Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

26 avril 2018

L’Éther dans le cœur



Ayant fait allusion précédemment à ce que la doctrine hindoue appelle symboliquement « l’Éther dans le cœur », nous avons indiqué que ce qui est ainsi désigné est en réalité le Principe divin qui réside, tout au moins virtuellement, au centre de tout être. Le cœur, ici comme d’ailleurs dans toutes les doctrines traditionnelles, est regardé en effet comme représentant le centre vital de l’être [1], et cela au sens le plus complet qui se puisse concevoir, car il ne s’agit pas uniquement de l’organe corporel et de son rôle physiologique, mais cette notion s’applique également, par transposition analogique, à tous les points de vue et dans tous les domaines où s’étendent les possibilités de l’être envisagé, de l’être humain par exemple, puisque son cas, par là même qu’il est le nôtre, est évidemment celui qui nous intéresse de la façon la plus directe. Plus précisément encore, le centre vital est considéré comme correspondant au plus petit ventricule du cœur ; et il est clair que ceci (où nous retrouvons d’ailleurs l’idée de « petitesse » dont nous avons parlé au sujet du grain de sénevé) prend une signification toute symbolique quand on le transpose au-delà du domaine corporel ; mais il doit être bien entendu que, comme tout symbolisme vrai et authentiquement traditionnel, celui-là est fondé dans la réalité, par une relation effective existant entre le centre pris au sens supérieur ou spirituel et le point déterminé de l’organisme qui lui sert de représentation.

Pour revenir à « l’Éther dans le cœur », voici un des textes fondamentaux qui s’y rapportent : « Dans ce séjour de Brahma (c’est-à-dire dans le centre vital dont il vient d’être question) est un petit lotus, une demeure dans laquelle est une petite cavité (dahara) occupée par l’Éther (Âkâsha) ; on doit rechercher ce qui est dans ce lieu, et on le connaîtra [2]. » Ce qui réside ainsi en ce centre de l’être, ce n’est pas simplement l’élément éthéré, principe des quatre autres éléments sensibles, comme pourraient le croire ceux qui s’arrêteraient au sens le plus extérieur, c’est-à-dire à celui qui se réfère uniquement au monde corporel, dans lequel cet élément joue bien le rôle de principe, puisque c’est à partir de lui que, par différenciation des qualités complémentaires (devenant opposées en apparence dans leur manifestation extérieure) et par rupture de l’équilibre primordial où elles étaient contenues à l’état « indistingué », se sont produites et développées toutes les choses de ce monde [3]. Seulement, ce n’est là qu’un principe relatif, comme ce monde lui-même est relatif, n’étant qu’un mode spécial de la manifestation universelle ; il n’en est pas moins vrai que c’est ce rôle de l’Éther, en tant que premier des éléments, qui rend possible la transposition qu’il convient d’effectuer ; tout principe relatif, par là même qu’il n’en est pas moins véritablement principe dans son ordre, est une image naturelle, quoique plus ou moins lointaine, et comme un reflet du Principe absolu et suprême. Ce n’est même qu’à titre de « support » pour cette transposition que l’Éther est ici désigné, comme la fin du texte que nous avons cité l’indique expressément, puisque, s’il ne s’agissait pas d’autre chose que de ce que les mots employés expriment d’une façon littérale et immédiate, il n’y aurait évidemment rien à rechercher ; ce qui doit être recherché, c’est la réalité spirituelle qui correspond analogiquement à l’Éther, et dont celui-ci est pour ainsi dire l’expression par rapport au monde sensible. Le résultat de cette recherche, c’est ce qui est appelé proprement la « connaissance du cœur » (hârda vidyâ), et celle-ci est en même temps la « connaissance de la cavité » (dahara-vidyâ), équivalence qui se traduit en sanscrit par le fait que les mots correspondants (hârda et dahara) sont formés des mêmes lettres placées simplement dans un ordre différent ; profond et de plus intérieur dans l’être [4].
   
De même que la désignation de l’Éther, les termes comme ceux de « lotus » et de « cavité » que nous rencontrons ici doivent aussi, bien entendu, être pris symboliquement ; dès lors qu’on dépasse l’ordre sensible, il ne peut d’ailleurs plus être aucunement question de localisation au sens propre du mot, ce dont il s’agit n’étant plus soumis à la condition spatiale. Les expressions qui se rapportent à l’espace, et aussi au temps, prennent alors une valeur de purs symboles ; et ce genre de symbolisme est d’ailleurs naturel et inévitable dès lors qu’on doit nécessairement faire usage d’un mode d’expression adapté à l’état humain individuel et terrestre, d’un langage qui est celui d’êtres vivant actuellement dans l’espace et dans le temps. Aussi ces deux formes, spatiale et temporelle, qui sont en quelque sorte complémentaires l’une de l’autre à certains égards, sont-elles d’un emploi très général et presque constant, soit concurremment dans une même représentation, soit pour donner deux représentations différentes d’une même réalité [5] qui est pourtant, en elle-même, au-delà de l’espace et du temps. Lorsqu’il est dit par exemple que l’intelligence réside dans le cœur, il va de soi qu’il ne s’agit nullement de localiser l’intelligence, de lui assigner des « dimensions » et une position déterminée dans l’espace ; il était réservé à la philosophie moderne et purement profane, avec Descartes, de poser la question, contradictoire dans les termes mêmes, d’un « siège de l’âme », et de prétendre situer celle-ci littéralement en une certain région du cerveau ; les antiques doctrines traditionnelles n’ont assurément jamais donné lieu à de semblables confusions, et leurs interprètes autorisés ont toujours su parfaitement à quoi s’en tenir sur ce qui devait être entendu symboliquement, en faisant correspondre entre eux les divers ordres de réalité sans les mêler, et en observant strictement leur répartition hiérarchique selon les degrés de l’existence universelle. Toutes ces considérations nous paraissent d’ailleurs si évidentes que nous serions tenté de nous excuser de tant y insister ; si nous le faisons, c’est que nous savons trop bien ce que les orientalistes, dans leur ignorance des données les plus élémentaires du symbolisme, sont arrivés à faire des doctrines qu’ils étudient du dehors, sans chercher jamais à en acquérir une connaissance directe, et comment, en prenant tout dans le sens le plus grossièrement matériel, ils déforment ces doctrines jusqu’à en présenter parfois une véritable caricature ; et c’est que nous savons aussi que l’attitude de ces orientalistes n’est point quelque chose d’exceptionnel, [424] mais qu’elle procède au contraire d’une mentalité qui est, du moins en Occident, celle de la grande majorité de nos contemporains, et qui au fond n’est rien d’autre que la mentalité spécifiquement moderne elle-même.
Le lotus a un symbolisme dont les aspects sont multiples, et nous avons déjà parlé de certains d’entre eux en d’autres occasions ; dans un de ces aspects, celui auquel se réfère le texte que nous citions tout à l’heure, il est employé pour représenter les divers centres, même secondaires, de l’être humain, soit centres physiologiques (plexus nerveux notamment), soit surtout centres psychiques (correspondant à ces mêmes plexus en vertu de la liaison qui existe entre l’état corporel et l’état subtil dans le composé qui constitue proprement l’individualité humaine). Ces centres, dans la tradition hindoue, sont appelés habituellement « lotus » (pad-mas ou kamalas), et ils sont figurés avec différents nombres de pétales, qui tous ont également une signification symbolique, de même que les couleurs qui y sont en outre attachées (sans parler de certains sons qu’on y fait encore correspondre, et qui sont les mantras se rapportant à diverses modalités vibratoires, en harmonie avec les faculté spéciales qui sont régies respectivement par les centres en question et qui procèdent en quelque sorte de leur irradiation, figurée par l’épanouissement des pétales du lotus ) ; ils sont aussi appelés « roues » (chakras), ce qui, remarquons-le en passant, confirme encore la relation très étroite, que nous avons indiquée ailleurs comme existant, d’une façon générale, entre le symbolisme de la roue et celui des fleurs telles que le lotus et la rose.
Une autre remarque s’impose encore avant d’aller plus loin : c’est que, dans ce cas comme dans tous les autres du même genre, on aurait le plus grand tort de croire que la considération des sens supérieurs s’oppose à l’admission du sens littéral, qu’elle annule ou détruise celui-ci, ou qu’elle le rende faux en quelque manière ; la superposition d’une pluralité de sens qui, loin de s’exclure, s’harmonisent et se complètent au contraire, est, comme nous l’avons déjà expliqué bien souvent, un caractère tout à fait général du véritable symbolisme. Si l’on se borne à envisager le monde corporel, c’est bien réellement l’Éther, en tant que premier des éléments sensibles, qui y joue le rôle « central » qu’on doit reconnaître à tout ce qui est principe dans un ordre quelconque : son état d’homogénéité et d’équilibre parfait peut être représenté par le point primordial neutre, antérieur à toutes les distinctions et [425] à toutes les oppositions, d’où celles-ci partent et où elles reviennent finalement se résoudre, dans le double mouvement alternatif d’expansion et de concentration, d’expiration et d’aspiration, de diastole et de systole, en lequel consistent essentiellement les deux phases complémentaires de tout processus de manifestation. Ceci se retrouve d’ailleurs très exactement dans les anciennes conceptions cosmologiques de l’Occident, où l’on a représenté les quatre éléments différenciés comme se disposant aux extrémités des quatre branches d’une croix et s’opposant ainsi deux à deux : feu et eau, air et terre, selon leur participation aux qualités fondamentales également opposées par couples : chaud et froid, sec et humide, conformément à la théorie aristotélicienne  ; et, dans certaines de ces figurations, ce que les alchimistes appelaient la « quintessence » (quinta essentia), c’est-à-dire le cinquième élément, qui n’est autre que l’Éther (premier dans l’ordre de développement de la manifestation, mais dernier dans l’ordre inverse qui est celui de la résorption ou du retour à l’homogénéité primordiale), apparaît au centre de la croix sous la forme d’une rose à cinq pétales, qui rappelle évidemment, en tant que fleur symbolique, le lotus des traditions orientales (le centre de la croix correspondant ici à la « cavité » du cœur, que ce symbolisme soit d’ailleurs appliqué au point de vue macrocosmique ou au point de vue microcosmique), tandis que, d’autre part, le schéma géométrique sur lequel elle est tracée n’est autre que l’étoile pentagrammatique ou le pentalpha pythagoricien [6]. C’est là une application particulière du symbolisme de la croix et de son centre, parfaitement conforme à sa signification générale telle que nous l’avons exposée ailleurs [7] ; et, en même temps, ces considérations relatives à l’Éther doivent naturellement être rapprochées aussi de la théorie cosmogonique que l’on trouve dans la Kabbale hébraïque, en ce qui concerne l’Avir, et que nous avons rappelée précédemment [8].

Mais, dans les doctrines traditionnelles, une théorie physique (au sens ancien de ce mot) ne peut jamais être regardée comme se suffisant à elle-même ; elle est seulement un point de départ, un « support » permettant, par le moyen des correspondances analogiques, [426] de s’élever à la connaissance des ordres supérieurs ; c’est d’ailleurs là, on le sait, une des différences essentielles qui existent entre le point de vue de la science sacrée ou traditionnelle et celui de la science profane telle que la conçoivent les modernes. Ce qui réside dans le cœur, ce n’est donc pas seulement l’Éther au sens propre de ce mot ; en tant que le cœur est le centre de l’être humain envisagé dans son intégralité, et non pas dans sa seule modalité corporelle, ce qui est en ce centre, c’est l’« âme vivante » (jîvâtmâ), contenant en principe toutes les possibilités qui se développent au cours de l’existence individuelle, comme l’Éther contient en principe toutes les possibilités de la manifestation corporelle ou sensible. Il est très remarquable, sous le rapport des concordances entre les traditions orientales et occidentales, que Dante parle aussi de « l’esprit de la vie, qui demeure dans la plus secrète chambre du cœur [9] », c’est-à-dire précisément dans cette même « cavité » dont il est question dans la doctrine hindoue ; et, ce qui est peut-être le plus singulier, c’est que l’expression qu’il emploie à ce propos, spirito della vita, est une traduction aussi rigoureusement littérale que possible du terme sanscrit jîvâtmâ, dont il est cependant fort peu vraisemblable qu’il ait pu avoir connaissance par une voie quelconque.
Ce n’est pas tout : ce qui se rapporte à l’« âme vivante » comme résidant dans le cœur ne concerne, directement tout au moins, qu’un domaine intermédiaire, constituant ce qu’on peut appeler proprement l’ordre psychique (au sens original du mot grec psu-chê), et qui ne dépasse pas la considération de l’individualité humaine comme telle ; de là, il faut donc s’élever encore à un sens supérieur, qui est le sens purement spirituel ou métaphysique, et il est à peine besoin de faire remarquer que la superposition de ces trois sens correspond exactement à la hiérarchie des « trois mondes ». Ainsi, ce qui réside dans le cœur, à un premier point de vue, c’est l’élément éthéré, mais ce n’est pas cela seulement ; à un second point de vue, c’est l’« âme vivante », mais ce n’est pas seulement cela non plus, car ce qui est représenté par le cœur est essentiellement le point de contact de l’individu avec l’universel, ou, en d’autres termes, de l’humain avec le Divin, point de contact qui s’identifie naturellement avec le centre même de l’individualité. Par conséquent, il faut faire intervenir ici un troisième point de vue qu’on peut dire « supra-individuel », puisque, exprimant les rapports de l’être humain avec le Principe, il sort par là même des [427] limites de la condition individuelle, et c’est à ce point de vue qu’il est dit enfin que ce qui réside dans le cœur c’est Brahma même, le Principe divin dont procède et dépend entièrement toute existence, et qui, de l’intérieur, pénètre, soutient et illumine toutes choses. L’Éther aussi, dans le monde corporel, peut être considéré comme produisant tout et comme pénétrant tout, et c’est pourquoi tous les textes sacrés de l’Inde et leurs commentaires autorisés le présentent comme un symbole de Brahma [10] ; ce qui est désigné comme « l’Éther dans le cœur », au sens le plus élevé, c’est donc Brahma, et, par suite, la « connaissance du cœur », lorsqu’elle atteint son degré le plus profond, s’identifie véritablement à la « connaissance divine » (Brahma-vidyâ[11].
Le Principe divin est d’ailleurs considéré comme résidant ainsi d’une certaine façon au centre de tout être, ce qui est conforme à ce que dit saint Jean lorsqu’il parle de « la vraie Lumière qui illumine tout homme venant en ce monde » ; mais cette « présence divine », assimilable à la Shekinah hébraïque, peut n’être que virtuelle, en ce sens que l’être peut n’en avoir pas actuellement conscience ; elle ne devient pleinement effective pour cet être que lorsqu’il en a pris conscience et l’a « réalisée » par l’« Union », entendue au sens du sanscrit Yoga. Alors, cet être sait, par la plus réelle et la plus immédiate de toutes les connaissances, que « l’Âtmâ qui réside dans le cœur » ce n’est pas simplement le jîvâtmâ, l’âme individuelle et humaine, mais que c’est aussi l’Âtmâ absolu et inconditionné, l’Esprit universel et divin, et que l’un et l’autre, en ce point central, sont dans un contact indissoluble et d’ailleurs inexprimable, car en vérité ils ne sont qu’un, comme, suivant la parole du Christ, « mon Père et moi nous sommes un ». Celui qui est parvenu effectivement à cette connaissance a véritablement atteint le centre et non seulement son propre centre mais aussi, et par là même, le centre de toutes choses ; il a réalisé l’union de son cœur avec le « Soleil spirituel » qui est le véritable « Cœur du Monde ». Le cœur ainsi envisagé est, suivant les enseignements de la tradition hindoue, la « Cité divine » (Brahma-pura) ; et celle-ci est décrite, [428] comme nous l’avons déjà indiqué précédemment, avec des termes semblables à ceux que l’Apocalypse applique à la « Jérusalem Céleste », qui est bien en effet, elle aussi, une des figurations du « Cœur du Monde ».




[1]       Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. III.
[2]       Chhândogya Upanishad, 8e Pra-pâthaka, 1er Khanda, shruti 2.
[3]       Voir notre étude sur La Théorie hindoue des cinq éléments (É. T. d’août-sept. 1935.
[4]       Au sujet de la cavité ou « caverne » du cœur, considérée plus spécialement comme le « lieu » où s’accomplit la naissance de l’Avatâra, voir aussi Aperçus sur l’Initiation, ch. XLVIII.
[5]       Par exemple la représentation géométrique des états multiples de l’être et leur représentation sous la forme d’une série de « cycles » successifs.
[6]       Nous rappellerons qu’une telle figure, d’un caractère nettement hermétique et rosicrucien, et qui est proprement celle de la Rota Mundi, a été placée par Leibniz en tête de son traité De Arte combinatoria (voir Les Principes du Calcul infinitésimal, avant-propos).
[7]       Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. VII.
[8]       Voir Le grain de sénevé.

[10]      « Brahma est comme l’Éther, qui est partout, et qui pénètre simultanément l’extérieur et l’intérieur des choses » (Sankarâchârya, Âtmâ-Bo-dha).
[11]      Cette connaissance divine elle-même peut être encore de deux sortes, « non suprême » (apara) ou « suprême » (para), correspondant respectivement au monde céleste et à ce qui est au delà des « trois mondes » ; mais cette distinction, malgré son extrême importance au point de vue de la métaphysique pure, n’a pas à intervenir dans les considérations que nous exposons présentement, non plus que celle des deux degrés différents où, corrélativement, l’« Union » elle-même peut être aussi envisagée.



Publié dans É. T., avril-mai 1949. —  Comme notre article sur Le grain de sénevé, celui-ci, qui devait lui faire suite, avait été écrit primitivement pour Regnabit ; il donne donc lieu aux mêmes remarques et, bien que la plupart des considérations qu’il contient ne soient sans doute pas entièrement nouvelles pour les lecteurs des Études Traditionnelles, nous avons pensé qu’il pouvait n’être pas sans intérêt pour eux de les retrouver ainsi présentées sous un jour quelque peu différent.