"On sait que, dans un complémentarisme dont les deux termes sont envisagés comme actif et passif l’un par rapport à l’autre, le terme actif est généralement symbolisé par une ligne verticale et le terme passif par une ligne horizontale ; le Ciel et la Terre sont aussi représentés parfois conformément à ce symbolisme. Seulement, dans ce cas, les deux lignes ne se traversent pas, comme elles le font le plus habituellement, de façon à former une croix, car il est évident que le symbole du Ciel doit être situé tout entier au-dessus de celui de la Terre : c’est donc une perpendiculaire ayant son pied sur l’horizontale et ces deux lignes peuvent être considérées comme la hauteur et la base d’un triangle dont les côtés latéraux, partant du « faîte du Ciel », déterminent effectivement la mesure de la surface de la Terre, c’est-à-dire délimitent le « terrain » qui sert de support à la manifestation (fig.) (1) " (1) La figure formée par la verticale et l’horizontale ainsi disposées est aussi un symbole bien connu jusqu’à nos jours dans la Maçonnerie anglo-saxonne, quoiqu’il soit de ceux que la Maçonnerie dite « latine » n’a pas conservés. Dans le symbolisme constructif en général, la verticale est représentée par la perpendiculaire ou fil à plomb et l’horizontale par le niveau. – Au même symbolisme correspond aussiune disposition similaire des deuxlettres alifet ba de l’alphabet arabe. (René Guénon - La Grande Triade (1946), éd. Gallimard, 1957 - Chapitre III - Ciel et Terre)
De ce qui précède, il résulte que le pas de l’hélice, élément par lequel les extrémités d’un cycle individuel, quel qu’il soit, échappent au domaine propre de l’individualité, est la mesure de la « force attractive de la Divinité »1. L’influence de la « Volonté du Ciel » dans le développement de l’être se mesure donc parallèlement à l’axe vertical; ceci implique évidemment la considération simultanée d’une pluralité d’états, constituant autant de cycles intégraux d’existence (spirales horizontales), cette influence transcendante ne se faisant pas sentir dans l’intérieur d’un même état pris isolément.
L’axe vertical représente alors le lieu métaphysique de la manifestation de la « Volonté du Ciel », et il traverse chaque plan horizontal en son centre, c’est-à-dire au point où se réalise l’équilibre en lequel réside précisément cette manifestation, ou, en d’autres termes, l’harmonisation complète de tous les éléments constitutifs de l’état d’être correspondant. C’est là, comme nous l’avons vu plus haut, ce qu’il faut entendre par l’« Invariable Milieu » (Tchoung-young), où se reflète, en chaque état d’être (par l’équilibre qui est comme une image de l’Unité principielle dans le manifesté), l’«Activité du Ciel», qui, en elle-même, est non-agissante et non- manifestée, bien que devant être conçue comme capable d’action de manifestation, sans d’ailleurs que cela puisse l’affecter ou la modifier en quelque façon que ce soit, et même, à la vérité, comme capable de toute action et de toute manifestation, précisément parce qu’elle est au delà de toutes les actions et manifestations particulières. Par suite, nous pouvons dire que, dans la représentation d’un être, l’axe vertical est le symbole de la « Voie personnelle »2, qui conduit à la Perfection, et qui est une spécification de la « Voie universelle », représentée précédemment par une figure sphéroïdale indéfinie et non fermée ; avec le même symbolisme géométrique, cette spécification s’obtient, d’après ce que nous avons dit, par la détermination d’une direction particulière dans l’étendue, direction qui est celle de cet axe vertical3.
1) Matgioï, La Voie Métaphysique, p. 95.
2) Rappelons encore que la « personnalité » est pour nous le principe transcendant et permanent de l’être, tandis que l’« individualité » n’en est qu’une manifestation transitoire et contingente.
3) Ceci achève de préciser ce que nous avons déjà indiqué au sujet des rapports de la « Voie » (Tao) et de la « Rectitude » (Te).
Nous avons parlé ici de la Perfection, et, à ce propos, une brève explication est nécessaire : quand ce terme est ainsi employé, il doit être entendu dans son sens absolu et total. Seulement, pour y penser, dans notre condition actuelle (en tant qu’êtres appartenant à l’état individuel humain), il faut bien rendre cette conception intelligible en mode distinctif; cette conceptibilité est la «perfection active» (Khien), possibilité de la volonté dans la Perfection, et naturellement de toute- puissance, qui est identique à ce qui est désigné comme l’« Activité du Ciel ». Mais, pour en parler, il faut en outre sensibiliser cette conception (puisque le langage, comme toute expression extérieure, est nécessairement d’ordre sensible) ; c’est alors la « perfection passive » (Khouen), possibilité de l’action comme motif et comme but. Khien est la volonté capable de se manifester, et Khouen est l’objet de cette manifestation ; mais, d’ailleurs, dès lors qu’on dit « perfection active » ou «perfection passive», on ne dit plus Perfection au sens absolu, puisqu’il y a déjà là une distinction et une détermination, donc une limitation. On peut encore, si l’on veut, dire que Khien est la faculté agissante (il serait plus exact de dire « influente »), correspondant au « Ciel » (Tien), que Khouen est la faculté plastique, correspondant à la « Terre » (Ti) ; nous trouvons ici, dans la Perfection, l’analogue, mais encore plus universel, de ce que nous avons désigné, dans l’Être, comme l’« essence » et la « substance »4. En tout cas, quel que soit le principe par lequel on les détermine, il faut savoir que Khien et Khouen n’existent métaphysiquement que de notre point de vue d’êtres manifestés, de même que ce n’est pas en soi que l’Être se polarise et se détermine en « essence » et « substance », mais seulement par rapport à nous, et en tant que nous l’envisageons à partir de la manifestation universelle dont il est le principe et à laquelle nous appartenons.
4) Voir encore L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. IV. – Dans les koua de Fo-hi, Khien est représenté par trois traits pleins, et Khouen par trois traits brisés ; or on a vu que le trait plein est le symbole du yang ou principe actif, et le trait brisé celui du yin ou principe passif.
Si nous revenons à notre représentation géométrique, nous voyons que l’axe vertical est déterminé comme expression de la «Volonté du Ciel» dans le développement de l’être, ce qui détermine en même temps la direction des plans horizontaux, représentant les différents états, et la correspondance horizontale et verticale de ceux-ci, établissant leur hiérarchisation. Par suite de cette correspondance, les points-limites de ces états sont déterminés comme extrémités des modalités particulières; le plan vertical qui les contient est un des plans de coordonnées, ainsi que celui qui lui est perpendiculaire suivant l’axe ; ces deux plans verticaux tracent dans chaque plan horizontal une croix à deux dimensions, dont le centre est dans l’« Invariable Milieu ». Il ne reste donc plus qu’un seul élément indéterminé : c’est la position du plan horizontal particulier qui sera le troisième plan de coordonnées ; à ce plan correspond, dans l’être total, un certain état, dont la détermination permettra de tracer la croix symbolique à trois dimensions, c’est-à-dire de réaliser la totalisation même de l’être.
Un point qu’il importe de noter encore, avant d’aller plus loin, est celui-ci : la distance verticale qui sépare les extrémités d’un cycle évolutif quelconque est constante, ce qui, semble-t-il, reviendrait à dire que, quel que soit le cycle que l’on envisage, la « force attractive de la Divinité » agit toujours avec la même intensité ; et il en est effectivement ainsi au regard de l’Infini : c’est ce qu’exprime la loi d’harmonie universelle, qui exige la proportionnalité en quelque sorte mathématique de toutes les variations. Il est vrai, cependant, qu’il pourrait ne plus en être de même, en apparence, si l’on se plaçait à un point de vue spécialisé, et si l’on avait seulement égard au parcours d’un certain cycle déterminé que l’on voudrait comparer aux autres sous le rapport dont il s’agit ; il faudrait alors pouvoir évaluer, dans le cas précis où l’on se serait placé (en admettant qu’il y ait lieu effectivement de s’y placer, ce qui, en tout cas, est en dehors du point de vue de la métaphysique pure), la valeur du pas de l’hélice ; mais « nous ne connaissons pas la valeur essentielle de cet élément géométrique, parce que nous n’avons pas actuellement conscience des états cycliques où nous passâmes, et que nous ne pouvons donc pas mesurer la hauteur métaphysique qui nous sépare aujourd’hui de celui dont nous sortons »5. Nous n’avons ainsi aucun moyen direct d’apprécier la mesure de l’action de la « Volonté du Ciel » ; « nous ne la connaîtrions que par analogie (en vertu de la loi d’harmonie), si, dans notre état actuel, ayant conscience de notre état précédent, nous pouvions juger de la quantité métaphysique acquise6, et, par suite, mesurer la force ascensionnelle. Il n’est pas dit que la chose soit impossible, car elle est facilement compréhensible ; mais elle n’est pas dans les facultés de la présente humanité »7.
5) Matgioï, La Voie Métaphysique, pp. 137-138 (note).
6) Il est bien entendu que le terme de « quantité », que justifie ici l’emploi du symbolisme mathématique, ne doit être pris que dans un sens purement analogique ; il en est d’ailleurs de même du mot « force » et de tous ceux qui évoquent des images empruntées au monde sensible.
7) Ibid., p. 96. – Dans cette dernière citation, nous avons introduit quelques modifications, mais sans en altérer le sens, pour appliquer à chaque être ce qui était dit de l’Univers dans son ensemble. – « L’homme ne peut rien sur sa propre vie, parce que la loi qui régit la vie et la mort, ses mutations à lui, lui échappe ; que peut-il savoir alors de la loi qui régit les grandes mutations cosmiques, l’évolution universelle ? » (Tchoang-tseu, ch. XXV). – Dans la tradition hindoue, les Purânas déclarent qu’il n’y a pas de mesure des Kalpas antérieurs et postérieurs, c’est-à-dire des cycles qui se rapportent aux autres degrés de l’Existence universelle.
Remarquons encore en passant, et simplement pour indiquer, comme nous le faisons chaque fois que l’occasion s’en présente, la concordance qui existe entre toutes les traditions, que l’on pourrait, d’après ce que nous venons d’exposer sur la signification de l’axe vertical, donner une interprétation métaphysique de la parole bien connue de l’Évangile suivant laquelle le Verbe (ou la « Volonté du Ciel » en action) est (par rapport à nous) « la Voie, la Vérité et la Vie »8. Si nous reprenons pour un instant notre représentation «microcosmique» du début, et si nous considérons ses trois axes de coordonnées, la « Voie » (spécifiée à l’égard de l’être envisagé) sera représentée, comme ici, par l’axe vertical ; des deux axes horizontaux, l’un représentera alors la « Vérité », et l’autre la « Vie ». Tandis que la « Voie » se rapporte à l’« Homme Universel », auquel s’identifie le « Soi », la « Vérité » se rapporte ici à l’homme intellectuel, et la « Vie » à l’homme corporel (bien que ce dernier terme soit aussi susceptible d’une certaine transposition)9 ; de ces deux derniers, qui appartiennent l’un et l’autre au domaine d’un même état particulier, c’est-à-dire à un même degré de l’existence universelle, le premier doit ici être assimilé à l’individualité intégrale, dont le second n’est qu’une modalité. La « Vie » sera donc représentée par l’axe parallèle à la direction suivant laquelle se développe chaque modalité, la « Vérité » le sera par l’axe qui réunit toutes les modalités en les traversant perpendiculairement à cette même direction (axe qui, quoique également horizontal, pourra être regardé comme relativement vertical par rapport à l’autre, suivant ce que nous avons indiqué précédemment). Ceci suppose d’ailleurs que le tracé de la croix à trois dimensions est rapporté à l’individualité humaine terrestre, car c’est par rapport à celle-ci seulement que nous venons de considérer ici la « Vie » et même la « Vérité » ; ce tracé figure l’action du Verbe dans la réalisation de l’être total et son identification avec l’« Homme Universel ».
8) Afin de prévenir toute méprise possible, étant données les confusions habituelles dans l’Occident moderne, nous tenons à bien spécifier qu’il s’agit ici exclusivement d’une interprétation métaphysique, et nullement d’une interprétation religieuse ; il y a, entre ces deux points de vue, toute la différence qui existe, dans l’Islamisme, entre la haqîqah (métaphysique et ésotérique) et la shariyah (sociale et exotérique).
9) Ces trois aspects de l’homme (dont les deux derniers seulement sont « humains » à proprement parler) sont désignés respectivement dans la tradition hébraïque par les termes d’Adam, d’Aish et d’Enôsh.
(René Guénon - Le Symbolisme de la Croix (1931) - Chapitre XXII - Signification de l’axe vertical ; l’influence de la Volonté du Ciel)
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