahl al-kashf wa-l-wujûd) est une désignation plus générale, employée plus souvent pour ceux qui reçoivent leur connaissance non au travers de processus rationnels mais par l’inspiration et le « goût » (dhawq). On remarquera que wujûd est habituellement traduit par Être ou existence mais que dans cette expression une autre signification de ce terme apparaît (…). Ce qui est entendu ici, c’est que ce qui existe se trouve lui-même, c’est-à-dire est conscient de lui-même par le fait même de l’existence, et ceci découle naturellement du fait que l’Être divin est la pure Lumière de la Conscience. » (ibid., p. 503) »
(4) Note du traducteur : « Les philosophes sont opposés ici aux hommes du dévoilement (ahl al-kashf). »
(5) Même remarque que dans la note 2. Cette idée derrière le mot « matière » n’est pas celle de la materia au sens scolastique, c’est-à-dire la substance. Il s’agit ici de la materia prima qui est, selon René Guénon, « le principe passif de la manifestation universelle, c’est-à-dire la potentialité pure, qui est l’équivalent de Prakriti dans la doctrine hindoue ».
(6) Cor. 24, 35 : mathalu nûrihi ka-mishkâti fîhâ misbâhun.
(7) Note du traducteur : « On aurait pu traduire de façon plus « édulcorée » par la « Science qui Lui est propre » mais nous avons préféré cette traduction plus littérale qui laisse entendre que c’est en Se connaissant que Dieu nous connaît puisque dans Sa science nous ne sommes pas distincts de Lui. »
(8) Note du traducteur : « Nous aurions pu traduire ittifâq par « hasard » ce qui aurait assez bien rendu l’idée exprimée par le texte, si ce n’est que le mot ittifâq(« conjonction », « accord », « harmonie ») lui-même s’accorde mal avec cette traduction. Le fait que la nature d’un être coïncide avec la réalité ou que les « choses soient mises à leur place » n’a rien d’un hasard, même si notre ignorance des causes nous fait percevoir cette coïncidence comme telle. »
(9) Note du traducteur : « La forme dont il est question n’est pas uniquement la forme corporelle car, si tel était le cas, la « programmation » divine envisagée ne s’appliquerait qu’aux espèces présentes en ce monde ce qui est évidemment absurde. C’est pourquoi il entendre la forme comme le corollaire de la substance, c’est-à-dire l’aspect essentiel des êtres ce qui s’accorde parfaitement avec le fait que cette détermination est envisagée in divinis. »
Ibn Arabî, Futûhât chap. 6 - waçl fî bad’ al-‘âlam : al-habâ’ wa-l-haqîqah al-muhammadiyyah, « Le commencement du monde et son archétype : Substance et Réalité Muhammadienne ». Trad. A. Penot, Les Révélations de la Mecque, Editions Entrelac, 2009, p.184-187, l
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Puis, Dieu Se manifesta par Sa lumière à cette Substance (habâ) que les philosophes (ashâb al-afkâr) (4) appellent la Matière première (al-hayûla al-kull) (5) et dans laquelle se trouvait le monde dans son ensemble tout en puissance (quwwa) et en capacité (çalâhiyya, « aptitude »). Ce dernier, au sein de la Substance, acceptait tout de Dieu en fonction de son potentiel (litt. : sa « force »,quwwa) et de ses prédispositions (isti’dâd) à la manière dont les coins de la maison reçoivent la lumière d’une torche et dont, selon leur degré de proximité d’avec cette lumière, leur propre éclat et leur réceptivité (qabûl) se trouvent renforcés. Dieu - exalté soit-Il - affirme que Sa lumière est comparable à une niche contenant une lampe (6) comparant ainsi Sa lumière à une niche et il n’y avait rien qui fut prompt à recevoir cette Materia prima que la Réalité de [notre seigneur] Muhammad - sur lui la grâce et la paix -, Réalité à laquelle on donne également le nom d’Intellect (‘Aql). Il fut donc le seigneur (sayyid) du monde considéré dans son ensemble et le premier à être manifesté à l’existence laquelle procédait tout à la fois de cette Lumière divine, de la Matière première (Habâ) et de la Réalité universelle (al-Haqîqa al-kulliyya) ; c’est donc dans la Matière première que se trouvait son essence (‘ayn) et celle du monde procéda de sa manifestation. La personne la plus proche de lui était ‘Alî b. Abî Tâlib ainsi que les « secrets » de tous les prophètes.
L’Archétype (Mithâl) selon lequel le monde dans son ensemble fut conçu sans que rien n’ait été détaillé n’est rien d’autre que la Science inhérente à la Personne divine (al-‘ilm al-qâ’im bi-nafs al-Haqq) - exalté soit-Elle. Car Il nous connaît par cette Science qu’Il a de Lui-même (7) et Il nous crée selon la définition (hadd) qu’Il a de nous. Voilà pourquoi nous sommes conformes à cet aspect déterminé (ash-shakl al-mu’ayyan) [de toute éternité] dans Sa science. S’il n’en était pas ainsi nous aurions pris cette forme par pure coïncidence (8) (bi hukm al-ittifâq), et non selon un dessein (al-qaçd) précis puisqu’Il l’aurait ignoré ; or, il est impossible qu’une forme d’existence quelconque puisse être le fruit d’une coïncidence et, si telle forme (9) déterminée n’était pas connue de Dieu - exalté soit-Il -, Il ne nous aurait pas créés selon elle. Ces « formes », Il ne les a pas tirées non plus d’un autre chose que Lui puisqu’Il a été établi « qu’Il était et [que]rien n’était avec Lui. » Il ne restait plus qu’à manifester (litt. : à être) cette forme qui Lui était apparue à Lui-même et en Lui-même (mâ baraza ‘alayhi fî nafsih min al-çûra). Ainsi la Science qu’Il avait de Lui-même de toute éternité [ne différait pas] de la science [qu’Il avait] de nous et cette dernière ne procédait pas d’un néant [« antérieur »]. Aussi notre archétype, qui est l’essence même de cette Science, est-il éternel [au même titre] que l’éternité divine puisqu’elle en est un des Attributs. [En revanche] les contingences (hawâdith, « ce qui a un commencement dans le temps ») ne sont en aucun cas inhérentes à Dieu - exalté soit-Il - au-delà d’une telle affirmation.
(1) kâna-Llâh wa lâ shay’ ma’ah, wa huwa-l-ân ’alâ mâ ‘alayhi kâna.
(2) En fait substance puisqu’il ne peut s’agir de la « matière » des physiciens modernes. En effet, l’idée de ce que les physiciens modernes (et dans le langage courant) désignent par « matière », « ne se rencontre dans aucune doctrine traditionnelle, qu’elle soit orientale ou occidentale » ainsi que l’affirme René Guénon. C’est une idée moderne qui « ne pouvait véritablement prendre naissance » que dans les conditions d’une conception matérialiste du monde, celle de l’ « illusion de la vie ordinaire ».
(3) Note du traducteur : « Comme le remarque Chittick, « Ibn ‘Arabî désigne du terme tahqîq (« vérification ») les soufis qui sont parvenus au plus haut degré de compréhension visionnaire, tels que Abû Yazîd et lui-même (Cf. Futûhât, II, pp. 39, 318 et 388) ; il les identifie aux gens du blâme (al-malâmiyya). Les gens de dévoilement et de la découverte (ahl al-kashf wa-l-wujûd) est une désignation plus générale, employée plus souvent pour ceux qui reçoivent leur connaissance non au travers de processus rationnels mais par l’inspiration et le « goût » (dhawq). On remarquera que wujûd est habituellement traduit par Être ou existence mais que dans cette expression une autre signification de ce terme apparaît (…). Ce qui est entendu ici, c’est que ce qui existe se trouve lui-même, c’est-à-dire est conscient de lui-même par le fait même de l’existence, et ceci découle naturellement du fait que l’Être divin est la pure Lumière de la Conscience. » (ibid., p. 503) »
(4) Note du traducteur : « Les philosophes sont opposés ici aux hommes du dévoilement (ahl al-kashf). »
(5) Même remarque que dans la note 2. Cette idée derrière le mot « matière » n’est pas celle de la materia au sens scolastique, c’est-à-dire la substance. Il s’agit ici de la materia prima qui est, selon René Guénon, « le principe passif de la manifestation universelle, c’est-à-dire la potentialité pure, qui est l’équivalent de Prakriti dans la doctrine hindoue ».
(6) Cor. 24, 35 : mathalu nûrihi ka-mishkâti fîhâ misbâhun.
(7) Note du traducteur : « On aurait pu traduire de façon plus « édulcorée » par la « Science qui Lui est propre » mais nous avons préféré cette traduction plus littérale qui laisse entendre que c’est en Se connaissant que Dieu nous connaît puisque dans Sa science nous ne sommes pas distincts de Lui. »
(8) Note du traducteur : « Nous aurions pu traduire ittifâq par « hasard » ce qui aurait assez bien rendu l’idée exprimée par le texte, si ce n’est que le mot ittifâq(« conjonction », « accord », « harmonie ») lui-même s’accorde mal avec cette traduction. Le fait que la nature d’un être coïncide avec la réalité ou que les « choses soient mises à leur place » n’a rien d’un hasard, même si notre ignorance des causes nous fait percevoir cette coïncidence comme telle. »
(9) Note du traducteur : « La forme dont il est question n’est pas uniquement la forme corporelle car, si tel était le cas, la « programmation » divine envisagée ne s’appliquerait qu’aux espèces présentes en ce monde ce qui est évidemment absurde. C’est pourquoi il entendre la forme comme le corollaire de la substance, c’est-à-dire l’aspect essentiel des êtres ce qui s’accorde parfaitement avec le fait que cette détermination est envisagée in divinis. »
Ibn Arabî, Futûhât chap. 6 - waçl fî bad’ al-‘âlam : al-habâ’ wa-l-haqîqah al-muhammadiyyah, « Le commencement du monde et son archétype : Substance et Réalité Muhammadienne ». Trad. A. Penot, Les Révélations de la Mecque, Editions Entrelac, 2009, p.184-187, l
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