Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

29 mai 2019

René Guénon – Cœur et cerveau

Nous avons lu dans la revue Vers l’Unité (juillet-août et septembre-octobre 1926), sous la signature de madame Th. Darel, une étude où se trouvent quelques considérations assez proches, à certains égards, de celles que nous avons eu, de notre côté, l’occasion d’exposer. Peut-être y aurait-il des réserves à faire sur certaines expressions, qui ne nous paraissent pas avoir toute la précision souhaitable ; mais nous n’en croyons pas moins intéressant de reproduire divers passages de cette étude.




«... S’il est un mouvement essentiel, c’est celui qui a fait de l’homme un être vertical, à stabilité volontaire, un être dont les élans d’idéal, les prières, les sentiments les plus élevés et les plus purs montent comme un encens vers le ciel. De cet être, l’Être suprême fit un temple dans le Temple et pour cela le dota d’un cœur, c’est-à-dire d’un point d’appui immuable d’un centre de mouvement rendant l’homme adéquat à ses origines, semblable à sa Cause première. En même temps, il est vrai, l’homme fut pourvu d’un cerveau ; mais ce cerveau, dont l’innervation est propre au règne animal tout entier, se trouve, de facto, soumis à un ordre de mouvement secondaire (par rapport au mouvement initial). Le cerveau, instrument de la pensée enclose dans le monde et transformateur à l’usage de l’homme et du monde de cette pensée latente, la rend ainsi réalisable par son intermédiaire. Mais le cœur seul, par un aspir et unexpir secret, permet à l’homme, en demeurant uni à son Dieu, d’être pensée vivante. Aussi, grâce à cette pulsation royale, l’homme conserve-t-il sa parole de divinité et œuvre-t-il sous l’égide de son Créateur, soucieux de sa Loi, heureux d’un bonheur qu’il lui appartient uniquement de se ravir à lui-même, en se détournant de la voie secrète qui conduit de son cœur au Cœur universel, au Cœur divin... Retombé au niveau de l’animalité, toute supérieure qu’il soit en droit de l’appeler, l’homme n’a plus à faire usage que du cerveau et de ses annexes. Ce faisant, il vit de ses seules possibilités transformatrices ; il vit de la pensée latente répandue dans le monde ; mais il n’est plus en son pouvoir d’être pensée vivante. Pourtant, les religions les saints, les monuments même élevés sous le signe d’une ordination spirituelle disparue, parlent à l’homme de son origine et des privilèges qui s’y rattachent. Pour peu qu’il le veuille, son attention portée exclusivement sur les besoins inhérents à son état relatif peut s’exercer à rétablir chez lui l’équilibre, à recouvrer le bonheur... L’excès de ses égarements amène l’homme à en reconnaître l’inanité. A bout de souffle, le voici qui par un mouvement instinctif se replie sur lui-même, se réfugie en son propre cœur, et, timidement, s’essaie à descendre en sa crypte silencieuse. Là, les vains bruits du monde se taisent. S’il en demeure, c’est que la profondeur muette n’est point encore atteinte, que le seuil auguste n’est point encore franchi... Le monde et l’homme sont un. Et le Cœur de l’homme, le Cœur du monde sont un seul Cœur. »



1 — [Publié dans Reg., janv. 1927.]



Nos lecteurs retrouveront là sans peine l’idée du cœur comme centre de l’être, idée qui, ainsi que nous l’avons expliqué (et nous y reviendrons encore), est commune à toutes les traditions antiques, issues de cette tradition primordiale dont les vestiges se rencontrent encore partout pour qui sait les voir. Ils y retrouveront aussi l’idée de la chute rejetant l’homme loin de son centre originel, et interrompant pour lui la communication directe avec le « Cœur du Monde », telle qu’elle était établi de façon normale et permanente dans l’état édénique (2). Ils y retrouveront enfin, en ce qui concerne le rôle central du cœur, l’indication du double mouvement centripète et centrifuge comparable aux deux phases de la respiration (3) ; il est vrai que dans le passage que nous allons citer maintenant, la dualité de ces mouvements est rapportée à celle du cœur et du cerveau ce qui semble à première vue introduire quelque confusion bien que cela puisse aussi se soutenir quand on se place à un point de vue un peu différent, ou cœur et cerveau sont envisagés comme constituant en quelque sorte deux pôles dans l’être humain.



« Chez l’homme, la force centrifuge a pour organe le Cerveau, la force centripète, le Cœur. Le Cœur, siège et conservateur du mouvement initial, est représenté dans l’organisme corporel par le mouvement de diastole et de systole qui ramène continûment à son propulseur le sang générateur de vie physique et l’en chasse pour irriguer le champ de son action. Mais le Cœur est autre chose encore. Comme le soleil qui, tout en répandant les effluves de vie, garde le secret de sa royauté mystique, le Cœur revêt des fonctions subtiles non discernables pour qui ne s’est point penché sur la vie profonde et n’a point concentré son attention sur le royaume intérieur dont il est le Tabernacle... Le Cœur est, à notre sens, le siège et le conservateur de la vie cosmique. Les religions le savaient qui ont fait du Cœur le symbole sacré, et les bâtisseurs de cathédrales qui ont érigé le lieu saint au cœur du Temple. Ils le savaient aussi ceux qui, dans les traditions les plus anciennes, dans les rites les plus secrets, faisaient abstraction de l’intelligence discursive imposaient le silence à leur cerveau pour entrer dans le Sanctuaire et s’y élever par-delà leur être relatif jusqu’à l’Être de l’être. Ce parallélisme du Temple et du Cœur nous ramène au double mode de mouvement qui, d’une part (mode vertical), élève l’homme au delà de lui-même et le dégage du processus propre à la manifestation, et, d’autre part (mode horizontal ou circulaire), le fait participer à cette manifestation tout entière. »



La comparaison du Cœur et du Temple, à laquelle il est fait ici allusion, nous l’avions trouvée plus particulièrement dans la Kabbale hébraïque (4), et, comme nous l’indiquions précédemment, on peut y rattacher les expressions de certains théologiens du moyen âge assimilant le Cœur du Christ au Tabernacle ou à l’arche d’Alliance (5). D’autre part, pour ce qui est de la considération du mouvement vertical et horizontal, elle se rapporte à un aspect du symbolisme de la croix, spécialement développé dans certaines écoles d’ésotérisme musulman et dont nous parlerons peut-être quelque jour (6) ; c’est en effet de ce symbolisme qu’il est question dans la suite de la même étude, et nous en extrairons une dernière citation, dont le début pourra être rapproché de ce que nous avons dit, à propos des symboles du centre, sur la croix dans le cercle et sur le swastika (7).



2 — Voir Le Sacré-Cœur et la légende du Saint Graal [ici ch. III].

3 — Voir L’idée du Centre dans les traditions antiques [ici ch. VIII].

4 — Le Cœur du Monde dans la Kabbale hébraïque [sujet repris dans Le Roi du Monde, ch. III et Le Symbolisme de la Croix, ch. IV et VII].

5 — À propos des signes corporatifs et de leur sens original [repris dans Quelques aspects du symbolisme de Janus qui forment ici le ch. XVIII]

6 — [Cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. III.]

7 — L’idée du Centre dans les traditions antiques [ici ch. VIII].



« La Croix est le signe cosmique par excellence. Aussi loin qu’il est possible de remonter dans les temps, la Croix représente ce qui unit dans leur double signification le vertical et l’horizontal ; elle fait participer le mouvement qui leur est propre d’un seul centre, d’un même générateur... Comment ne pas accorder un sens métaphysique à un signe susceptible de répondre aussi complètement à la nature des choses ? Pour être devenue le symbole presque exclusif du divin crucifiement, la Croix n’a fait qu’accentuer sa signification sacrée. En effet, si dès les origines ce signe fut représentatif des rapports du monde et de l’homme avec Dieu, il devenait impossible de ne point identifier la Rédemption à la Croix, de ne point clouer sur la Croix l’Homme dont le Cœur est au plus haut degré représentatif du divin dans un monde oublieux de ce mystère. Si nous faisions ici de l’exégèse, il serait facile de montrer à quel point les Évangiles et leur symbolisme profond sont significatifs à cet égard. Le Christ est plus qu’un fait, que le grand Fait d’il y a deux mille ans. Sa figure est de tous les siècles. Elle surgit du tombeau où descend l’homme relatif, pour ressusciter incorruptible dans l’Homme divin, dans l’Homme racheté par le Cœur universel qui bat au cœur de l’Homme, et dont le sang est répandu pour le salut de l’homme et du monde. »



La dernière remarque, bien qu’exprimée en termes un peu obscurs, s’accorde au fond avec ce que nous avons dit de la valeur symbolique qu’ont, en outre de leur réalité propre (et, bien entendu, sans que celle-ci en soit aucunement affectée), les faits historiques, et surtout les faits de l’histoire sacrée (8) ; mais ce n’est pas sur ces considérations que nous nous proposons d’insister présentement. Ce que nous voulons, c’est revenir, en profitant de l’occasion qui nous en est ainsi fournie, sur la question des rapports du cœur et du cerveau, ou des facultés représentées par ces deux organes ; nous avons déjà donné quelques indications sur ce sujet (9), mais nous croyons qu’il ne sera pas inutile d’y apporter de nouveaux développements.



8 — Les Arbres du Paradis, dans Reg., mars 1926, p. 295 [article repris dans Le Symbolisme de la Croix, ch. IX et XXV, mais le point concernant le symbolisme de l’histoire se retrouve dans l’avant-propos dudit livre].

9 — Le Cœur rayonnant et le Cœur enflammé, dans Reg., mars 1926 [cf. ch. LXIX].




Nous avons vu tout à l’heure qu’on peut, en un sens, considérer le cœur et le cerveau comme deux pôles, c’est-à-dire comme deux éléments complémentaires ; ce point de vue du complémentarisme correspond effectivement à une réalité dans un certain ordre, à un certain niveau si l’on peut dire ; il est même moins extérieur et moins superficiel que le point de vue de l’opposition pure et simple, qui renferme pourtant aussi une part de vérité, mais seulement lorsqu’on s’en tient aux apparences les plus immédiates. Avec la considération du complémentarisme, l’opposition se trouve déjà conciliée et résolue au moins jusqu’à un certain point, ses deux termes s’équilibrant en quelque sorte l’un par l’autre. Cependant, ce point de vue est encore insuffisant, par là même qu’il laisse malgré tout subsister une dualité : dire qu’il y a dans l’homme deux pôles ou deux centres, entre lesquels il peut d’ailleurs y avoir antagonisme ou harmonie suivant les cas, cela est vrai quand on l’envisage dans un certain état ; mais n’est-ce pas là un état que l’on pourrait dire « décentré » ou « désuni » et qui, comme tel, ne caractérise proprement que l’homme déchu, donc séparé de son centre originel comme nous le rappelions plus haut ? C’est au moment même de la chute qu’Adam devient « connaissant le bien et le mal » (Genèse, III, 22), c’est-à-dire commence à considérer toutes choses sous l’aspect de la dualité la nature duelle de l’« Arbre de la Science » lui apparaît lorsqu’il se trouve rejeté hors du lieu de l’unité première, à laquelle correspond l’« Arbre de Vie (10) ».



Quoi qu’il en soit, ce qui est certain, c’est que, si la dualité existe bien dans l’être, ce ne peut être qu’à un point de vue contingent et relatif ; si l’on se place à un autre point de vue plus profond et plus essentiel, ou si l’on envisage l’être dans l’état qui correspond à celui-ci, l’unité de cet être doit se trouver rétablie (11). Alors, le rapport entre les deux éléments qui étaient apparus d’abord comme opposés, puis comme complémentaires devient autre : c’est un rapport, non plus de corrélation ou de coordination, mais de subordination. Les deux termes de ce rapport, en effet, ne peuvent plus être placés sur le même plan comme s’il y avait entre eux une sorte d’équivalence ; l’un dépend au contraire de l’autre comme ayant en lui son principe et tel est bien le cas pour ce que représentent respectivement le cerveau et le cœur.



Pour faire comprendre ceci, nous reviendrons au symbolisme que nous avons déjà indiqué (12), et suivant lequel le cœur est assimilé au soleil et le cerveau à la lune. Or le soleil et la lune, ou plutôt les principes cosmiques qui sont représentés par ces deux astres, sont souvent figurés comme complémentaires et ils le sont en effet à un certain point de vue ; on établit alors entre eux une sorte de parallélisme ou de symétrie, dont il serait facile de trouver des exemples dans toutes les traditions. C’est ainsi que l’hermétisme fait du soleil et de la lune (ou de leurs équivalents alchimiques, l’or et l’argent) l’image des deux principes actif et passif, ou masculin et féminin suivant un autre mode d’expression, qui sont bien les deux termes d’un véritable complémentarisme (13). D’ailleurs, si l’on considère les apparences de notre monde, ainsi qu’il est légitime de le faire, le soleil et la lune ont effectivement des rôles comparables et symétriques, étant, suivant l’expression biblique, « les deux grands luminaires dont l’un préside au jour et l’autre à la nuit » (Genèse, I, 16) ; et certaines langues extrême-orientales (chinois, annamite, malais) les désignent par des termes qui sont pareillement symétriques, signifiant « œil du jour » et « œil de la nuit ». Pourtant, si l’on va au delà des apparences, il n’est plus possible de maintenir cette sorte d’équivalence, puisque le soleil est par lui-même une source de lumière, tandis que la lune elle ne fait que réfléchir la lumière qu’elle reçoit du soleil (14). La lumière lunaire n’est en réalité qu’un reflet de la lumière solaire ; on pourrait donc dire que la lune, en tant que « luminaire », n’existe que par le soleil.



10 — Voir Les Arbres du Paradis [cf. ce que nous avons dit dans une note précédente au sujet de cet article]. — De certaines comparaisons qu’on peut établir entre le symbolisme biblique et apocalyptique et le symbolisme hindou, il résulte très clairement que l’essence de l’« Arbre de Vie » est proprement l’« Indivisible » (en sanscrit Aditi) ; mais ceci nous éloignerait trop de notre sujet.

11 — On peut se souvenir ici de l’adage scolastique : « Esse et unum convertuntur. »

12 — Le Coeur rayonnant et le Coeur enflammé [cf. ici ch. LXIX].

13 — Il faut d’ailleurs remarquer que, sous un certain rapport, chacun des deux termes peut à son tour se polariser en actif et passif, d’où les figurations du soleil et de la lune comme androgynes ; c’est ainsi que Janus, sous un de ses aspects, estLunus-Luna, comme nous l’avons signalé précédemment [À propos de quelques symboles hermético-religieux, dans Reg., déc. 1925 dont la matière a été reprise dans l’article qui forme ici le ch. XVIII : Quelques aspects du symbolisme de Janus]. On peut comprendre par des considérations analogues que la force centrifuge et la force centripète soient, à un point de vue, rapportées respectivement au cerveau et au cœur, et que, à un autre point de vue, elles le soient toutes deux au cœur, comme correspondant à deux phases complémentaires de sa fonction centrale.

14 — Ceci pourrait être généralisé : la « réceptivité » caractérise partout et toujours le principe passif, de sorte qu’il n’y a pas une véritable équivalence entre celui-ci et le principe actif, bien que, dans un sens, ils soient nécessaires l’un a l’autre, n’étant l’un actif et l’autre passif que dans leur relation même.



Ce qui est vrai pour le soleil et la lune l’est aussi pour le cœur et le cerveau, ou, pour mieux dire, pour les facultés auxquelles correspondent ces deux organes et qui sont symbolisées par eux, c’est-à-dire l’intelligence intuitive et l’intelligence discursive ou rationnelle. Le cerveau, en tant qu’organe ou instrument de cette dernière, ne joue véritablement qu’un rôle de « transmetteur » et, si l’on veut, de « transformateur » ; et ce n’est pas sans motif que le mot de « réflexion » est appliqué à la pensée rationnelle, par laquelle les choses ne sont vues que comme dans un miroir, quasi per speculum, comme dit saint Paul. Ce n’est pas sans motif non plus qu’une même racine man ou men a servi, dans des langues diverses, à former de nombreux mots qui désignent d’une part la lune (grec mênê, anglais moon, allemand mond) (15), et d’autre part la faculté rationnelle ou le « mental » (sanscrit manas, latin mens, anglais mind) (16), et aussi, par suite, l’homme considéré plus spécialement dans la nature rationnelle par laquelle il se définit spécifiquement (sanscrit mânava, anglais man, allemand mann et mensch (17)). La raison, en effet, qui n’est qu’une faculté de connaissance médiate, est le mode proprement humain de l’intelligence ; l’intuition intellectuelle peut être dite supra-humaine, puisqu’elle est une participation directe de l’intelligence universelle, qui, résidant dans le cœur, c’est-à-dire au centre même de l’être, là où est son point de contact avec le Divin, pénètre cet être par l’intérieur et l’illumine de son rayonnement.



15 — De là aussi le nom du mois (latin mensis, anglais month, allemand monat) qui est proprement la « lunaison ». A la même racine se rattachent également l’idée de mesure (latin mensura) et celle de division ou de partage ; mais ceci encore nous entraînerait trop loin.

16 — La mémoire se trouve aussi désignée par des mots similaires (grec mnesis,mnêmosunè) ; elle n’est en effet, elle aussi, qu’une faculté « réfléchissante », et la lune, dans un certain aspect de son symbolisme, est considérée comme représentant la « mémoire cosmique ».

17 — De là vient également le nom de la Minerva (ou Menerva) des Étrusques et des Latins ; il est à remarquer que l’Athéna des Grecs, qui lui est assimilée est dite issue du cerveau de Zeus, et qu’elle a pour emblème la chouette, qui, par son caractère d’oiseau nocturne, se rapporte encore au symbolisme lunaire ; à cet égard la chouette s’oppose à l’aigle, qui, pouvant regarder le soleil en face, représente souvent l’intelligence intuitive, ou la contemplation directe de la lumière, intelligible.



La lumière est le symbole le plus habituel de la connaissance il est donc naturel de représenter par la lumière solaire la connaissance directe, c’est-à-dire intuitive, qui est celle de l’intellect pur, et par la lumière lunaire la connaissance réfléchie c’est-à-dire discursive, qui est celle de la raison. Comme la lune ne peut donner sa lumière que si elle est elle-même éclairé par le soleil, de même la raison ne peut fonctionner valablement dans l’ordre de réalité qui est son domaine propre, que sous la garantie de principes qui l’éclairent et la dirigent, et qu’elle reçoit de l’intellect supérieur. Il y a sur ce point une équivoque qu’il importe de dissiper : les philosophes modernes (18) se trompent étrangement en parlant comme ils le font de « principes rationnels », comme si ces principes appartenaient en propre à la raison, comme s’ils étaient en quelque sorte son œuvre, alors que, pour la gouverner, il faut au contraire nécessairement qu’ils s’imposent à elle, donc qu’ils viennent de plus haut ; c’est là un exemple de l’erreur rationaliste, et l’on peut se rendre compte par là de la différence essentielle qui existe entre le rationalisme et le véritable intellectualisme. Il suffit de réfléchir un instant pour comprendre qu’un principe, au vrai sens de ce mot, par là même qu’il ne peut se tirer ou se déduire d’autre chose, ne peut être saisi qu’immédiatement, donc intuitivement et ne saurait être l’objet d’une connaissance discursive comme celle qui caractérise la raison ; pour nous servir ici de la terminologie scolastique, c’est l’intellect pur qui est habitus principiorum, tandis que la raison est seulement habitus conclusionum.



Une autre conséquence résulte encore des caractères fondamentaux de l’intellect et de la raison : une connaissance intuitive, parce qu’elle est immédiate, est nécessairement infaillible par elle-même (19) ; au contraire, l’erreur peut toujours s’introduire dans toute connaissance qui n’est qu’indirecte ou médiate comme l’est la connaissance rationnelle ; et l’on voit par là combien Descartes avait tort de vouloir attribuer l’infaillibilité à la raison. C’est ce qu’Aristote exprime en ces termes (20) : « Parmi les avoirs de l’intelligence (21), en vertu desquels nous atteignons la vérité, il en est qui sont toujours vrais, et d’autres qui peuvent donner dans l’erreur. Le raisonnement est dans ce dernier cas ; mais l’intellect est toujours conforme à la vérité et rien n’est plus vrai que l’intellect. Or, les principes étant plus notoires que la démonstration, et toute science étant accompagnée de raisonnement, la connaissance des principes n’est pas une science (mais elle est un mode de connaissance supérieur à la connaissance scientifique ou rationnelle, et qui constitue proprement la connaissance métaphysique). D’ailleurs, l’intellect est seul plus vrai que la science (ou que la raison qui édifie la science) ; donc les principes relèvent de l’intellect. »



Et, pour mieux affirmer le caractère intuitif de cet intellect, Aristote dit encore : « On ne démontre pas les principes, mais on en perçoit directement la vérité (22). »



18 — Précisons que, par cette expression nous entendons ceux qui représentent la mentalité moderne, telle que nous avons eu souvent l’occasion de la définir (voir notamment notre communication dans le numéro de juin 1926) [ici ch. I] le point de vue même de la philosophie moderne et sa façon spéciale de poser les questions sont incompatibles avec la métaphysique vraie.

19 — Saint Thomas note cependant (S. Th., I, q. 58, a. 5 et q. 85, a. 6) que l’intellect peut errer dans la simple perception de son objet propre ; mais cette erreur ne se produit que per accidens, à cause d’une affirmation d’ordre discursif qui est intervenue ; ce n’est donc plus, à vrai dire, de l’intellect pur qu’il s’agit dans ce cas. Il est d’ailleurs bien entendu que l’infaillibilité ne s’applique qu’à la saisie même des vérités intuitives, et non à leur formulation ou à leur traduction en mode discursif.

20 — Derniers Analytiques.

21 — On rend ordinairement par « avoir le mot grec exis, qui est à peu près intraduisible en français, et qui correspond plus exactement au latin habitus, signifiant à la fois nature, disposition, état, manière d’être.

22 — Rappelons aussi des définitions de saint Thomas d’Aquin : « Ratio discursum quemdam designat, quo ex uno in aliud cognoscendum anima humana pervenit ; intellectus vero simplicem et absolutam cognitionem (sine aliquo motu vel discursu, statim in prima et subita acceptione) designare videtur » (De Veritate, q. XV, a. I).



Cette perception directe de la vérité, cette intuition intellectuelle et supra-rationnelle dont les modernes semblent avoir perdu jusqu’à la simple notion, c’est véritablement la « connaissance du cœur », suivant une expression qui se rencontre fréquemment dans les doctrines orientales. Cette connaissance est d’ailleurs, en elle-même, quelque chose d’incommunicable ; il faut l’avoir « réalisée », au moins dans une certaine mesure pour savoir ce qu’elle est vraiment ; et tout ce qu’on en peut dire n’en donne qu’une idée plus ou moins approchée, toujours inadéquate. Surtout, ce serait une erreur de croire qu’on peut comprendre effectivement ce qu’est le genre de connaissance dont il s’agit quand on se contente de l’envisager « philosophiquement », c’est-à-dire du dehors, car il ne faut jamais oublier que la philosophie n’est qu’une connaissance purement humaine ou rationnelle, comme l’est tout « savoir profane ». Au contraire, c’est sur la connaissance supra-rationnelle que se fonde essentiellement la « science sacrée », au sens où nous employons cette expression dans nos écrits (23) ; et tout ce que nous avons dit de l’usage du symbolisme et de l’enseignement qui y est contenu se rapporte aux moyens que les doctrines traditionnelles mettent à la disposition de l’homme pour lui permettre d’arriver à cette connaissance par excellence, dont toute autre connaissance, dans la mesure où elle a aussi quelque réalité, n’est qu’une participation plus ou moins lointaine, un reflet plus ou moins indirect, comme la lumière de la lune n’est qu’un pâle reflet de celle du soleil. La « connaissance du cœur », c’est la perception directe de la lumière intelligible, de cette Lumière du Verbe dont parle saint Jean au début de son Évangile, Lumière rayonnant du « Soleil spirituel » qui est le véritable « Cœur du Monde ».



23 — [Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, Avant-propos ; et aussi Aperçus sur l’Initiation, ch. XVIII.]



ADDENDUM



Il n’est pas sans intérêt de citer ici le compte rendu fait par René Guénon, dans V. I., octobre 1932, d’un livre de Mme Th. Darel, L’Expérience Mystique et le Règne de l’Esprit (Éditions de la Revue mondiale, Paris), où l’on retrouve inclus comme chapitre l’article commenté plus haut.

« Cet ouvrage, malgré l’incontestable intérêt de certaines des considérations qui s’y rencontrent, laisse dans son ensemble une impression quelque peu mêlée ; cela peut tenir pour une certaine part à l’emploi plutôt fâcheux qui y est fait du mot « introspection », terme de psychologie profane qui ne peut ici que prêter à équivoque ; mais, surtout, on se demande constamment en quel sens l’auteur entend au juste le mot « mystique », et même si, au fond, c’est bien vraiment de mystique qu’il s’agit. En fait, il semble qu’il s’agisse plutôt d’« ascèse », car il y a là l’exposé d’une tentative d’effort méthodique qui n’est guère compatible avec le mysticisme proprement dit ; mais, d’autre part, le caractère spécifique de cette ascèse même est assez peu nettement déterminé, elle ne saurait, en tout cas, être regardée comme d’ordre initiatique, car elle n’implique le rattachement à aucune tradition, alors que ce rattachement est une condition essentielle de toute initiation, ainsi que nous l’exposons dans l’article qu’on aura lu d’autre part (1). Cette ambiguïté, qui n’est pas sans causer un certain malaise, se double d’un manque de rigueur dans la terminologie, où n’apparaît que trop l’indépendance de l’auteur à l’égard des doctrines traditionnelles, et qui est peut-être ce qui lui est le plus incontestablement commun avec les mystiques de toute catégorie. A côté de ces défauts que nous ne pouvions passer sous silence, ce qui est de beaucoup le plus remarquable dans ce livre, ce sont les considérations qui se rapportent aux rôles respectifs du « cœur » et du « cerveau », ou de ce qu’ils représentent, ainsi qu’au « sens vertical » et au « sens horizontal » dans le développement intérieur de l’être, considérations qui rejoignent le symbolisme traditionnel, tel que nous l’avons exposé dans Le Symbolisme de la Croix, nous avons d’ailleurs, il y a quelques années, signalé cette intéressante concordance dans un de nos articles de Regnabit, le chapitre dont il s’agit ayant alors paru séparément dans la revue Vers l’unité (2). L’auteur a joint, comme appendices à son ouvrage, la reproduction de deux opuscules déjà anciens ; l’un d’eux contient un essai de « rationalisation » du miracle, interprété « biologiquement », qui n’est certes pas ce à quoi nous donnerions le plus volontiers notre assentiment. »



1 — [L’auteur faisait ainsi référence à l’article Des Conditions de l’initiation, publié dans le même numéro du V. I., qui a été repris sous une nouvelle forme dans Aperçus sur l’initiation, ch. IV.]

2 — [Il est utile de fixer ici un point d’histoire littéraire pour éviter quelque confusion au sujet d’une question de source traditionnelle. L’article de Mme Th. Darel paru dans la revue Vers l’Unité en 1926, et qui énonçait des idées si proches de celles que devait exposer René Guénon dans Le Symbolisme de la Croix publié en 1931, s’inspirait en réalité d’une étude parue sous ce même titre, en 1911, dans La Gnose, et signée Palingénius, pseudonyme de René Guénon. Celui-ci a expliqué lui-même plus tard ce point dans sa correspondance avec M. Paul Chacornac (Lettre du 2 août 1931), en précisant qu’il avait connu à l’époque personnellement Mme Darel à laquelle était fait le service de la revue La Gnose.]



René Guénon, Symboles Fondamentaux de la Science Sacrée, Chap. LXX : Cœur et cerveau. Les notes entre crochets et l’Addendum ont été rajoutés par Michel Vâlsan

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