La signification ésotérique du signe de la croix fut énoncée par René Guénon pour la première fois dans un article intitulé « La Prière et l'Incantation », publié, sous le pseudonyme T Palingénius, dans La Gnose du début 1911 (1). Parlant de l'incantation comme mode de travail initiatique, tout intérieur en principe, mais pouvant être exprimé et soutenu extérieurement par des paroles ou des gestes, l'auteur disait que le but final à atteindre en était « la réalisation en soi de l'Homme Universel, par la communion parfaite de la totalité des états de l'être, harmoniquement et conformément hiérarchisés, en épanouissement intégral dans les deux sens de l'ampleur et de l'exaltation ». En note, il ajoutait la précision suivante : « Cette phrase contient l'expression de la signification ésotérique du signe de la croix, symbole de ce double épanouissement de l'être, horizontalement, dans l'ampleur ou l'extension de l'individualité intégrale (développement indéfini d'une possibilité particulière, qui n'est pas limitée à la partie corporelle de l'individualité), et verticalement, dans la hiérarchie indéfinie des états multiples (correspondant à l'indéfinité des possibilités particulières comprises dans l'Homme Universel) ». (2)
Dans les livraisons suivantes de la dite revue, Guénon revenait sur ce thème avec un article intitulé précisément « Le Symbolisme de la Croix », lequel, comme on le sait, fut la première ébauche du livre qui devait paraître sous le même titre, vingt années plus tard (3). Cependant il n'y faisait aucune référence explicite à des sources islamiques, alors que la notion de l'« Homme Universel » et celles d'« ampleur » et d'« exaltation » s'y rapportaient indubitablement. Toutefois, à ne considérer que la collection de La Gnose, on comprend naturellement que l'occasion d'aborder un tel sujet, qui sous sa plume devait trouver une fortune exceptionnelle, lui avait été offerte par la publication, dans un numéro précédent, de la traduction faite par Abdul-Hâdi (John Gustaf Aguéli) d'un petit traité du Tasawwuf présenté sous le titre suivant : « Epître intitulée Le Cadeau, sur la manifestation du Prophète, par le Sheikh initié et inspiré Mohammad ibn Fazlallâh El-Hindî » (4). Cet écrit apportait en effet une donnée doctrinale de premier ordre pouvant être rattachée immédiatement au symbolisme de la croix, bien que son texte ne comportât pas de référence expresse à la croix elle-même ; cette donnée se trouve dans un passage que nous allons citer et qui venait après une énumération des Sept Degrés de l'Existence Universelle. En conservant le lexique du traducteur, mais en résumant le texte, ces degrés sont les suivants (par différence des simples parenthèses, les mots entre crochets sont ajoutés par nous) :
1° L'Inassignable ou l'Absolu, qu'on désigne par le nom de « l'Unité Pure ».
2° La première assignation, qui est la conscience que Dieu possède de Sa quiddité, de Ses attributs et de tous les êtres créés d'une façon générale ou synthétique ; ce degré s'appelle la « Vérité de Muhammad » [nous dirions plutôt la « Réalité Muhammadienne »].
3° La seconde assignation, qui est la conscience que Dieu possède de Sa quiddité, de Ses attributs et de tous les êtres créés en mode distinctif et analytique.
4° Les esprits [ou plutôt « le monde des esprits purs »], C’est-à-dire les créatures abstraites et simples qui se manifestent en leurs essences premières.
5° Le monde des formes premières, c'est-à-dire les créatures subtiles, mais composées, qu'on ne peut diviser (sans qu'elles cessent d'être ce qu'elles sont).
6° Le monde des corps, c'est-à-dire les choses grossières qu'on peut fractionner ou diviser (sans qu'elles changent foncièrement de nature).
7° Le degré universel qui englobe les cinq immédiatement précédents et qui est l'homme.
Tout de suite après cette énumération on a le passage qui nous intéresse : « Le premier de ces 7 « plans » est celui du « Non-Manifesté », tandis que les 6 autres comprennent toute la manifestation ou l'« expansion ». Lorsque l'homme dans le septième (et dernier) « degré » s'exalte vers le sublime, lorsque surgissent en lui les autres (cinq) « plans » en parfait épanouissement, il est « l'homme universel ». L'exaltation ainsi que l'ampleur ont atteint leur apogée en notre Prophète — qu'Allâh prie sur lui et le salue ! — » (5). Ce passage, modifié quant au style — car, retraduit pourrait-on dire — fut repris par Guénon comme citation expresse de « L'Epître de Fazlallâh El-Hindî », seulement en 1931, dans le cadre du Symbolisme de la Croix (Ch. III), lorsque, ayant employé les termes « ampleur » et « exaltation », il eut à préciser que ceux-ci étaient empruntés au langage de l'ésotérisme islamique (6). Mais à cette occasion il ajoutait une autre donnée islamique de source ésotérique : « Ceci permet de comprendre cette parole qui fut prononcée il y a une vingtaine d'années, par un personnage occupant alors dans l'Islam, même au point de vue exotérique, un rang fort élevé : « Si les Chrétiens ont le signe de la croix, les Musulmans en ont la doctrine. » (7)
Puisqu'il n'a été indiqué nulle part, ni par Abdul-Hâdi, ni par René Guénon, ni par quelque autre auteur, quels sont les termes arabes rendus par les mots « ampleur » et « exaltation » — alors que toute une génération d'écrivains d'esprit traditionnel utilise maintenant les termes français correspondants ou leurs équivalents dans d'autres langues occidentales — nous allons les transcrire ici, mais nous devons aussi prévenir qu'il s'agit en vérité de deux « notions » complémentaires, exprimables par différents couples de termes plutôt que d'un couple unique de termes particuliers. Ainsi, tout d'abord, dans le texte arabe de l'Epître de Fazlallâh El-Hindî (8) ces termes sont : inbisât pour « ampleur » et ‘urûj pour « exaltation ». Pris dans leurs sens ordinaires, le premier signifie proprement « extension » et le deuxième « montée » ; ils ne désignent donc pas les dimensions expresses d'une croix, mais des tendances et des mouvements qu'on peut axer symboliquement sur ces dimensions. On peut remarquer de toute façon qu'en tant que désignation de phases de la réalisation initiatique, ils correspondent respectivement aux deux parties du Voyage Nocturne du Prophète, symbole par excellence du voyage initiatique : la première appelée Isrâ' (Transfert nocturne), allant de la Mecque à Jérusalem et correspondant à la dimension horizontale de la croix (9), la deuxième, céleste, désignée par le terme Mi’râj (Moyen d'Ascension, Echelle) (10) correspondant à la dimension verticale et aboutissant au Seigneur de la Gloire Toute-Puissante, fin qui est située à l'« intervalle des deux arcs (qâba qawsayn), ou plus près (adnâ) » ce qui est une expression du passage au-delà de la Dualité (11).
(1) Cet article refondu et complété fut repris, avec le même titre, comme chapitre XXIV des Aperçus sur l'initiation (1946).— Mais nous pouvons attester, pour l'avoir lu, que le symbolisme de la croix avait déjà fait l'objet de certaines considérations spéciales dans les conférences tenues par Guénon, au début de 1908, au cercle ésotérique de l'Ordre du Temple Rénové à une date où il n'avait pas encore commencé à publier.
(2) La Gnose, janvier 1911, p. 26. Le passage du texte se retrouve quelque peu modifié dans les Aperçus sur l'initiation, p. 173 de la 1ère édition (1946), et p. 170 des 2ème (1953) et 3ème (1964) éditions ; la note y est remplacée par un simple renvoi au livre du Symbolisme de la Croix, paru depuis 1931.
(3) Sur les éditions de ce livre et les remarques circonstancielles qui s'imposent voir notre chronique des « Livres » dans les E. T. de janvier-février 1971, pp. 35-40.
(4) La Gnose, déc. 1910 : les « Notes » de cette traduction parurent distinctement dans le n° de janvier 1911. (Rappelons à l'occasion que ce traité a été réimprimé dans Le Voile d'Isis de juin 1935).
(5) Ib., déc. 1910, p. 271.
(6) Avant cela, Guénon avait déjà indiqué, une première fois tout au moins, l'origine de ces deux termes, dans l'Esotérisme de Dante, ch. VI, mais sans avoir eu à citer l'Epître dont nous parlons.
(7) On sait que ledit personnage est le Cheikh Elîsh El-Kébîr à la mémoire vénérée duquel Guénon dédiait Le Symbolisme de la Croix. — Ajoutons que, d'après une certaine mention privée, Guénon reconnaissait à ce maître le degré initiatique du Rose-Croix effectif.
(8) Le titre arabe en est : At-Tuhfat al-mursala ilâ-n-Nabî = « Le Cadeau envoyé au Prophète ». L'auteur, dont Abdul-Hâdi avouait ne savoir que le nom, s'appelle plus complètement et en une transcription à peine plus convenable, Mohammad Ibn Fazlallâh al-Hindî al-Burhanapurî (ce qui indique vraisemblablement une lignée familiale indienne et une origine personnelle de la ville de Burhanapur) est un auteur des 10° et 11° siècles de l'Hégire, mort plus exactement en 1029/1620.
(9) René Guénon dit, dans L'Esotérisme de Dante, ch. V, que l'Isrâ’ est une descente aux régions infernales ; de fait, d'après les textes des hadîths qui en parlent, ce voyage correspond par certains de ses épisodes aux thèmes initiatiques de l'Enfer de Dante, mais son trajet ne comporte pas dans lesdits textes une descente proprement dite vers l'intérieur de la Terre avec une sortie du côté opposé. Le résumé que A. Cabaton a fait du livre d'Asin Palacios, La Escatologia musulmana en la Divina Comedia, et que reproduit partiellement Guénon, parle lui-même d'une similitude entre l'Enfer dantesque et l'Enfer islamique, mais celui-ci est évoqué, non d'après les événements du trajet jusqu'à Jérusalem, mais d'après des visions que le Prophète a obtenues du Ciel pendant son Ascension.
(10) Le terme ‘urûj est de la même racine que mi’râj = « échelle » par lequel on désigne l'« Ascension céleste » du Prophète; dans les commentaires de la Tuhfat, employé comme terme commun, il désigne le voyage initiatique des Rapprochés (al-Muqarrabûn).
(11) Cf. Cor. 53, 9 : « II (Muhammad) fut à la distance de deux arcs (d'un cercle) ou plus près ». — Les deux arcs étant conçus comme contenant les deux moitiés d'une « forme » circulaire, le diamètre pourrait correspondre à une jonction par contiguïté, ou, initiatiquement, à une réalisation du type « unitif » (ittihâd) ce qui constitue une conception critiquée généralement pour autant qu'elle évoque l'« union » de deux natures distinctes ; la mention « ou plus près » signifie alors le dépassement sûr de la dualité et correspond donc à l'identité pure (wahda, tawhîd), ce qui peut s'entendre d'ailleurs aussi bien de l'unicité du point central ordonnant toute la circonférence que de l'unité indivisible du cercle entier.
* * *
Un autre couple, plus connu, de termes symboliques, présente une référence directe à des dimensions qui, géométriquement, sont celles d'une croix : ces « dimensions », habituellement citées en ordre inverse de celui du couple précédent, sont les vocables tûl = « longueur » et ‘ard « largeur » (12), ceux-ci au sens premier, mesurant évidemment un plan horizontal, mais déjà, dans l'usage courant, ils s'emploient aussi pour un plan vertical, le mot tûl, comme ses équivalents dans d'autres langues, désignant facilement la « longueur verticale » ou la hauteur (13). Dans l'acception symbolique, les deux « dimensions » s'appliquent, la première au monde supérieur et informel, ou encore à la nature purement spirituelle, la deuxième, au monde inférieur et formel ou, corrélativement, à la nature grossière et corporelle. Certes on a ainsi plutôt des « domaines » de l'existence cosmique, plutôt que des « tendances » qualitatives, mais à vrai dire un certain caractère de tendance résulte pour chacun des domaines mis ainsi en corrélation entre lesquels l'être se trouve situé et par rapport auxquels il agit. Chez le Cheikh al-Akbar Ibn Arabî, enfin, on trouve les correspondances suivantes : au tûl correspond « le monde caché » (‘âlam al-Ghayb) et au 'ard « le monde manifesté » ('âlam ash-Shahâda) (14) ce qui est plus riche de possibilités conceptuelles. En outre, il est important de savoir, dans l'ordre de nos considérations, que cette conception des dimensions axiales de l'existence universelle est une caractéristique de la science propre aux initiés musulmans dont le type prophétique particulier est Sayyidunâ Aïssâ (Jésus) en tant qu'une des formes du Verbe universel incluses dans les possibilités du Maqâm muhammadien. Cette science initiatique s'appelle d'ailleurs la « science aïssawie », mais elle est plus exactement la « science des Lettres » ce par quoi il faut entendre avant tout la connaissance du souffle générateur des « lettres » tant du côté divin (Nafas ar-Rahmân = le « Souffle du Tout-Miséricordieux ») que du côté humain (15). Les lettres transcendantes donnent naissance aux Paroles divines (Kalimât) et aux Noms des choses (Asmâ'), et l'homme les reçoit à la fois comme une connaissance en soi, comme un moyen de réalisation et comme un pouvoir de gouvernement du macrocosme et du microcosme. Cette science est aussi celle du « souffle de vie » par laquelle Jésus ressuscitait les morts ou animait les oiseaux d'argile qu'il avait façonnés lui-même. Un des Soufis les plus marquants qui ont possédé cette science et dont le cas sera pour nous particulièrement intéressant ici, fut le fameux Al-Hallâj. C'est ce que précise bien le maître par excellence du Tasawwuf, le Cheikh al-Akbar Ibn Arabî, dans les lignes suivantes de ses Futûhât :
« Cette science (la « science aïssawie ») est celle qui se rapporte aux notions de « hauteur » (tûl) et de « largeur » (‘ard) du monde, entendant par cela, d'une part, le monde spirituel (al-‘âlam ar-rûhânî) qui est celui des Idées pures (al-Ma’âni) et du Commandement divin (al-Amr), d'autre part, le monde créé ('âlam al-khalq) de la nature cosmique (at-tabî’a) et des corps (al-ajsâm), le tout étant à Allâh : « La Création et le Commandement ne sont-ils pas à Lui ? » (Cor. 7, 54). « Dis : l'Esprit fait partie du Commandement de mon Seigneur ! » (Cor. 17, 85). « Béni soit Allâh, le Seigneur des Mondes ! » (Cor. 7, 54). Ceci était la science d'Al-Hussayn ibn Mansour Al-Hallâj — qu'Allâh lui fasse miséricorde ! — Quand tu entendras quelqu'un des gens de notre Voie traiter des Lettres (Hurûf) et dire que telle « lettre » a tant de brasses ou d'empans en « hauteur » et tant en « largeur », comme l'ont fait Al-Hallâj et d'autres, sache que par « hauteur » il veut dire sa vertu opérative (fi’l) dans le monde des esprits, et par « largeur » sa force opérative dans le monde des corps : la mesure mentionnée alors en est la caractéristique distinctive. Cette terminologie technique a été instituée par Al-Hallâj » (16).
(12) Ce mot étant composé des lettres 'ayn, râ et dâd n'est donc pas à confondre avec le mot ard = « terre », dont la première lettre est un alif.
(13) Voir aussi Cor. 17, 37: « Tu ne saurais atteindre en hauteur (tûlan) les montagnes ». Nous avons eu déjà l'occasion de préciser cette acception technique dans une note de notre traduction du « Livre de l'Extinction dans la Contemplation » d'Ibn Arabi (p. 26, note 81).
Signalons aussi qu'Abdul-Hâdi mettant une note (La Gnose, janvier 1911, p. 21) à propos des termes « exaltation » et « ampleur » dans le passage précité de sa traduction, y faisait un tableau de correspondances parallèles qu'il présentait ainsi : « Il (le Prophète) est la solution des antithèses humaines, dont voici quelques-unes :
Exaltation X Ampleur
Hauteur X Largeur
Intérieur X Extérieur
……………………………………………………………………………………………………………..
L'Esprit X La Lettre
……………………………………………………………………………………………………………..
Esotérisme X Exotérisme
Solitude avec le Créateur X Universalité avec les Créatures.
Dans ce tableau, qui contenait en tout une quinzaine de ces « antithèses », on constate que la première correspondance inscrite sous le couple « Exaltation x Ampleur » est celle de « Hauteur x Largeur », ce qui fait penser qu'Abdul-Hâdi lui-même avait en vue les termes techniques arabes dont nous parlons maintenant.
(14) Cf. Futûhât, ch. 22.
(15) Nous avons déjà eu l'occasion d'en parler et en signaler l'intérêt dans le chapitre III : « sur le Cheikh Al-Alâwî ».
(16) Futûhât, ch. 20. — Nous donnons en annexe de notre article la traduction intégrale de ce chapitre. — Ce que dit le Cheikh al-Akbar dans la dernière phrase du texte que nous citons, concerne seulement l'application des notions de tûl et ‘ard dans le domaine de la science des Lettres, car en tant que « dimensions » symboliques de la conception intellectuelle on les trouve déjà avant Al-Hallâj (mort en 309 H.), chez un Jâhidh (mort au milieu du 3eme siècle H.) par exemple.
* * *
En rapport avec le symbolisme des lettres arabes, nous ferons ici une remarque d'ordre général, sans pouvoir nous y arrêter davantage cette fois-ci. Il existe dans la structure de la langue arabe — et nous pensons avant tout à l'arabe sacré — un aspect qui peut illustrer la théorie hindoue des trois gunas (tendances) à laquelle Guénon a fait une place remarquée dans ses écrits, notamment dans Le Symbolisme de la Croix (chap. V). Comme on le sait, ces gunas constituent un système cruciforme de tendances, dont l'application clans l'Hindouisme concerne surtout l'ordre cosmologique : dans le cas dont nous parlons ici, il s'agit des trois motions vocaliques (harakât), u, a et i, pouvant affecter en arabe une consonne, qui en elle-même est silencieuse (sukûn, jazm), par les voies de la déclinaison et de la conjugaison (17).
(17) Une première allusion à ce point d'étude, nous l'avons faite à l'occasion de notre traduction du « Livre du Nom de la Majesté » (Kitâb al-Jalâla) ; cf. p. 37 à 41.
* * *
Avant de présenter un autre aspect de la doctrine aïssawie, nous devons faire en guise d'introduction, au moins une courte mention de l'application qui est faite de ce schéma cruciforme aux valeurs des œuvres de la loi sacrée islamique. La vertu des œuvres obligatoires (farâ'id) est en rapport avec la dimension tûl de la Science ou de la Connaissance (al-‘ilm), tandis que la vertu des œuvres surérogatoires (nawâfil, sunan) est en rapport avec la dimension ‘ard de celle-ci (18). On relève la présence de ces notions chez des auteurs de différentes époques, comme Al-Hallâj (m. 309/922), 'Umar Ibn al-Fârid (m. 632/1235) et Muhammad Ibn Fazlallâh al-Hindi (m. 1029/1620). Quant au Cheikh al-Akbar (m. 638/1240), nous allons citer à ce propos un autre passage de ses Futûhât, ch. 559, qui n'est d'ailleurs à vrai dire qu'une annotation ultime faite pour le chapitre dont nous venons de faire une citation :
« Le secret de l'institution des œuvres d'obligation (fard) et des œuvres de surérogation (nâfila) se trouve dans la relation que la Science ('Ilm) a avec les dimensions de « hauteur » (tûl) et de « largeur » ('ard) — point qui se rattache au chapitre 20 (des Futûhât).
« Celui dont la maladie (ou encore la « cause spirituelle ») (19) est Aïssâ (Jésus), n'aura pas à se traiter soi-même (20), car Aïssâ est à la fois le Créateur qui donne la vie et la créature qui en vit (21) ! « La largeur ('ard) du monde réside dans sa nature grossière (tabî’a), et sa hauteur (tûl) dans sa nature spirituelle (Rûh) ainsi que dans sa Loi (Sharî'a) (22).
Cette lumière (doctrinale) provient d'As-Sayhûr wa ad-Dayhûr (23), écrit attribué à Al-Hussayn Ibn Mansour (Al-Hallâj). Je n'ai pas encore vu un autre réalisé du type unitif (muttahid) (24) qui ait su comme celui-ci « souder et séparer » (25) et « parler par son Seigneur », « jurer par le crépuscule, par la nuit et ce qu'elle enveloppe, ainsi que par la lune et ce qu'elle remplit, et monter couche après couche » (26), car il était une lumière dans l'obscurité ! Chez lui, Dieu (al-Haqq) occupait la position de Moïse dans l'arche d'osier (tâbût), et c'est pour cela qu'il parlait de lâhût (= nature divine) et nâsût (= nature humaine) (27). Toutefois, où est-il ce cas par rapport à celui qui professe que l'Essence est unique (al-‘Ayn wâhida), et rejette même, comme absurde, (l'idée de) l'attribut en tant qu'il serait surajouté (à l'Essence) (28) ? Où est le Sinaï (moïsiaque) par rapport au Fârân (muhammadien) (29) ? Où est le Feu (du Buisson ardent) par rapport à la Lumière (aveuglante et indescriptible) (30) ? La « largeur » est chose limitée, et la « longueur » n'est qu'« ombre prolongée » (31). L'œuvre obligatoire et la surérogatoire sont « contemplant » et « contemplé » (32). »
Ce texte est utile ici encore parce qu'il présente un cas d'emploi, en ésotérisme islamique, des notions techniques de lâhût et nâsût (33) qui, comme on le verra plus loin, ont un rapport certain avec notre sujet, et qui dans les commentaires coraniques de l'exotérisme, ne sont mentionnées qu'à propos du cas du Messie, pour y être critiquées du reste. Ces notions correspondent en effet à ce qu'on appelle en théologie chrétienne les « deux natures du Christ » conception qui n'est admissible en Islam que dans des formes spécifiques à la vision muhammadienne des réalités universelles. En voici une expression éminente chez le grand maître Ibn Arabî, puisée dans un texte spécialement consacré au Verbe de Jésus (34). Après avoir énoncé la vérité d'ordre général que les Esprits purs ont la vertu de rendre « vivante » toute chose qu'ils touchent, la vie y pénétrant par le fait même (35), ce maître déclare : « La mesure de vie (dhâlika al-qadr min al-Hayât) infusée ainsi aux choses s'appelle lâhût ; le nâsût corrélatif est le réceptacle en lequel se tient cet Esprit. Enfin ce nâsût est appelé lui-même « Esprit » en raison de ce qui se tient alors en lui. » (36)
La conséquence exprimée dans la dernière phrase peut étonner, mais, à part le fait que le nâsût dont il s'agit est une forme divinement et directement manifestée comme réceptacle de l'Esprit divin, l'explication s'en trouve dans le fait qu'Aïssâ lui-même est traditionnellement appelé en Islam « Esprit de Dieu », ce qui doit être entendu non pas d'une seule part de son être, mais de son tout, et c'est en tant que tout qu'il fut qualifié Esprit par le texte coranique suivant : « Le Messie Aïssâ, fils de Marie, n'est que l'Envoyé de Dieu, et Son Verbe qu'il projeta à Marie, et un Esprit de Lui (Rûh min-Hu) » (Cor. 4, 171). Ainsi dans la constitution d'une personnalité métaphysique comme celle d'Aïssâ, le lâhût et le nâsût sont les deux parties complémentaires — contenant et contenu — d'une seule entité qui les transcende et qui est appelée « Esprit de Dieu » (37).
Certes, d'après les témoignages doctrinaux évoqués jusqu'ici, la conception des « deux natures » dans l'ésotérisme islamique présente des caractères spécifiquement différents de ceux qui sont propres à la théologie dominante du Christianisme (38). Il n'est pas question de toute façon d'un nâsûtordinaire et surtout pas d'un lâhût qui coïnciderait avec l'essence divine elle-même et auquel ne participerait du reste que le Christ seul ; au contraire, il s'agit alors d'un type de spiritualité constamment représenté et même illustré, pourrait-on dire, par des Hommes (Rijâl) du Tasawwuf ou, si l'on veut, de la sainteté islamique, type qui dans l'ensemble de la spiritualité muhammadienne est rattaché explicitement au verbe prophétique de Jésus et en porte même le qualificatif, comme on a pu le voir.
En même temps on se rend compte que la correspondance, qui résulte des textes empruntés à Ibn Arabî, entre les deux dimensions initiatiques du tûl et de ‘ard d'un côté, et les deux substances ontologiques du lâhût et du nâsût d'un autre côté, ensuite l'application de ces dernières notions au cas de Jésus, permettent de constater que le signe de la croix peut être vu comme un schéma de l'union des deux natures en la personne du Christ. Mais s'il en est ainsi, c'est, bien entendu, parce que la croix est avant tout un abrégé géométrique des états multiples de l'être et, par cela, un symbole de l'Homme Universel, ainsi que l'a démontré Guénon, appuyé sur de nombreux exemples de la tradition universelle. C'est à un deuxième degré, en quelque sorte, qu'elle s'appliquera à interpréter l'ontologie spéciale du Verbe christique, et ensuite, à un troisième degré, à l'histoire de Jésus-Christ où elle sera la croix de la Passion. C'est à ces deux derniers degrés que nous devons nous arrêter quelque peu maintenant. Le sens théologique de la croix chrétienne est dérivé ordinairement des seuls événements du Golgotha (39) ; de ce fait l'acception symbolique que nous venons de faire ressortir, du signe de la croix comme schéma des deux natures réunies dans la personne du Christ (et cela indépendamment de toute finalité sacrificielle particulière reconnue à leur union) semble être la moins attestée dans les enseignements du Christianisme, alors qu'une telle acception ne devrait, semble-t-il, être nullement incompatible avec la fonction salutaire du Verbe christique dans sa manifestation historique, car elle ne pourrait qu'en donner une signification encore plus vaste et plus haute. Il n'est pas exclu que la cause de ce silence soit imputable à des nécessités de dogmatique exotérique.
(18) Il est opportun de savoir que le rapport que l'on voit ainsi établi entre les deux sortes d'œuvres spirituelles est fondé sur les termes du hadîth qudsî suivant : « Allah dit : « N'approchent de Moi, ceux qui s'En approchent, par rien de plus excellent que par ce que Je leur ai mis à charge comme obligatoire ! Et Mon serviteur ne cesse de s'approcher de Moi par des œuvres surérogatoires jusqu'à ce que Je l'aime, et lorsque Je l'aime, c'est Moi qui suis son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il perçoit, sa langue avec laquelle il parle, sa main avec laquelle il saisit et son pied avec lequel il marche ! »
(19) Le terme philosophique ‘illa a ces deux significations.
(20) Une autre traduction possible : « qu'il ne s'attriste pas ».
(21) Allusion au Coran 3, 49, où Jésus, en tant qu'Envoyé vers les Banû Isrâ'il dit : «... Je crée de la boue une forme d'oiseau, j'y insuffle (l'âme) et c'est un oiseau, avec l'autorisation d'Allah ! Je guéris l'aveugle de naissance et le lépreux, je ressuscite les morts, avec l'autorisation d'Allah... ».
(22) Ici la loi sacrée est prise dans son ensemble (œuvres obligatoires et surérogatoires) pour représenter la tendance ascendante par rapport à l'état naturel ordinaire.
(23) Ouvrage introuvable aujourd'hui (sauf sa Préface). Son titre (qui présente quelques variantes, selon les auteurs) se traduirait ici par « les Cônes d'ombre et les durées cycliques ».
(24) Ce sont ceux qui expriment la réalisation initiatique de l'unité comme l'union de deux natures ou deux essences. Sur la notion d'ittihâd comme réalité et comme apparence voir la Notice Introductive à notre traduction du « Livre de l'Extinction dans la Contemplation » d'Ibn Arabî, loc. cit.
(25) Cf. Cor. 21, 30 : « ...les Cieux et la Terre étaient soudés et Nous les avons séparés », ce qui est certainement une allusion à des phases de l'ittihâd.
(26) Cf. Cor., 84, 16-19.
(27) L'analogie entre nâsût, « nature humaine » et tâbût d'osier se retrouve notamment dans les Fusûs al-Hikam (Les Chatons des formes prophétiques de Sagesse) d'Ibn Arabî, chapitre sur Moïse. Corrélativement, lâhût, « nature divine » se trouve représenté en ce cas par Moïse lui-même en tant qu'il est Kalima, forme du Verbe divin.— On peut noter à l'occasion que dans l'autre Tâbût israélite que mentionne encore, d'autre part, le Coran, à savoir l'Arche d'Alliance, la présence divine est constituée par la Sakîna (= la Shekinah de la Kabbale) à côté de laquelle figure aussi la Baqiyya, le Reste de ce qu'ont laissé la famille de Moïse et la famille d'Aaron (Cor. 2, 248). (A ce sujet, on peut se reporter également à notre texte « Le Coffre d'Héraclius et la tradition du Tâbût adamique ».
(28) L'orientaliste Louis Massignon, hostile à la conception de l'Unicité de l'Existence (ou de l'Identité Suprême) qu'il appelle « monisme existentiel » ou tout simplement « monisme » (et même « panthéisme »), en traduisant le même passage des Futûhât dénature ainsi le texte d'Ibn Arabî : « C'est pourquoi Al-Hosayn Ibn-Mansour parla de « lahoût » et de « nasoût » sans se rapprocher un seul instant de ceux qui disent « l'essence est unique » et escamotent l'attribut surajouté » (Kitâb at-Tawasin, Paris, 1913, p. 144). C'est, tout de même, faire prononcer à Ibn Arabî l'éloge d'une doctrine dont il veut montrer au contraire les limitations !
(29) Ismaël, l'ancêtre du Prophète arabe « habitait dans le désert de Pharan » (Genèse, XXI, 21).
(30) On demanda au Prophète : « As-tu vu ton Seigneur ? « Il répondit : « Lumière ! Comment Le verrais-je ! » Ce qui est une réponse à la fois positive et négative, ou plus exactement cataphatique et apophatique.
(31) L'« ombre prolongée » est un des traits caractéristiques de la demeure paradisiaque des « compagnons de la droite » (Cor. 56, 30), lesquels occupent une place inférieure à celle des Premiers = les Rapprochés (Cor. 56, 10-11).
(32) C'est-à-dire qu'elles sont conditionnées par la dualité.
(33) Chez le Cheikh al-Akbar lui-même, on les trouve encore reprises dans les Fusûs al-Hikam, Chapitres sur la Kalima 'isawiyya (le Verbe christique) et la Kalima mûsawiyya (le Verbe moïsiaque).
(34) Fusûs al-Hikam, ch. 15 intitulé : « Chaton de sagesse du type prophétique concernant un Verbe aïssawî.»
(35) Il cite à cet égard l'acte du Samaritain de Moïse qui avait pris une poignée (ou une pincée) de la poussière foulée par l'Ange Gabriel, qui est « l'Esprit » (ar-Rûh), et l'ayant projetée sur le Veau d'or, celui-ci subitement animé, mugit (cf. Cor. 20, 96). — La même idée soutenue par le même exemple se retrouve dans le chap. 20 des Futûhât dont nous donnons la traduction ci-après.
(36) Ibn Arabî précise même à ce propos qu'Aïssâ vivifiait les morts du seul fait d'être Esprit divin (Rûh ilâhi) bien qu'il ne manque pas d'ajouter l'explication que la « vivification appartenait à Allah et l'insufflation à Aïssâ ». (Fusûs, loc. cit.).
(37) On peut remarquer que cette notion coïncide avec celle du Purushottama vêdântique lequel dépasse également les deux Purushas, l'un destructible, l'autre indestructible. Cf. René Guénon, L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. V.
(38) Le monophysisme, quand il n'est pas compris vulgairement comme un « mélange » des deux natures, peut constituer évidemment une solution à part de ce point théologique, qui correspondra alors à un niveau ontologique différent ; mais comme toutes les conceptions dogmatiques, celui-ci ne serait lui-même valable que pour ce qu'il affirme et ne le serait pas pour ce qu'il exclut.
(39) A vrai dire ce point mériterait d'être examiné de plus près, mais pour cela il faudrait une autre occasion.
Quoi qu'il en soit, nous pouvons signaler à cet endroit, quelques données venant du côté chrétien même, qui sont parfaitement concordantes avec ce que nous avons trouvé du côté islamique, et que nous empruntons à un des « apocryphes » du Nouveau Testament : il s'agit des Actes de Pierre (40), écrit qui semble avoir été cependant très répandu, en grec et en latin, dans les milieux ecclésiastiques et monastiques de l'Orient et de l'Occident chrétiens, avant de suivre le sort de tous les livres non-admis dans le canon, qui furent condamnés notamment dans le courant du 4ème siècle (41). Dans ce texte l'Apôtre Pierre, qui allait être crucifié à Rome, se tenant tout d'abord auprès de sa croix, en énonce le mystère aux fidèles ; après avoir dit que le nom même de la croix (dans le texte grec onoma stauroi) est un « mystère caché » (musterion apocruphon) (42), il déclare :
«... Je ne tairai pas ce mystère de la croix autrefois fermé et caché à mon âme. Que la croix ne soit pas ce qu'elle paraît, pour vous qui espérez dans le Christ ! Car elle est toute différente de cette apparence, cette passion selon celle du Christ... Eloignez vos âmes de tout ce qui est sensible, de tout ce qui apparaît, et n'est pas vrai ! Arrachez de vous ces visions, arrachez ces auditions, les actions apparentes, et vous connaîtrez ce qu'il en a été pour le Christ et tout le mystère de votre salut (43); et que ces paroles, pour vous qui les entendez, soient comme si elles ne l'étaient pas (44)... ». Ensuite l'Apôtre demande aux bourreaux de le crucifier lui-même « la tête en bas, et non autrement », et, une fois la chose faite, suspendu, il reprend : « Vous dont le rôle est d'écouter, écoutez ce que je vous annonce en ce moment où je suis crucifié. Connaissez le mystère de toute la nature, et quel a été le commencement de tout. Donc le premier homme, de la race de qui je porte l'image, précipité la tête en bas, montre une nature différente de ce qu'elle était autrefois ; car elle devint morte, n'ayant pas de mouvement. Donc, renversé, lui qui avait même jeté à terre son premier état, il organisa toute l'ordonnance de ce monde à l'image de sa vocation nouvelle, suspendu qu'il était et montra droit ce qui est gauche et gauche ce qui est droit ; et il changea tous les signes de sa nature, au point de regarder comme beau ce qui ne l'est pas, et comme bon, ce qui est en réalité mauvais. A ce sujet, le Seigneur dit dans le secret (en musterion legei) : « Si vous ne faites pas gauche ce qui est droit, et droit ce qui est gauche, et inférieur ce qui est supérieur, et antérieur ce qui est postérieur, vous ne connaîtrez pas le Royaume » (45). Voilà la pensée que je vous mets devant les yeux ; et la manière dont vous me voyez suspendu est l'image de l'homme qui naquit le premier (46). Vous donc, mes aimés, qui entendez (cela) maintenant, et aussi vous qui êtes sur le point de l'entendre (47), vous devez quitter cette erreur primitive et vous relever ».
C'est le passage qui suit immédiatement que nous voulons mettre spécialement en lumière dans le cadre de notre propos :
« Car il convient de s'attacher à la croix du Christ qui est la Parole étendue (tetamenos Logos), une et seule, de qui l'Esprit dit : « Qu'est-ce donc le Christ, sinon la Parole (Logos) [et] l'Echo (Ekhô) de Dieu ? » (48). De la sorte, la Parole, ce sera la partie dressée de la croix, à laquelle je suis crucifié ; l'Echo sera la partie transversale, la nature de l'homme ; et le clou qui attache par le milieu la partie transversale à la partie dressée, ce sera le retournement (epistrophê) et la transformation spirituelle (metanoia) de l'homme » (49)
(40) Voir le texte et la traduction dans l'édition faite par l'abbé Louis Vouaux (Letouzay et Ane, 1922). Les annotations ici nous appartiennent.
(41) On peut dire que l'époque de l'abolition des apocryphes, écrits qui contiennent souvent des éléments de nature initiatique, est celle qui, dans l'histoire du Christianisme, est caractérisée notamment par la réforme constantinienne. Nous rappelons à ce propos ce qu'écrivait Guénon lorsqu'il parlait de la transformation du Christianisme qui, d'ésotérique et initiatique qu'il fut à l'origine, tant par ses rites que par sa doctrine, prit ultérieurement la forme de religion qu'on lui connaît dans l'histoire ordinaire : « Il serait probablement impossible d'assigner une date précise à ce changement qui fit du Christianisme une religion au sens propre du mot et une forme traditionnelle s'adressant à tous indistinctement ; mais ce qui est certain en tout cas, c'est qu'il était déjà un fait accompli à l'époque de Constantin et du Concile de Nicée, de sorte que celui-ci n'eut qu'à le « sanctionner », si l'on peut dire, en inaugurant l'ère des formulations « dogmatiques » destinées à constituer une présentation purement exotérique de la doctrine ». Dans le même ordre d'idées il ne faut pas négliger de remarquer que Guénon ajoutait : «Si le Christianisme comme tel cessait par là d'être initiatique, il restait encore la possibilité qu'il subsistât, à son intérieur, une initiation spécifiquement chrétienne pour l'élite qui ne pouvait s'en tenir au seul point de vue de l'exotérisme, etc.» (Christianisme et Initiation, dans « Études Traditionnelles » de sept., d'oct.-nov. et déc. 1949, repris dans le recueil posthume Aperçus sur l'ésotérisme chrétien, chap. Il).
(42) Cette référence à un symbolisme du « nom » même de la croix, qui n'est nullement expliquée, ne semblerait pas devoir concerner le grec stauros (pour ne pas parler du latin crux), et toutefois il y a à relever au moins une similitude phonétique — mais qui a son symbolisme propre au stade des lettres initiales — avec un terme comme stérigma, signifiant « appui » d'après un rapprochement trouvé par ailleurs entre ce terme et stauros (cf. J. Daniélou, Théologie du Judéo-Christianisme, éd. Desclée, 1958, p. 312). En ce sens on peut citer plus spécialement ici, parmi d'autres témoignages, tout d'abord l'Homélie Pascale attribuée à Hippolyte : « (La croix)... cet arbre aux dimensions célestes s'est élevé de la terre aux cieux se fixant (stérixas), plante éternelle, au milieu du ciel et de la terre, soutien de l'Univers... appui (stérigma) de l'Univers, etc. » On peut ajouter cette autre citation empruntée au Martyre d'André, où la même idée est expressément associée au même» mystère de la croix » : « Je connais ton mystère pour lequel tu as été dressée. En effet, tu as été dressée dans le monde afin d'affermir (stérixes) ce qui est instable, etc. » Enfin, il n'est pas exclu non plus qu'il s'agisse d'un nom étranger ou proprement ésotérique de la croix (tel que le Tau, par exemple).
(43) L'abbé Vouaux qui tout au long de son travail de commentaire veut légitimer autant que possible la présence des Actes de Pierre dans l'enseignement des premiers siècles, ne montre ici encore que le souci d'écarter tout soupçon de « gnosticisme » et de « docétisme » de la part de l'auteur anonyme de ce texte (op. cit. 438-439). Nous ne pouvons pas nous arrêter à l'endroit, pour expliquer ce que pourrait être au point de vue proprement initiatique le « docétisme » dont on parle toujours sans rien en comprendre, et auquel on fait correspondre une conception superficielle et ridicule ; nous ferons toutefois remarquer à l'occasion, sans pouvoir nous y arrêter, que le passage du texte présente une certaine similitude avec les termes coraniques concernant la crucifixion de Jésus (Cor. 4, 157).
(44) La dernière phrase semble bien être une indication que cet enseignement devait rester tout à fait secret.
(45) Un tel logion ne se trouve pas dans les textes canoniques. Pour l'abbé Vouaux « en musterion ne signifie pas autre chose que « allégoriquement » ou exprime l'énoncé d'une pensée qui offre quelque chose de plus élevé que l'intelligence humaine », « Inutile donc, ajoute-t-il, de chercher ici une influence gnostique et de prétendre que Pierre introduit un enseignement, une gnose mystique qui ne se trouve pas consignée dans les livres canoniques. » (Op. cit. p. 447).
(46) La tête en bas, etc.
(47) Ce passage pourrait faire allusion à deux degrés de l'enseignement initiatique.
(48) Encore un logion qui ne se trouve pas dans les canons.
(49) L'abbé Vouaux avait traduit ici de la façon la moins significative possible epistrophê par » conversion » et metanoia par» repentir ».
De ce texte de grand intérêt symbolique, il y a à retenir avant tout l'identification du Christ avec la croix, et cela sous le rapport des deux natures ; chose particulièrement importante cela est exprimé de façon purement principielle, en dehors de toute référence à la Croix historique du Golgotha et à la Passion (50). Le Christ se présente ainsi avec un aspect axial quant à la « nature divine » et un aspect d'ampleur horizontale quant à la « nature humaine », de même que la Parole divine apparaît premièrement en elle-même et secondairement dans sa répercussion cosmique ou son écho (51). On peut remarquer aussi que, selon ce double aspect du Verbe universalisé (tetamenos Logos), la nature humaine primordiale, envisagée à son degré cosmique propre, distinctement donc de la nature divine, n'en est pas moins le reflet de celle-ci dans le monde de l'homme (52). Enfin, le clou central qui relie les deux natures, et qui marque l'endroit proprement crucial où celles-ci coïncident « sans se confondre », constitue le point de passage d'une dimension à l'autre, et correspond dans le sens ascendant à une fonction de « transformation » au sens de « passage au-delà de la forme ».
D'autre part, le rapport entre les « deux natures » dans la constitution de l'être humain a changé du fait de la descente cyclique : à l'origine, dans l'Adam Primordial, la nature humaine pure (la Fitra en arabe) reflétait fidèlement la nature divine ; du fait de la « chute » et de l'inversion qui en a résulté, surtout à la fin du cycle descendant, la partie « divine » et « céleste » de l'humanité se trouve de plus en plus dominée par sa partie « humaine » et « terrestre », et subordonnée à celle-ci. Pour pouvoir réaliser la restauration de l'état primordial il faut inverser l'orientation humaine actuelle, ce qui nécessitera initialement une inversion dans l'ordre des « formes », qui par leur rôle symbolique doivent finalement favoriser le rétablissement des réalités « informelles » mêmes. C'est ce qu'a voulu figurer la crucifixion de Saint Pierre : le Christ pouvait être crucifié la tête en haut parce qu'il était innocent et qu'en lui les deux natures étaient restées dans leur rapport primordial ; mais l'Apôtre Saint Pierre, représentant l'humanité coupable, en laquelle ce rapport se trouve renversé, devait être crucifié la tête en bas.
Le rapport entre les positions respectives du Christ et de Saint Pierre dans la crucifixion est alors celui entre les deux triangles dans le « sceau de Salomon », et à propos de cette figure il est intéressant de remarquer que Guénon a écrit ceci : « ...dans le symbolisme d'une école hermétique à laquelle se rattachaient Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin, le triangle droit représente la Divinité et le triangle inversé la nature humaine (« faite à l'image de Dieu » et comme son reflet en sens inverse dans le « miroir des Eaux »), de sorte que l'union des deux triangles figure celle des deux natures (Lâhût et Nâsût dans l'ésotérisme islamique) » (53). En simplifiant les choses, on pourrait donc dire aussi que les positions respectives des deux crucifiés figurent elles-mêmes — d'une façon globale — les deux natures, et alors le symbolisme qui en résulte pourrait concerner par exemple l'Eglise en tant que constituée par l'alliance entre la présence christique et sa base apostolique. La signification de cet aspect des choses peut être même soulignée par cette autre phrase que Guénon ajoutait dans le contexte évoqué : « Le rôle du Verbe, par rapport à l'Existence universelle, peut encore être précisé par l'adjonction de la croix tracée à l'intérieur de la figure du « sceau de Salomon » : la branche verticale relie les sommets des deux triangles opposés, ou les deux pôles de la manifestation, et la branche horizontale représente la « surface des Eaux » (54) ». Là encore on retrouverait le signe de la croix relié de quelque façon à la conception des deux natures.
En fin de compte, le résultat de la succincte présentation de données doctrinales par laquelle nous sommes venu confirmer l'existence d'une base islamique de la doctrine exposée dans Le Symbolisme de la Croix, aura vérifié appréciablement la parole du Cheikh Elîsh el-Kébîr citée par René Guénon et rappelée par nous, tout au moins pour ce qui concerne « les Musulmans », entendant par ce terme non pas le commun des fidèles, mais les véritables autorités doctrinales du Tasawwuf. Ceux-ci possèdent donc effectivement aussi bien la doctrine des dimensions cruciformes de l'existence universelle que celle des deux natures considérées comme coextensives notamment aux deux sens de l'épanouissement en « exaltation » et en « ampleur » de l'Homme Universel et, chose particulièrement importante, ils la connaissent même comme science caractéristique dé Sayyidunâ Aïssâ (al-‘ilm al-‘îsawî). Pour ce qui concerne l'état de conscience doctrinale des « Chrétiens » concernant le même symbolisme, la parole du Cheikh Elîsh n'est pas moins vraie, si on considère tout au moins la réaction des théologiens et des écrivains catholiques à la sortie du Symbolisme de la Croix, car les choses ont bien changé depuis, mais ce point constituerait à vrai dire un sujet différent de celui que nous nous sommes proposé dans ces pages.
(50) A remarquer incidemment que la symbolique des deux natures n'est pas absente non plus de la croix sacrificielle, mais elle en présente surtout l'aspect séparatif : c'est ce que disent d'ailleurs, les paroles mêmes du crucifié : « Eli, Eli, lamma sabactanî » « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné », qui constituent le cri de la « nature humaine » qui se sent abandonnée par la « nature divine » et qui ne devait être exaltée qu'après la descente de la croix.
(51) L'être christique étant au fond une des formules selon laquelle peut être comprise la constitution de l'Homme Universel, cette formule peut être retrouvée de quelque façon dans toute théophanie anthropomorphique. Ainsi quand il est dit que l'Adam synthétique des origines fut fait à l'« image » de Dieu et aussi à Sa « ressemblance », cette double relation analogique de l'homme primordial à Dieu peut être rapportée aux deux natures : l'« image » correspondrait à la « nature humaine » et la « ressemblance » à la « nature divine ». Dans les données islamiques concernant la création d'Adam cette double relation se retrouverait dans la « Forme » œuvrée par les Mains divines et dans l'« Esprit divin » insufflé par Dieu.
(52) Il y aurait là en somme un aspect symbolique qui pourrait convenir à une conception monophysite de la personne du Christ.
(53) Le Symbolisme de la Croix, ch. XXVIII, p. 188, éd. Véga, 1950.
(54) Ibid.
Michel Vâlsan, Références islamiques du « Symbolisme de la Croix », Revue Études Traditionnelles, n° 424-425 et 428 mars-avril, mai-juin, et novembre-décembre 1971
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
vous pouvez me contacter directement par mail elfieraleuse@gmail.com