Les contrefaçons de l’idée traditionnelle -1
Nous appelions l’attention, dans notre dernier article-2, sur le caractère de « contrefaçon » qu’implique l’abus qui est fait, à notre époque, de certains mots tels que ceux de « principes », de « tradition », de « religion », et bien d’autres encore, abus inconscient chez le plus grand nombre, assurément, mais qui n’en répond pas moins nettement aux desseins de subversion de tout ordre normal suivant lesquels est dirigée toute la mentalité actuelle. On pourrait même dire que ce caractère se retrouve, d’une façon beaucoup plus générale, et sous des formes multiples, dans tout l’ensemble de ce qui constitue proprement la civilisation moderne, où, quel que soit le point de vue sous lequel on l’envisage, tout apparaît comme de plus en plus artificiel, dénaturé et falsifié ; beaucoup de ceux qui font aujourd’hui la critique de cette civilisation en sont d’ailleurs frappés, même lorsqu’ils ne savent pas aller plus loin et n’ont pas le moindre soupçon de ce qui se cache en réalité derrière tout cela. Il suffirait pourtant, nous semble-t-il, d’un peu de logique pour se dire que, si tout est ainsi devenu artificiel, la mentalité même à laquelle correspond cet état de choses ne doit pas l’être moins que le reste, quelle aussi doit être « fabriquée » et non point spontanée ; et, dès qu’on aurait fait cette simple réflexion, on ne pourrait plus manquer de voir les indices concordants en ce sens se multiplier de toutes parts et presque indéfiniment ; mais il faut croire qu’il est malheureusement bien difficile d’échapper aussi complètement aux « suggestions » auxquelles nous avons fait allusion, et auxquelles, en définitive, le monde moderne comme tel doit son existence.
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[1] Publié dans les numéros de novembre et décembre 1936 des Études Traditionnelles. [Note de l’Éditeur].
[2] Voir l’article précédemment reproduit. [Note de l’Éditeur].
Nous avons dit aussi que ce caractère de « contrefaçon » constitue, par lui-même, une « marque » très significative quant à l’origine réelle de ce qui en est affecté, et, par conséquent, de la déviation moderne tout entière, dont il met bien en évidence la nature véritablement « satanique ». Nous nous sommes déjà suffisamment expliqué, en d’autres occasions, sur le sens que nous entendons attacher à ce dernier mot, pour qu’il ne puisse y avoir là aucune équivoque : il s’applique, en somme, à tout ce qui est négation et renversement de l’ordre, dans quelque domaine que ce soit, et c’est bien là, sans le moindre doute, ce dont nous pouvons constater les effets autour de nous. Mais, en même temps, il ne faut pas oublier que cet esprit de négation est aussi, et en quelque sorte par nécessité, l’esprit de mensonge ; il revêt tous les déguisements, et souvent les plus inattendus, pour ne pas être reconnu pour ce qu’il est, pour se faire même passer pour tout le contraire, et c’est ici précisément qu’apparaît la « contrefaçon » ; ne diton pas en effet que « Satan est le singe de Dieu », et aussi qu’il « se transfigure en ange de lumière » ? Ceci revient à dire qu’il imite à sa façon, en l’altérant et en le faussant de manière à le faire toujours servir à ses fins, cela même à quoi il veut s’opposer : ainsi, il fera en sorte que le désordre prenne les apparences d’un faux ordre, il dissimulera la négation de tout principe sous l’affirmation de faux principes, et ainsi de suite. Naturellement, tout cela, au fond, ne peut jamais être que simulacre et même caricature, mais assez habilement présenté pour que l’immense majorité des hommes s’y laisse tromper ; et comment s’en étonner quand on voit combien les supercheries, même grossières, réussissent facilement à en imposer à la foule, et combien, au contraire, il est difficile d’arriver ensuite à détromper celle-ci : « Vulgus vult decipi », disaient déjà les anciens ; et il s’est sans doute toujours trouvé, bien qu’ils n’aient jamais été aussi nombreux que de nos jours, des gens disposés à ajouter : « ergo decipiatur » !
Malgré tout, qui dit contrefaçon dit par là-même parodie ; ce sont là presque des synonymes ; aussi y a-t-il invariablement, dans toutes les choses de ce genre, un élément grotesque qui peut être plus ou moins apparent, mais qui, en tout cas, ne devrait pas échapper à des observateurs tant soit peu perspicaces, si toutefois les « suggestions » qu’ils subissent inconsciemment n’abolissaient à cet égard leur perspicacité naturelle. C’est là le côté par lequel le mensonge, si habile qu’il soit, ne peut faire autrement que de se trahir ; et, bien entendu, cela aussi est une « marque » d’origine, inséparable de la contrefaçon elle-même, et qui doit normalement permettre de la reconnaître comme telle. Si l’on voulait citer ici des exemples pris parmi les manifestations diverses de l’esprit moderne, on n’aurait assurément que l’embarras du choix, depuis les pseudo-rites « civiques » et « laïques » qui ont pris tant d’extension partout en ces dernières années, et qui visent à fournir à la masse un substitut purement humain des vrais rites religieux, jusqu’aux extravagances d’un soi-disant « naturisme » qui, en dépit de son nom, n’est pas moins artificiel, pour ne pas dire « antinaturel », que les inutiles complications de l’existence contre lesquelles il a la prétention de réagir par une dérisoire comédie, dont le véritable propos est d’ailleurs de faire croire que l’« état de nature » se confond avec l’animalité ; et il n’est pas jusqu’au plus simple repos de l’être humain qui ne soit maintenant menacé de dénaturation par l’idée contradictoire, mais conforme à l’égalitarisme démocratique, d’une « organisation des loisirs » ! Nous mentionnons ici, avec intention, des faits qui sont connus de tout le monde, qui appartiennent incontestablement à ce qu’on peut appeler le « domaine public », et que chacun peut donc constater sans peine ; n’est-il pas incroyable que ceux qui en sentent, nous ne disons pas le danger, mais simplement le ridicule, soient si rares qu’ils représentent de véritables exceptions ? « Pseudo-religion », devrait-on dire à ce propos, « pseudo-nature », « pseudo-repos », et ainsi pour tant d’autres choses ; si l’on voulait parler toujours strictement selon la vérité, il faudrait placer constamment ce mot « pseudo » devant la désignation de tous les produits spécifiques du monde moderne, pour indiquer ce qu’ils sont en réalité : des falsifications et rien d’autre, et des falsifications dont le but n’est que trop évident pour ceux qui sont encore capables de réfléchir.
Quelle que soit par ailleurs l’idée plus particulière que chacun pourra se faire de ce qui est appelé « Satan », suivant certaines vues théologiques ou autres, cela ne saurait rien changer à ce que nous venons de dire, car il est bien clair que les « personnifications »
n’importent pas ici et n’ont aucunement à intervenir dans ces considérations. Ce qu’il y a à envisager, c’est, d’une part, cet esprit de négation que nous avons défini et en lequel « Satan » se résout métaphysiquement, indépendamment des formes spéciales qu’il peut revêtir pour se manifester dans tel ou tel domaine, et, d’autre part, ce qui le représente proprement et l’« incarne » pour ainsi dire dans le monde terrestre où nous considérons son action, et qui n’est pas autre chose que ce que nous avons appelé la « contre-initiation ». Il faut bien remarquer que nous disons « contre-initiation », et non pas « pseudo-initiation » ; en effet, on ne doit pas confondre le contrefacteur avec la contrefaçon, dont la « pseudo-initiation » n’est en somme qu’un des multiples exemples, au même titre que ceux que nous venons d’indiquer dans des ordres différents, et bien quelle présente peut-être, en tant que contrefaçon de l’initiation, une importance plus spéciale, au point de vue où nous nous plaçons, que la contrefaçon de n’importe quelle autre chose. En somme, la « pseudo-initiation » n’est réellement qu’un des produits de l’état de désordre et de confusion provoqué, à l’époque moderne, par l’action « satanique » qui a son point de départ conscient dans la « contre-initiation » ; elle peut être aussi, d’une façon inconsciente, un instrument de celle-ci, mais, au fond, cela est vrai également, à un degré ou à un autre, de toutes les autres contrefaçons, en ce sens qu’elles sont toutes comme autant de moyens aidant à la réalisation du même plan de subversion, si bien que chacune joue exactement le rôle qui lui est assigné dans cet ensemble, ce qui, du reste, constitue encore une sorte de contrefaçon de l’ordre et de l’harmonie mêmes contre lesquels tout ce plan est dirigé.
La « contre-initiation », elle, n’est certes pas une contrefaçon, mais au contraire quelque chose de très réel dans son ordre, comme l’action qu’elle exerce effectivement ne le montre que trop, et quelque chose qui prétend s’opposer à l’initiation véritable, non pas imiter celle-ci ; cette prétention, d’ailleurs, est forcément illusoire, ainsi que nous l’avons déjà expliqué, puisque le domaine spirituel lui est absolument interdit, et qu’elle ne peut en aucun cas aller au-delà du « monde intermédiaire », c’est-à-dire du domaine psychique, qui est du reste, sous tous les rapports, le champ d’influence privilégié de « Satan » dans l’ordre humain ; mais l’intention n’en existe pas moins, avec le parti-pris qu’elle implique d’aller proprement au rebours de l’initiation. Quant à la « pseudo-initiation », elle n’est qu’une de ces parodies dont nous parlions tout à l’heure, ce qui revient à dire qu’elle n’est rien par elle-même, qu’elle est vide de toute réalité profonde, ou, si l’on veut, que sa valeur intrinsèque n’est ni positive comme celle de l’initiation, ni négative comme celle de la « contre-initiation », mais tout simplement nulle ; si cependant elle ne se réduit pas à un jeu plus ou moins inoffensif comme on serait peut-être tenté de le croire dans ces conditions, c’est en raison de ce que nous venons d’exposer, d’une façon tout à fait générale, sur le véritable caractère des contrefaçons et le rôle auquel elles sont destinées ; et il faut ajouter encore, dans ce cas spécial, que les rites, en vertu de leur nature « sacrée » au sens le plus strict de ce mot, sont quelque chose qu’il n’est jamais possible de simuler impunément. Nous revenons par là à la question plus précise des contrefaçons « pseudo-traditionnelles » et de ce qui en fait la gravité toute particulière, gravité qui atteint évidemment son maximum quand ces contrefaçons s’attaquent au côté « intérieur » de la tradition, à ce qui en constitue l’esprit même, c’est-à-dire au domaine ésotérique ou initiatique.
On peut remarquer que la « contre-initiation » s’applique à introduire ses agents dans les organisations « pseudo-initiatiques », qu’ils « inspirent » ainsi à l’insu de leurs membres ordinaires, et même, le plus souvent, de leurs chefs apparents, qui ne sont pas moins inconscients que les autres de ce à quoi ils servent réellement ; mais il convient de dire que, en fait, elle les introduit aussi, d’une façon semblable, partout où elle le peut, par exemple dans ces « mouvements » politiques ou autres auxquels nous avons fait allusion précédemment, et jusque dans des organisations authentiquement initiatiques ou religieuses, mais où l’esprit traditionnel est trop affaibli pour qu’elles soient encore capables de résister à cette pénétration insidieuse. Cependant, à part ce dernier cas qui permet d’exercer directement une action dissolvante, celui des organisations « pseudo-initiatiques » est sans doute celui qui doit retenir surtout l’attention de la « contre-initiation » et faire l’objet d’efforts plus particuliers de sa part, par là même que l’œuvre qu’elle se propose est avant tout antitraditionnelle, et que même c’est à cela seul que, en définitive, elle se résume tout entière. C’est d’ailleurs très probablement pour cette raison qu’il existe de multiples liens entre les manifestations « pseudo-initiatiques » et toute sorte d’autres choses qui, à première vue, sembleraient ne devoir pas avoir avec elles le moindre rapport, mais qui toutes sont représentatives de l’esprit moderne sous quelqu’un de ses aspects les plus accentués ; pourquoi en effet, s’il n’en était pas ainsi, les « pseudo-initiés » joueraient-ils constamment dans tout cela un rôle si important ? On pourrait dire que, parmi les instruments ou les moyens de tout genre mis en œuvre pour ce dont il s’agit, la « pseudo-initiation », par sa nature même, doit logiquement occuper le premier rang ; elle n’est qu’un rouage, bien entendu, mais un rouage qui peut commander à beaucoup d’autres, sur lequel ces autres viennent s’engrener en quelque sorte et dont ils reçoivent leur impulsion. Ici, la contrefaçon se poursuit encore : la « pseudo-initiation » imite en cela la fonction de moteur invisible qui, dans l’ordre normal, appartient en propre à l’initiation ; mais que l’on y prenne bien garde : l’initiation représente véritablement et légitimement l’esprit, animateur principiel de toutes choses, tandis que, pour ce qui est de la « pseudo-initiation », l’esprit est évidemment absent. Il résulte immédiatement de là que l’action exercée ainsi, au lieu d’être réellement « organique », ne peut plus avoir qu’un caractère purement « mécanique », ce qui justifie d’ailleurs pleinement la comparaison des rouages que nous venons d’employer ; et ce caractère n’est-il pas justement aussi celui qui se retrouve partout, et de la façon la plus frappante, dans le monde moderne, où la machine envahit tout de plus en plus, où l’être humain lui-même est réduit, dans toute son activité, à ressembler le plus possible à un automate, parce qu’on lui a enlevé toute spiritualité ? Mais c’est bien là qu’éclate toute l’infériorité des productions artificielles, même si une habileté « satanique » a présidé à leur élaboration : on peut bien fabriquer des machines, mais non pas des êtres vivants, parce que, encore une fois, c’est l’esprit lui-même qui fait et fera toujours défaut.
Nous avons parlé de « moteur invisible », et, à part la volonté d’imitation qui se manifeste encore à ce point de vue, il y a dans cette sorte d’« invisibilité », si relative qu’elle soit d’ailleurs, un avantage incontestable de la « pseudo-initiation », pour le rôle que nous venons de dire, sur toute autre chose d’un caractère plus « public ». Ce n’est pas que les organisations « pseudo-initiatiques », pour la plupart, prennent grand soin de dissimuler leur existence ; il en est même qui vont jusqu’à faire une propagande parfaitement incompatible avec leurs prétentions à l’ésotérisme ; mais, malgré cela, elles sont encore ce qu’il y a de moins apparent et ce qui se prête le mieux à l’exercice d’une action « discrète », par conséquent ce avec quoi la « contre-initiation » peut entrer le plus directement en contact sans avoir à redouter que son intervention risque d’être démasquée, d’autant plus que, dans ces milieux, il est toujours facile de trouver quelque moyen de parer aux conséquences d’une indiscrétion ou d’une imprudence. Il faut dire aussi qu’une grande partie du public, tout en connaissant plus ou moins l’existence d’organisations « pseudo-initiatiques », ne sait trop ce qu’elles sont et est peu disposée à y attacher de l’importance, n’y voyant que de simples « excentricités » sans portée sérieuse ; et cette indifférence sert encore les mêmes desseins, bien qu’involontairement, tout autant que pourrait le faire un secret plus rigoureux.
Nous avons cherché à faire comprendre, aussi exactement qu’il est possible, le rôle réel, quoique inconscient, de la « pseudo-initiation », et la vraie nature de ses rapports avec la « contre-initiation » ; encore faudrait-il ajouter que celle-ci peut, dans certains cas tout au moins, y trouver un milieu d’observation et de sélection pour son propre recrutement, mais ce n’est pas le lieu d’insister là-dessus. Ce dont on ne peut donner une idée même approximative, c’est la multiplicité et la complexité incroyables des ramifications qui existent en fait entre toutes ces choses, et dont leur étude directe et détaillée pourrait seule permettre de se rendre compte ; mais il est bien entendu qu’ici c’est surtout le « principe », si l’on peut dire, qui nous intéresse. Cependant, ce n’est pas tout encore : jusqu’ici, nous avons vu en somme pourquoi l’idée traditionnelle est contrefaite par la « pseudo-initiation » ; il nous reste maintenant à voir avec plus de précision comment elle l’est, et c’est là ce que nous examinerons dans la seconde partie de cette étude.
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Quand nous parlons d’inconscience, nous l’entendons surtout en ce sens que ceux qui élaborent ainsi une « pseudo-tradition » sont, le plus souvent, parfaitement ignorants de ce à quoi elle sert en réalité ; pour ce qui est du caractère et de la valeur d’une telle production, il est plus difficile d’admettre que leur bonne foi soit aussi complète, et pourtant, là-dessus encore, il est possible qu’ils s’illusionnent parfois dans une certaine mesure, ou qu’ils soient illusionnés dans le cas que nous venons de mentionner en dernier lieu. Il faut aussi, assez souvent, tenir compte de certaines « anomalies » d’ordre psychique qui compliquent encore les choses, et qui, du reste, constituent un terrain particulièrement favorable pour que les influences et les suggestions de tout genre puissent s’exercer avec le maximum de puissance ; nous noterons seulement à ce propos, sans y insister autrement, le rôle non négligeable que des « clairvoyants » et autres « sensitifs » ont joué fréquemment dans tout cela. Mais, malgré tout, il y a presque toujours un point où la supercherie consciente et le charlatanisme deviennent, pour les dirigeants d’une organisation « pseudo-initiatique », une sorte de nécessité : ainsi, si quelqu’un vient à s’apercevoir, ce qui n’est pas très difficile en somme, des emprunts qu’ils ont faits à telle et telle tradition, comment pourraient-ils les reconnaître sans se voir obligés d’avouer par là-même qu’ils ne sont en réalité que de simples profanes ? En pareil cas, ils n’hésitent pas d’ordinaire à renverser les rapports et à déclarer audacieusement que c’est leur propre « tradition » qui représente la « source » commune de toutes celles qu’ils ont pillées ; et, s’ils n’arrivent pas à en convaincre tout le monde, du moins se trouve-t-il toujours des naïfs pour les croire sur parole, en nombre suffisant pour que leur situation de « chefs d’école », à quoi ils tiennent généralement par-dessus tout, ne risque pas d’être sérieusement compromise, d’autant plus qu’ils regardent assez peu à la qualité de leurs « disciples » et que la quantité leur semble bien plus importante, ce qui suffirait d’ailleurs à montrer combien ils sont loin d’avoir même la plus élémentaire notion de ce que sont réellement l’ésotérisme et l’initiation.
Nous avons à peine besoin de dire que tout ce que nous décrivons ici ne répond pas seulement à des possibilités plus ou moins hypothétiques, mais bien à des faits réels et dûment constatés ; si nous devions les citer tous, notre exposé s’en trouverait allongé presque indéfiniment, et de façon assez peu utile au fond ; il suffit de quelques exemples caractéristiques. Ainsi, c’est par le procédé « syncrétique » dont nous venons de parler qu’on a vu se constituer une prétendue « tradition orientale », celle des théosophistes, n’ayant guère d’oriental qu’une terminologie mal comprise et mal appliquée ; et, comme ce monde est toujours « divisé contre lui-même », suivant la parole évangélique, les occultistes français, par esprit d’opposition et de « concurrence », édifièrent à leur tour une soi-disant « tradition occidentale » du même genre, dont bien des éléments, notamment ceux qu’ils tirèrent de la Kabbale, peuvent difficilement être dits occidentaux quant à leur origine, sinon quant à la façon spéciale dont ils les interprétèrent. Les premiers présentèrent leur « tradition » comme l’expression même de la « sagesse antique » ; les seconds, peut-être un peu plus modestes dans leurs prétentions, cherchèrent surtout à faire passer leur « syncrétisme » pour une « synthèse », car il en est peu qui aient autant qu’eux abusé de ce dernier mot. Si les premiers se montraient ainsi plus ambitieux, c’est peut-être parce que, en fait, il y avait à l’origine de leur « mouvement » des influences assez énigmatiques et dont eux-mêmes auraient sans doute été bien incapables de déterminer la vraie nature ; pour ce qui est des seconds, ils ne savaient que trop bien qu’il n’y avait rien derrière eux, que leur œuvre n’était véritablement que celle de quelques individualités réduites à leurs propres moyens, et, s’il arriva cependant que « quelque chose » d’autre s’introduisît là aussi, ce ne fut certainement que beaucoup plus tard ; il ne serait pas très difficile de faire à ces deux cas, considérés sous ce rapport, l’application de ce que nous avons dit tout à l’heure, et nous pouvons laisser à chacun le soin d’en tirer par lui-même les conséquences qui lui paraîtront en découler logiquement.
Bien entendu, il n’y a jamais rien eu qui se soit appelé authentiquement « tradition orientale » ou « tradition occidentale », de telles dénominations étant manifestement beaucoup trop vagues pour pouvoir s’appliquer à une forme traditionnelle définie, puisque, à moins que l’on ne remonte à la Tradition primordiale qui est ici hors de cause, pour des raisons trop faciles à comprendre, et qui d’ailleurs n’est ni orientale ni occidentale, il y a et il y eut toujours des formes traditionnelles diverses et multiples tant en Orient qu’en Occident. D’autres ont cru mieux faire et inspirer plus facilement la confiance en s’appropriant le nom même de quelque tradition ayant réellement existé à une époque plus ou moins lointaine, et en en faisant l’étiquette d’une construction tout aussi hétéroclite que les précédentes, car, s’ils utilisent naturellement plus ou moins ce qu’ils peuvent arriver à savoir de cette tradition sur laquelle ils ont jeté leur dévolu, ils sont bien forcés de compléter ces quelques données toujours très fragmentaires, et souvent même en partie hypothétiques, en recourant à d’autres éléments empruntés ailleurs ou même entièrement imaginaires. Dans tous les cas, le moindre examen de toutes ces productions suffit à faire ressortir l’esprit spécifiquement moderne qui y a présidé, et qui se traduit invariablement par la présence de quelques-unes de ces mêmes « idées directrices » auxquelles nous avons fait allusion plus haut ; il n’y aurait donc pas besoin de pousser les recherches plus loin et de se donner la peine de déterminer exactement et en détail la provenance réelle de tel ou tel élément d’un pareil ensemble, puisque cette seule constatation montre déjà bien assez, et sans laisser place au moindre doute, qu’on ne se trouve en présence de rien d’autre que d’une contrefaçon pure et simple.
Un des meilleurs exemples qu’on puisse donner de ce dernier cas, ce sont les nombreuses organisations qui, à l’époque actuelle, s’intitulent « rosicruciennes », et qui, cela va de soi, ne manquent pas d’être en contradiction les unes avec les autres, et même de se combattre plus ou moins ouvertement, tout en se prétendant également représentantes d’une seule et même « tradition ». En fait, nous pouvons donner entièrement raison à chacune d’elles, sans aucune exception, quand elle dénonce ses concurrentes comme illégitimes et frauduleuses ; et il arrive souvent que, dans ces disputes, d’autant plus curieuses qu’elles se produisent dans des milieux où l’on ne fait que parler sans cesse de « fraternité universelle », on voit apparaître au jour des documents véritablement bien édifiants sur le compte des unes et des autres ! Quoi qu’il en soit, il n’y eut assurément jamais autant de gens pour se dire « rosicruciens », si ce n’est même « Rose-Croix », que depuis qu’il n’en est plus d’authentiques ; nous ajouterons même que ce phénomène du « pseudo-rosicrucianisme » constitue en réalité une des meilleures preuves que ces désignations, ainsi que la forme spéciale à laquelle elles étaient attachées, ne sont plus en usage dans aucune initiation ayant gardé jusqu’à nos jours une existence effective. En effet, s’il y avait encore quelque organisation véritablement rosicrucienne, elle aurait certainement à sa disposition les moyens nécessaires pour réduire à néant toutes ces contrefaçons, et sans avoir besoin de recourir pour cela à des dénonciations publiques ; mais il est beaucoup moins dangereux de se faire passer pour la continuation de quelque chose qui appartient entièrement au passé, surtout lorsque les démentis sont d’autant moins à craindre que ce dont il s’agit a toujours été, comme c’est le cas, enveloppé d’une certaine obscurité, si bien que sa fin n’est pas connue plus sûrement que son origine ; et qui donc, parmi le public profane et même parmi les « pseudo-initiés », peut savoir ce que fut au juste la tradition qui, pendant une certaine période, se qualifia de rosicrucienne ? Des remarques similaires s’appliqueraient aussi, disons-le en passant, à l’abus qui est fait actuellement de noms désignant certaines « personnifications », et qui furent employés autrefois par des organisations initiatiques ; dès lors que cet abus est possible, on peut en conclure que l’usage légitime a cessé d’une façon définitive. Par contre, ceci ne concerne pas un cas comme celui de la prétendue « Grande Loge Blanche », dont, ainsi que nous l’avons fait remarquer à diverses reprises, il est de plus en plus souvent question de tous les côtés, car cette dénomination n’a jamais eu nulle part le moindre caractère authentiquement traditionnel ; si ce nom conventionnel peut servir de « masque » à quelque chose qui ait une réalité quelconque, ce n’est certes pas, en tout cas, du côté initiatique qu’il convient de le chercher.
On a assez souvent critiqué la façon dont certains relèguent les « Maîtres » dont ils se recommandent dans quelque région à peu près inaccessible de l’Asie centrale ou d’ailleurs ; c’est là, en effet, un moyen assez facile de rendre leurs assertions invérifiables, mais ce n’est pas le seul, et l’éloignement dans le temps peut aussi, et cet égard, jouer un rôle exactement comparable à celui de l’éloignement dans l’espace. Aussi d’autres n’hésitent-ils pas à prétendre se rattacher à quelque tradition disparue depuis des siècles, voire même depuis des milliers d’années ; il est vrai que, à moins qu’ils n’osent aller jusqu’à affirmer que cette tradition s’est perpétuée pendant tout ce temps d’une façon si secrète et si bien cachée que nul autre qu’eux n’en peut découvrir la moindre trace, cela les prive de l’avantage appréciable de revendiquer une filiation directe et continue, qui n’aurait même plus ici l’apparence de vraisemblance qu’elle peut avoir encore lorsqu’il s’agit d’une forme somme toute récente comme l’est la tradition rosicrucienne ; mais ce défaut paraît n’avoir qu’assez peu d’importance à leurs yeux, car ils sont tellement ignorants des véritables conditions de l’initiation qu’ils s’imaginent volontiers qu’un simple rattachement « idéal » peut tenir lieu d’un rattachement effectif ; nous avons déjà suffisamment expliqué ce qu’il en est, à propos de la transmission initiatique, pour n’avoir pas à insister de nouveau sur ce point. Il est d’ailleurs bien clair qu’une tradition se prêtera d’autant mieux à toutes les « reconstitutions » fantaisistes qu’elle est plus complètement perdue et oubliée, et qu’on sait moins à quoi s’en tenir sur la signification réelle des vestiges qui en subsistent, et auxquels on pourra ainsi faire dire à peu près tout ce qu’on voudra ; chacun n’y mettra naturellement que ce qui sera conforme à ses propres idées ; sans doute n’y a-t-il pas d’autre raison que celle-là à chercher pour rendre compte du fait que la tradition égyptienne est tout particulièrement « exploitée » sous ce rapport, et que tant de « pseudo-initiés » d’écoles très diverses lui témoignent une prédilection qui ne se comprendrait guère autrement. Nous devons préciser, pour éviter toute fausse application de ce que nous disons ici, que ces remarques ne concernent aucunement les références à l’Égypte ou autres choses du même genre qui peuvent parfois se rencontrer aussi dans certaines organisations initiatiques, mais qui y ont uniquement un caractère de « légendes » symboliques, sans aucune prétention à se prévaloir en fait de semblables origines ; nous ne visons que ce qui se donne pour une restauration, valable comme telle, d’une tradition ou d’une initiation qui n’existe plus, restauration qui d’ailleurs, même dans l’hypothèse impossible où elle serait en tout point exacte et complète, n’aurait encore d’autre intérêt en elle-même que celui d’une simple curiosité archéologique.
Nous arrêterons là ces considérations, car cela suffit amplement pour faire comprendre ce que sont, d’une façon générale, toutes ces contrefaçons « pseudo-initiatiques » de l’idée traditionnelle : un mélange plus ou moins cohérent, plutôt moins que plus, d’éléments en partie empruntés et en partie inventés, le tout étant dominé par les conceptions antitraditionnelles qui sont le propre de l’esprit moderne, et ne pouvant par conséquent servir en définitive qu’à répandre ces conceptions en les faisant passer pour traditionnelles, c’est-à-dire pour tout le contraire de ce qu’elles sont en réalité, sans parler de la tromperie qui consiste à donner pour « initiation » ce qui n’a qu’un caractère purement profane, pour ne pas dire « profanateur ». Si l’on faisait remarquer après cela, comme une sorte de circonstance atténuante, qu’il y a presque toujours là-dedans, malgré tout, quelques éléments dont la provenance est réellement traditionnelle, nous répondrons ceci : toute imitation, pour se faire accepter, doit naturellement prendre au moins quelques-uns des traits de ce qu’elle simule, mais c’est bien là ce qui en augmente encore le danger ; le mensonge le plus habile et aussi le plus funeste, n’est-il pas précisément celui qui mélange de façon inextricable le vrai avec le faux, s’efforçant ainsi de faire servir celui-là au triomphe de celui-ci ?
Articles et Comptes Rendus, Tome 1, René Guénon, éd. Editions Traditionnelles, 2000,p. 63
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