Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

15 avril 2018

La Conférence des oiseaux - suite...





Dès que vous serez entrés dans la vallée de la recherche (talab), cent choses pénibles vont vous assaillir. Á chaque instant vous éprouverez cent épreuves. Il vous faudra y passer plusieurs années de pénibles efforts pour y changer d'état. Vous y abandonnerez tout ce que vous possédiez et renoncerez à tout ; et quand vous ne possèderez plus rien, il vous restera à détacher votre cœur de tout ce qui existe. Lorsque qu’il sera ainsi sauvé de la perdition, vous verrez briller la pure lumière de la majesté divine, et, lorsqu'elle se manifestera à votre esprit, vos désirs se multiplieront à l'infini.



Mû par l’amour, le voyageur s'engagera follement dans ces vallées brûlantes comme le papillon attiré par la flamme. Dans ce délire, il se livrera à la recherche figurée par cette vallée, et il en oubliera les deux mondes. Il demandera à son cœur le secret de l'éternelle beauté, et dans son désir de le connaître, il ne craindra plus les dragons dévorants. Si la foi et l'infidélité se présentaient alors à lui, il les recevrait également, pourvu que soit ouverte la porte vers son but. Car, quand cette porte est ouverte, que sont la foi ou l'infidélité, puisque de l'autre côté, il n’y a plus ni l'une ni l'autre ? »



La vallée de l'amour (ischc) suit celle de la recherche. Il faut s’y plonger dans le feu, et devenir soi-même de feu pour pouvoir y survivre. L'aimant véritable doit être pareil au feu, brûlant et impétueux comme lui. Il doit aimer sans arrière-pensée, disposé à brûler cent mondes, sans connaître ni la foi ni l'infidélité, ni le doute ni la certitude. Il n'y a pas ici de différence entre le bien et le mal car dans l'amour, ils n'existent plus. L’aimant risque sa tête pour son ami, quand tant d’autres ne font que promettre. Celui qui s'engage dans la voie spirituelle se consumera entièrement lui-même, pour se délivrer de sa tristesse.


L'amour est le feu, et quand il vient, la raison fuit, car la folie de l’amour n'a rien à faire avec elle. Si vous avez une juste vue de l’invisible, vous connaîtrez la source de l’amour mystérieux qui vous est annoncé. Mais l'existence de l'amour est détruite par son ivresse même. Les atomes du monde visible se dévoilent à la vision spirituelle du monde invisible, mais si l’on regarde avec l'œil de l'intelligence, on ne peut comprendre l'amour. Seul l’homme vraiment libre peut percevoir cet amour spirituel, et sans l’être réellement, l’on meurt. Celui qui s'engage dans cette voie d’amour a besoin de milliers de cœurs vibrants à sacrifier par centaines à chaque instant.

Après celle de l’amour, vient la vallée de la connaissance (ma'rifat), qui n’a ni commencement ni fin. Nul ne sait la longueur du chemin à y faire, et aucun n’y ressemble. Autre est le voyageur temporel, et autre le voyageur spirituel. L'âme et le corps progressent ou régressent en permanence, et le chemin spirituel se manifeste dans les limites des forces personnelles, et la marche de chacun sera relative à sa force et à son excellence actuelles. La connaissance spirituelle a différents aspects. Certains y ont trouvé leur orientation (mihrab), et d’autres, seulement une idole.


La lumière de la connaissance éclaire selon le mérite, et fixe la place dans l’approche de la vérité. Quand le mystère de l'essence des êtres se dévoilera, la fournaise du monde deviendra un jardin de fleurs. L'adepte ne se verra plus lui-même. Dans toute chose il verra la face de l’ami, et dans chaque atome, la totalité. Beaucoup se sont perdus dans cette recherche pour un seul qui en a découvert les mystères ? Il faut être parfait si l'on veut franchir cette route difficile. Toi qui n'as pas encore perçu la beauté de ton ami, lève-toi donc, et cherche.

Vient ensuite la vallée de l’indépendance (istignā) où il n'y a rien à découvrir. De l'âme s'y élève un vent froid qui ravage un espace immense. Les sept océans n’y sont qu'une simple mare, les sept planètes, une étincelle, les sept cieux, un cadavre, et les sept enfers, de la glace. Mais ici, la fourmi a la force de cent éléphants, et cent caravanes y périssent, le temps pour la corneille de remplir son jabot. Le nouveau ou l’ancien n'y ont pas de valeur, et l’on y peut agir ou pas. La vue d’un monde entier brûlé par le feu, n’est que rêve face à la réalité. Les milliers d'âmes qui tombent sans fin sur cet océan illimité n’y sont qu'imperceptible rosée.
Quand bien même les deux mondes seraient anéantis, qu’on ne pourrait nier l'existence d'un seul grain de sable. Et s'il ne restait nulle trace d'hommes ou de génies, restez attentifs au secret de la goutte d’eau dont tout a été formé. Si tous les corps disparaissaient de la terre, si même un seul poil des êtres vivants n'existait plus, quelle crainte y aurait-il à avoir ? Si la partie et le tout étaient complètement anéantis, resterait-il un fétu sur la face de la terre ? Et si même les neuf coupoles de l'univers étaient en une fois détruites, ne resterait-il pas une goutte des sept océans ?

Et puis vient la vallée de l'unité (tauhïd), du dépouillement et de l’unification de toutes choses. Tous ce qui vit dans ce désert n’est qu’unique entité. Et si l’on croit y voir beaucoup d'individus, il n'y en a qu’un seul en réalité. Cette multitude d’êtres ne fait qu'un seul, complet dans son unité. Et ce qui se présente comme unité ne diffère pas de ce qui se compte en quantité. L’être annoncé est hors de l'unité et du compte. Il faut cesser de penser l'éternité a priori et a posteriori, et ne plus distinguer temporellement ces deux éternités. Quand tout ce qui est visible sera anéanti, il n’y aura plus rien dans le monde qui soit digne d'attention.


Après l'unité vient la vallée de l'étonnement (hairat). On y est dans la tristesse et les gémissements. Ce ne sont ici que lamentations, douleurs, et brûlante ardeur. C’est à la fois le jour et la nuit, et ni jour ni nuit, et chacun y est brûlé et consumé par le feu. Dans l’étonnement, comment avancer sans être stupéfait et s’y perdre ? Celui qui a l'unité gravée dans le cœur oublie tout, même lui-même. On lui dit : « Es-tu ou n'es-tu pas ; as-tu ou pas le sentiment de l'existence ; es-tu visible ou caché, périssable ou immortel, l'un et l'autre ou ni l'un ni l'autre, et il répond : Je n'en sais rien, je l'ignore et m'ignore moi-même. Je suis amoureux sans savoir de qui, ni fidèle ni infidèle. J'ignore même mon amour et j'ai à la fois le cœur plein et vide d'amour. »

Après la sixième vallée, vient celle du dénuement (facr), et de la mort (fana), vallée qu’on ne peut exactement décrire. Son essence est l'oubli, le mutisme, la surdité et l'évanouissement. Sous un seul rayon du soleil spirituel, les milliers d'ombres éternelles qui nous entourent, disparaissent. Lorsque les vagues s’agitent sur l'océan de l'immensité, les figures sur sa surface n’y subsistent pas. Ces figures sont bien le monde présent et le futur, et qui le perçoit acquiert là un grand mérite. Le cœur perdu dans cet océan est perdu pour toujours, et y demeure en repos. Il y trouve l'anéantissement. S'il en revient un jour, il connaîtra ce qu'est que la création et ses secrets.


Lorsque les voyageurs spirituels entrent dans le domaine de l'amour, ils s’égarent au premier pas, et nul ne fait le second. Et puisque tous se perdent au premier pas, ils appartiennent au règne minéral, quoiqu'ils soient des hommes. Le bois d'aloès et le chêne mis au feu se réduisent mêmement en cendres. Sous deux formes, ils sont une même chose sous cet aspect quoique leurs qualités soient distinctes. L’objet immonde qui tombe dans l’océan parfumé reste vil par ses qualités propres. Mais si une chose pure y tombe, elle participe à ses flots, elle perd son isolement et en devient encore plus belle. Elle y existe et n'y existe pas, et il est impossible à l’esprit de concevoir comment cela peut être.




Quand les oiseaux entendirent ce discours, ils en eurent le cœur absolument brisé au point que certains en moururent à l’instant même. Beaucoup abandonnèrent et rebroussèrent immédiatement chemin. Il en demeura cependant trente mille qui décidèrent quand même de se mettre en route. Ils voyagèrent alors des années entières par monts et par vaux, et une grande partie de leur vie s'écoula durant cet éprouvant voyage. Et ces milliers d'oiseaux disparurent presque tous, les uns noyés dans l'Océan, d’autres séchés dans le désert et la chaleur du soleil, ou dévorés par les tigres du chemin.


Á la fin, un bien petit nombre de cette troupe arriva au lieu sublime auquel elle tendait. Ceux qui s'étaient mis en route emplissaient tout le ciel, et, sur ces trente mille, il n'en restait ici que trente, sans plumes, abattus, le cœur brisé, l'âme affaissée, et le corps abîmé. Les trente survivants perçurent alors cette majesté à l'essence incompréhensible, cet être qui est au-dessus de la portée de l'intelligence humaine et de la science. Ils virent réunis des milliers de soleils plus resplendissants les uns que les autres ; des milliers de lunes et d'étoiles toutes également belles. Ils virent tout cela, en furent tout étonnés, et ils rendirent grâce.

A Suivre….








D’après le poète soufi persan Farid Al-Din Attar


 Jacques Prévost

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