Ayant fait allusion précédemment à ce que la doctrine hindoue appelle
symboliquement « l’Éther dans le cœur », nous avons indiqué que ce
qui est ainsi désigné est en réalité le Principe divin qui réside, tout au
moins virtuellement, au centre de tout être. Le cœur, ici comme d’ailleurs dans
toutes les doctrines traditionnelles, est regardé en effet comme représentant
le centre vital de l’être [1], et cela au sens le plus complet qui se puisse concevoir, car il ne s’agit
pas uniquement de l’organe corporel et de son rôle physiologique, mais cette
notion s’applique également, par transposition analogique, à tous les points de
vue et dans tous les domaines où s’étendent les possibilités de l’être
envisagé, de l’être humain par exemple, puisque son cas, par là même qu’il est
le nôtre, est évidemment celui qui nous intéresse de la façon la plus directe.
Plus précisément encore, le centre vital est considéré comme correspondant au
plus petit ventricule du cœur ; et il est clair que ceci (où nous
retrouvons d’ailleurs l’idée de « petitesse » dont nous avons parlé
au sujet du grain de sénevé) prend une signification toute symbolique quand on
le transpose au-delà du domaine corporel ; mais il doit être bien entendu
que, comme tout symbolisme vrai et authentiquement traditionnel, celui-là est
fondé dans la réalité, par une relation effective existant entre le centre pris
au sens supérieur ou spirituel et le point déterminé de l’organisme qui lui
sert de représentation.
Pour revenir à « l’Éther
dans le cœur », voici un des textes fondamentaux qui s’y rapportent :
« Dans ce séjour de Brahma (c’est-à-dire
dans le centre vital dont il vient d’être question) est un petit lotus, une
demeure dans laquelle est une petite cavité (dahara) occupée par l’Éther (Âkâsha) ;
on doit rechercher ce qui est dans ce lieu, et on le connaîtra [2]. » Ce qui réside ainsi en ce centre de l’être, ce n’est pas
simplement l’élément éthéré, principe des quatre autres éléments sensibles,
comme pourraient le croire ceux qui s’arrêteraient au sens le plus extérieur,
c’est-à-dire à celui qui se réfère uniquement au monde corporel, dans lequel
cet élément joue bien le rôle de principe, puisque c’est à partir de lui que,
par différenciation des qualités complémentaires (devenant opposées en
apparence dans leur manifestation extérieure) et par rupture de l’équilibre
primordial où elles étaient contenues à l’état « indistingué », se
sont produites et développées toutes les choses de ce monde [3]. Seulement, ce n’est là qu’un principe relatif, comme ce monde lui-même
est relatif, n’étant qu’un mode spécial de la manifestation
universelle ; il n’en est pas moins vrai que c’est ce rôle de l’Éther, en
tant que premier des éléments, qui rend possible la transposition qu’il
convient d’effectuer ; tout principe relatif, par là même qu’il n’en est
pas moins véritablement principe dans son ordre, est une image naturelle,
quoique plus ou moins lointaine, et comme un reflet du Principe absolu et
suprême. Ce n’est même qu’à titre de « support » pour cette transposition
que l’Éther est ici désigné, comme la fin du texte que nous avons cité
l’indique expressément, puisque, s’il ne s’agissait pas d’autre chose que de ce
que les mots employés expriment d’une façon littérale et immédiate, il n’y
aurait évidemment rien à rechercher ; ce qui doit être recherché, c’est la
réalité spirituelle qui correspond analogiquement à l’Éther, et dont celui-ci
est pour ainsi dire l’expression par rapport au monde sensible. Le résultat de
cette recherche, c’est ce qui est appelé proprement la « connaissance du
cœur » (hârda vidyâ), et
celle-ci est en même temps la « connaissance de la cavité » (dahara-vidyâ), équivalence qui se
traduit en sanscrit par le fait que les mots correspondants (hârda et dahara) sont formés des mêmes lettres placées simplement dans un
ordre différent ; profond et
de plus intérieur dans l’être [4].
De même que la désignation de l’Éther, les termes comme ceux de
« lotus » et de « cavité » que nous rencontrons ici doivent
aussi, bien entendu, être pris symboliquement ; dès lors qu’on dépasse
l’ordre sensible, il ne peut d’ailleurs plus être aucunement question de
localisation au sens propre du mot, ce dont il s’agit n’étant plus soumis à la
condition spatiale. Les expressions qui se rapportent à l’espace, et aussi au
temps, prennent alors une valeur de purs symboles ; et ce genre de
symbolisme est d’ailleurs naturel et inévitable dès lors qu’on doit
nécessairement faire usage d’un mode d’expression adapté à l’état humain
individuel et terrestre, d’un langage qui est celui d’êtres vivant actuellement
dans l’espace et dans le temps. Aussi ces deux formes, spatiale et temporelle,
qui sont en quelque sorte complémentaires l’une de l’autre à certains égards,
sont-elles d’un emploi très général et presque constant, soit concurremment
dans une même représentation, soit pour donner deux représentations différentes
d’une même réalité [5] qui est pourtant, en elle-même, au-delà
de l’espace et du temps. Lorsqu’il est dit par exemple que l’intelligence
réside dans le cœur, il va de soi qu’il ne s’agit nullement de localiser
l’intelligence, de lui assigner des « dimensions » et une position
déterminée dans l’espace ; il était réservé à la philosophie moderne et
purement profane, avec Descartes, de poser la question, contradictoire dans les
termes mêmes, d’un « siège de l’âme », et de prétendre situer
celle-ci littéralement en une certain région du cerveau ; les antiques
doctrines traditionnelles n’ont assurément jamais donné lieu à de semblables
confusions, et leurs interprètes autorisés ont toujours su parfaitement à quoi
s’en tenir sur ce qui devait être entendu symboliquement, en faisant
correspondre entre eux les divers ordres de réalité sans les mêler, et en
observant strictement leur répartition hiérarchique selon les degrés de
l’existence universelle. Toutes ces considérations nous paraissent d’ailleurs
si évidentes que nous serions tenté de nous excuser de tant y insister ;
si nous le faisons, c’est que nous savons trop bien ce que les orientalistes,
dans leur ignorance des données les plus élémentaires du symbolisme, sont
arrivés à faire des doctrines qu’ils étudient du dehors, sans chercher jamais à
en acquérir une connaissance directe, et comment, en prenant tout dans le sens
le plus grossièrement matériel, ils déforment ces doctrines jusqu’à en
présenter parfois une véritable caricature ; et c’est que nous savons
aussi que l’attitude de ces orientalistes n’est point quelque chose
d’exceptionnel, [424] mais qu’elle procède au contraire d’une mentalité qui
est, du moins en Occident, celle de la grande majorité de nos contemporains, et
qui au fond n’est rien d’autre que la mentalité spécifiquement moderne
elle-même.
Le lotus a un symbolisme dont
les aspects sont multiples, et nous avons déjà parlé de certains d’entre eux en
d’autres occasions ; dans un de ces aspects, celui auquel se réfère le
texte que nous citions tout à l’heure, il est employé pour représenter les
divers centres, même secondaires, de l’être humain, soit centres physiologiques
(plexus nerveux notamment), soit surtout centres psychiques (correspondant à
ces mêmes plexus en vertu de la liaison qui existe entre l’état corporel et
l’état subtil dans le composé qui constitue proprement l’individualité
humaine). Ces centres, dans la tradition hindoue, sont appelés habituellement
« lotus » (pad-mas ou kamalas), et ils sont figurés avec
différents nombres de pétales, qui tous ont également une signification
symbolique, de même que les couleurs qui y sont en outre attachées (sans parler
de certains sons qu’on y fait encore correspondre, et qui sont les mantras se rapportant à diverses
modalités vibratoires, en harmonie avec les faculté spéciales qui sont régies
respectivement par les centres en question et qui procèdent en quelque sorte de
leur irradiation, figurée par l’épanouissement des pétales du lotus ) ;
ils sont aussi appelés « roues » (chakras),
ce qui, remarquons-le en passant, confirme encore la relation très étroite, que
nous avons indiquée ailleurs comme existant, d’une façon générale, entre le
symbolisme de la roue et celui des fleurs telles que le lotus et la rose.
Une autre remarque s’impose
encore avant d’aller plus loin : c’est que, dans ce cas comme dans tous
les autres du même genre, on aurait le plus grand tort de croire que la
considération des sens supérieurs s’oppose à l’admission du sens littéral,
qu’elle annule ou détruise celui-ci, ou qu’elle le rende faux en quelque
manière ; la superposition d’une pluralité de sens qui, loin de s’exclure,
s’harmonisent et se complètent au contraire, est, comme nous l’avons déjà
expliqué bien souvent, un caractère tout à fait général du véritable
symbolisme. Si l’on se borne à envisager le monde corporel, c’est bien
réellement l’Éther, en tant que premier des éléments sensibles, qui y joue le
rôle « central » qu’on doit reconnaître à tout ce qui est principe
dans un ordre quelconque : son état d’homogénéité et d’équilibre parfait peut
être représenté par le point primordial neutre, antérieur à toutes les
distinctions et [425] à toutes les oppositions, d’où celles-ci partent et où
elles reviennent finalement se résoudre, dans le double mouvement alternatif
d’expansion et de concentration, d’expiration et d’aspiration, de diastole et
de systole, en lequel consistent essentiellement les deux phases
complémentaires de tout processus de manifestation. Ceci se retrouve d’ailleurs
très exactement dans les anciennes conceptions cosmologiques de l’Occident, où
l’on a représenté les quatre éléments différenciés comme se disposant aux
extrémités des quatre branches d’une croix et s’opposant ainsi deux à
deux : feu et eau, air et terre, selon leur participation aux qualités
fondamentales également opposées par couples : chaud et froid, sec et
humide, conformément à la théorie aristotélicienne ; et, dans
certaines de ces figurations, ce que les alchimistes appelaient la
« quintessence » (quinta
essentia), c’est-à-dire le cinquième élément, qui n’est autre que l’Éther
(premier dans l’ordre de développement de la manifestation, mais dernier dans
l’ordre inverse qui est celui de la résorption ou du retour à l’homogénéité primordiale),
apparaît au centre de la croix sous la forme d’une rose à cinq pétales, qui
rappelle évidemment, en tant que fleur symbolique, le lotus des traditions
orientales (le centre de la croix correspondant ici à la « cavité »
du cœur, que ce symbolisme soit d’ailleurs appliqué au point de vue
macrocosmique ou au point de vue microcosmique), tandis que, d’autre part, le
schéma géométrique sur lequel elle est tracée n’est autre que l’étoile
pentagrammatique ou le pentalpha pythagoricien [6]. C’est là une application
particulière du symbolisme de la croix et de son centre, parfaitement conforme
à sa signification générale telle que nous l’avons exposée ailleurs [7] ; et, en même temps, ces
considérations relatives à l’Éther doivent naturellement être rapprochées aussi
de la théorie cosmogonique que l’on trouve dans la Kabbale hébraïque, en ce qui
concerne l’Avir, et que nous avons
rappelée précédemment [8].
Mais, dans
les doctrines traditionnelles, une théorie physique (au sens ancien de ce mot) ne peut jamais être regardée comme se suffisant
à elle-même ; elle est seulement un point de départ, un
« support » permettant, par le moyen des correspondances analogiques,
[426] de s’élever à la connaissance des ordres supérieurs ; c’est d’ailleurs
là, on le sait, une des différences essentielles qui existent entre le point de
vue de la science sacrée ou traditionnelle et celui de la science profane telle
que la conçoivent les modernes. Ce qui réside dans le cœur, ce n’est donc pas
seulement l’Éther au sens propre de ce mot ; en tant que le cœur est le
centre de l’être humain envisagé dans son intégralité, et non pas dans sa seule
modalité corporelle, ce qui est en ce centre, c’est l’« âme vivante »
(jîvâtmâ), contenant en principe
toutes les possibilités qui se développent au cours de l’existence
individuelle, comme l’Éther contient en principe toutes les possibilités de la
manifestation corporelle ou sensible. Il est très remarquable, sous le rapport
des concordances entre les traditions orientales et occidentales, que Dante
parle aussi de « l’esprit de la vie, qui demeure dans la plus secrète
chambre du cœur [9] », c’est-à-dire précisément dans cette même « cavité » dont
il est question dans la doctrine hindoue ; et, ce qui est peut-être le
plus singulier, c’est que l’expression qu’il emploie à ce propos, spirito della vita, est une traduction
aussi rigoureusement littérale que possible du terme sanscrit jîvâtmâ, dont il est cependant fort peu
vraisemblable qu’il ait pu avoir connaissance par une voie quelconque.
Ce n’est pas tout : ce qui se rapporte à
l’« âme vivante » comme résidant dans le cœur ne concerne,
directement tout au moins, qu’un domaine intermédiaire, constituant ce qu’on
peut appeler proprement l’ordre psychique (au sens original du mot grec psu-chê), et qui ne dépasse pas la
considération de l’individualité humaine comme telle ; de là, il faut donc
s’élever encore à un sens supérieur, qui est le sens purement spirituel ou
métaphysique, et il est à peine besoin de faire remarquer que la superposition
de ces trois sens correspond exactement à la hiérarchie des « trois
mondes ». Ainsi, ce qui réside dans le cœur, à un premier point de vue,
c’est l’élément éthéré, mais ce n’est pas cela seulement ; à un second point
de vue, c’est l’« âme vivante », mais ce n’est pas seulement cela non
plus, car ce qui est représenté par le cœur est essentiellement le point de
contact de l’individu avec l’universel, ou, en d’autres termes, de l’humain
avec le Divin, point de contact qui s’identifie naturellement avec le centre
même de l’individualité. Par conséquent, il faut faire intervenir ici un
troisième point de vue qu’on peut dire « supra-individuel », puisque,
exprimant les rapports de l’être humain avec le Principe, il sort par là même
des [427] limites de la condition individuelle, et c’est à ce point de vue
qu’il est dit enfin que ce qui réside dans le cœur c’est Brahma même, le Principe divin dont procède et dépend entièrement
toute existence, et qui, de l’intérieur, pénètre, soutient et illumine toutes
choses. L’Éther aussi, dans le monde corporel, peut être considéré comme
produisant tout et comme pénétrant tout, et c’est pourquoi tous les textes
sacrés de l’Inde et leurs commentaires autorisés le présentent comme un symbole
de Brahma [10] ; ce qui est désigné comme
« l’Éther dans le cœur », au sens le plus élevé, c’est donc Brahma, et, par suite, la
« connaissance du cœur », lorsqu’elle atteint son degré le plus
profond, s’identifie véritablement à la « connaissance divine » (Brahma-vidyâ) [11].
Le Principe divin est d’ailleurs considéré comme résidant ainsi d’une
certaine façon au centre de tout être, ce qui est conforme à ce que dit saint
Jean lorsqu’il parle de « la vraie Lumière qui illumine tout homme venant
en ce monde » ; mais cette « présence divine », assimilable
à la Shekinah hébraïque, peut n’être
que virtuelle, en ce sens que l’être peut n’en avoir pas actuellement
conscience ; elle ne devient pleinement effective pour cet être que
lorsqu’il en a pris conscience et l’a « réalisée » par
l’« Union », entendue au sens du sanscrit Yoga. Alors, cet être sait, par la plus réelle et la plus immédiate
de toutes les connaissances, que « l’Âtmâ
qui réside dans le cœur » ce n’est pas simplement le jîvâtmâ, l’âme individuelle et humaine,
mais que c’est aussi l’Âtmâ absolu et
inconditionné, l’Esprit universel et divin, et que l’un et l’autre, en ce point
central, sont dans un contact indissoluble et d’ailleurs inexprimable, car en
vérité ils ne sont qu’un, comme, suivant la parole du Christ, « mon Père
et moi nous sommes un ». Celui qui est parvenu effectivement à cette
connaissance a véritablement atteint le centre et non seulement son propre
centre mais aussi, et par là même, le centre de toutes choses ; il a
réalisé l’union de son cœur avec le « Soleil spirituel » qui est le
véritable « Cœur du Monde ». Le cœur ainsi envisagé est, suivant les
enseignements de la tradition hindoue, la « Cité divine » (Brahma-pura) ; et celle-ci est
décrite, [428] comme nous l’avons déjà indiqué précédemment, avec des termes
semblables à ceux que l’Apocalypse applique
à la « Jérusalem Céleste », qui est bien en effet, elle aussi, une
des figurations du « Cœur du Monde ».
[1] Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. III.
[2] Chhândogya Upanishad, 8e Pra-pâthaka, 1er Khanda, shruti 2.
[3] Voir notre étude sur La Théorie hindoue des cinq éléments (É. T. d’août-sept. 1935.
[4] Au sujet de la cavité ou « caverne »
du cœur, considérée plus spécialement comme le « lieu » où
s’accomplit la naissance de l’Avatâra,
voir aussi Aperçus sur l’Initiation,
ch. XLVIII.
[5] Par exemple la représentation géométrique des
états multiples de l’être et leur représentation sous la forme d’une série de
« cycles » successifs.
[6] Nous rappellerons qu’une telle figure, d’un
caractère nettement hermétique et rosicrucien, et qui est proprement celle de
la Rota Mundi, a été placée par
Leibniz en tête de son traité De Arte
combinatoria (voir Les Principes du
Calcul infinitésimal, avant-propos).
[7] Voir Le
Symbolisme de la Croix, ch. VII.
[8] Voir Le
grain de sénevé.
[10] « Brahma
est comme l’Éther, qui est partout, et qui pénètre simultanément
l’extérieur et l’intérieur des choses » (Sankarâchârya, Âtmâ-Bo-dha).
[11] Cette connaissance divine elle-même peut être
encore de deux sortes, « non suprême » (apara) ou « suprême » (para), correspondant respectivement au monde céleste et à ce qui
est au delà des « trois mondes » ; mais cette distinction,
malgré son extrême importance au point de vue de la métaphysique pure, n’a pas
à intervenir dans les considérations que nous exposons présentement, non plus
que celle des deux degrés différents où, corrélativement, l’« Union »
elle-même peut être aussi envisagée.
René Guénon http://www.index-rene-guenon.org/
Publié dans É. T., avril-mai 1949. — Comme notre article sur Le grain de sénevé, celui-ci, qui devait lui faire suite, avait été écrit primitivement pour Regnabit ; il donne donc lieu aux mêmes remarques et, bien que la plupart des considérations qu’il contient ne soient sans doute pas entièrement nouvelles pour les lecteurs des Études Traditionnelles, nous avons pensé qu’il pouvait n’être pas sans intérêt pour eux de les retrouver ainsi présentées sous un jour quelque peu différent.