Hasan al-Basrî - qu'Allâh lui
fasse miséricorde! - (qui donnait régulièrement un enseignement public),
lorsqu'il voulait parler de ces mystères qui ne doivent pas se trouver sur le
chemin de ceux qui n'en sont pas dignes, appelait à part Farqad as-Sabakhî et
Mâlik Ibn Dinâr, ainsi que les autres présents d'entre les gens du
"goût" initiatique (ahlu-dhawq), et fermant la porte aux autres,
traitait de ces matières en séance intime. S'il n'y avait pas eu une nécessité
d'observer le secret, il n'aurait pas procédé de cette facon. De même Abû
Hurayra - qu'Allâh soit satisfait de lui! - a dit, selon ce que rapporte
al-Bukhârî dans son Recueil de hadîths: "J'ai porté de la part du Prophète
- qu'Allâh prie sur lui et le salue! - deux "sacs": l'un, je l'ai
dispensé entre vous tous; l'autre, si j'agissais de même, on me couperait cette
gorge". De son côté, Ibn 'Abbâs, - qu'Allâh soit satisfait de lui! - en
parlant du verset: "Allâh qui a créé sept Voûtes Célestes et autant de
Terres; le Commandement descend entre elles" (Cor. 65, 12), déclarait:
"Si je vous disais quelle en est l'interprétation (ésotérique), vous me lapideriez
en disant que je suis un infidèle". D'autre part, 'Alî ben Abî Tâlib - sur
lui la paix! - frappait sa poitrine et disait: "Ah! En vérité, ici il y a
force sciences! Si seulement je trouvais des êtres qui puissent les
porter!" Enfin, l'Envoyé d'Allâh - qu'Allâh prie sur lui et le salue! -
disait: "Abû Bakr vous est supérieur, non pas par le nombre des prières ou
des jeûnes, mais par quelque chose qui est survenu dans sa poitrine", et
il n'expliqua pas ce qu'était cette chose, mais se tut là-dessus. Toute science
ne doit pas être expliquée par celui qui la possède, et le Prophète - qu'Allâh
prie sur lui et le salue! -disait: "Parlez aux hommes selon la capacité de
leurs intelligences".
De ce fait, quand quelqu'un
trouve un livre traitant d'une science qu'il ignore et dont il n'a pas pris la
voie, il ne doit pas s'en mêler, mais remettre le livre à ceux qui s'y
entendent, sans se considérer tenu d'y croire ou de n'y pas croire, ou même
d'en parler.
"Tout porteur de science
religieuse n'est pas nécessairement savant véritable" (hadîth).
"Mais ils traitent de
mensonge ce dont ils ne possèdent pas la science" (Cor. 10, 39).
"Pourquoi disputez-vous au
sujet de ce dont vous n'avez pas une science?" (Cor. 3, 66).
Ainsi, nous sommes instruits que
les hommes sont blâmés quand ils parlent sur une chose sans avoir parcouru la
voie qui y mène.
Nous avons été amené à mettre en
avant tout cela, du fait que les livres des gens de notre voie sont pleins de
mystères, et que les spéculatifs (ahlu-l-afkâr) s'en saisissent et les
considèrent selon leurs points de vue spécifiques, et de même les exotéristes
(ahlu-l-Zâhir) les interprètent selon les acceptions les plus littérales, pour
se mettre ensuite à en médire. Or, si on demande à tous ceux-là simplement les
acceptions véritables des termes techniques qu'emploient, d'un commun accord,
les initiés (al-Qawm) dans leurs formulations, on constate qu'ils les ignorent!
Comment s'autorisent-ils alors à se prononcer sur des questions dont ils ne
possèdent pas le principe? Peut-être même, quand ils voient les gens de cette
voie s'entretenir à l'écart avec leurs compagnons au sujet de leurs
expériences, leur arrive-t-il de dire: "Une religion cachée est une
religion mauvaise"; or, ils ignorent les différents aspects de la
Religion. Les initiés cachent, non pas la Religion, mais certaines conséquences
de celle-ci et ce que le Vrai - qu'Il soit exalté! - leur a accordé pendant
leur vie sous la règle d'obéissance et au moment même où ils Lui ont obéi.
Ainsi, en matière de hadîths portant sur les règles religieuses, il se peut que
pour eux soit "valide" un hadîth que les exotéristes sont d'accord
pour déclarer "faible" et de "transmission défectueuse"; or
les initiés peuvent tenir comme "valide" un tel hadîth, en tant
qu'ils l'ont obtenu de leur côté par saisie intuitive (kashf), directement de
celui qui l'a prononcé; de ce fait, ils en tiennent compte pour leurs pratiques
spirituelles, autrement que ce n'est établi chez les savants littéralistes, et
ces derniers les classent alors parmi ceux qui sont sortis de la religion, en
quoi ils sont injustes, car la vérité peut être atteinte sous différents
aspects, et celui-ci en est un. Inversement, il se peut qu'un hadîth considéré
par les littéralistes d'un commun accord comme "valide", ne le soit
pas en fait à la lumière du dévoilement intuitif, et les initiés n'en tiennent pas
compte pour leurs pratiques.
Alors, combien est louable celui
qui, dans de telles situations, s'abstient d'intervenir et, cherchant la
direction salutaire, s'occupe de soi-même, de sorte que chacun se tiendra à la
place qui est la sienne. Un tel homme est heureux, et s'assure la faveur de
l'ordre total des réalités.
Ceux qui couvrent les mystères
sous des expressions techniques emploient celle-ci conventionnellement, par
précaution à l'égard des profanes, et ceux qui professent l'efficacité des
"aspirations (ou énergies) spirituelles" (al himam, sing. al-himma),
ne cessent de se tenir sur leurs voies claires et précises jusqu'à ce que des
panneaux annonciateurs brillent pour eux, portés par les mains des Esprits
Supérieurs qui résident au Degré de la Proximité à la Station de la Parole
Bouche-à-Bouche (al-Fahwâniyya), panneaux sur lesquels des
"Ecritures" bien tracées et saintes se lèvent pour eux, comme
"témoins" de la réalisation qu'ils ont obtenue, et leur confèrent le
transfert de ce mode (wasf) à un autre mode, par voie de sublimation (intiqâlan
munazzahan). Alors le voile est enlevé, et ce qui avait été caché est mis à
découvert! Alors est défait le bandeau, retiré le verrou, ouverte la serrure!
Alors les "aspirations-énergies" propres à cet autre mode s'unifient
pour scruter la Réalité Une (al-Haqîqatu-l-Ahadiyya), et l'être ne concoit plus
qu'une seule aspiration" (hamm wâhid) et rien d'autre. De cette
"aspiration" unique procèdent des influences qui portent effet sur la
Réalité Pure (al-Haqîqa).
Ainsi, tantôt ces influences
procèdent par abstraction de "l'aspiration unique", tantôt elles
procèdent des dites aspirations au moment même où elles se produisent, mais
c'est toujours Lui qui est le Visé selon toute face, même s'Il n'est pas connu,
c'est Lui le cherché par toute aspiration, même s'Il n'est pas atteint, de même
que c'est Lui l'énoncé par toute langue, même s'Il reste ineffable! Et quelle
formidable stupeur on éprouve et quel immense soupir de soulagement on pousse
lorsque "le bandeau est enlevé, et que la vue (basar) est devenue
pénétrante", lorsque "le Soleil s'unit à la Lune", et que
l'Influent (al-Mu'aththir) paraît dans son Influence (effet) (al-athar) pour
être saisi par l'OEil de l'homme! Alors Il se montre à eux (les
"spectateurs") sous diverses Formes, alors se produit la ruse à
l'égard de ceux qui ont rusé, alors gagne celui qui a la foi et perd celui qui
ne l'a pas!
à suivre...
Ibn 'Arabi
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