Henri Stéphane (1907-1985), ancien mathématicien entré dans
l’église catholique, fut un théologien et un métaphysicien ignoré, révélé après
sa mort par certains de ses proches. Profond lecteur de Guénon, de Frithjof
Schuon, de Coomaraswamy, il explora également la littérature orthodoxe, étudia
l’Hindouisme et l’Islam.
Voici par un raisonnement imperturbable et rigoureux, tiré
d' " Introduction à l'ésotérisme chrétien" annoncée l’inévitable «
fin de notre monde » :
Grosso modo, on peut dire que la nouvelle religion, c’est la
« religion de l’Homme ». Dieu étant « mort », on peut dire que c’est une
religion « athée ». Elle n’a plus pour but de relier l’homme à Dieu, mais les
hommes entre eux. C’est également une « forme » de socialisme, ou de
communisme.
Paradoxalement, elle revêt des formes diverses, mais ce
n’est là qu’une apparence extérieure : l’athéisme et l’humanisme restent le
dénominateur commun de ces différentes formes. Il y a, par exemple, la « foi
sans religion », la foi à l’état pur, sans contenu, sans dogmes, sans rites ;
c’est une sorte de protestantisme extrême que Luther ou Calvin vomiraient. A
l’inverse, il y a la « religion sans foi ». C’était, il y a cent ans, le «
formalisme »extérieur de gens qui pratiquaient sans croire sérieusement, ou pour
des motifs mercantiles.
Aujourd’hui cette « forme » a pris un autre aspect : c’est
le « communautarisme ». On répète à satiété aux chrétiens qu’ils forment une «
communauté » : le baptême les introduit dans la communauté, comme on s’inscrit
au parti communiste ; l’Eucharistie n’est plus qu’un repas communautaire ; le
péché lui-même est conçu comme rupture ou éloignement de la communauté, et la
pénitence, comme au temps de l’Eglise primitive, est conçue comme réintégration
dans la communauté, avec cette différence que les Juifs et les païens convertis
au Christianisme croyaient en Dieu. De nos jours, les vertus théologales n’ont
plus qu’un sens humain : on croit à l’Homme, on espère en l’avenir de
l’Humanité, grâce à la Science et au Progrès, et l’on aime son prochain en tant
que tel.
Dans une telle perspective, le Christ n’est plus que le Chef
de la communauté, et c’est pour cela que « Dieu est mort en Jésus-Christ ».
D’autres vont plus loin, et ne voient en Jésus-Christ qu’n « agitateur social
». La thèse est trop connue pour que nous jugions utile d’insister. Dans tout
cela, il n’est plus question de la « vie éternelle », et le Royaume de Dieu
n’est plus que la « cité terrestre » à construire.
Il n’y a donc que l’homme qui compte, son travail et son action
sur le monde. Certains voient encore en lui un continuateur de la Création, que
Dieu n’aurait pas achevée, mais une telle conception de la Création est
tellement différente de la conception traditionnelle qu’elle équivaut à nier
Dieu : si Dieu a créé le monde « dans le temps », et ne continue pas à le «
créer à chaque instant », selon le concept exact de création, alors Dieu n’est
pas « Créateur », et nier l’un de ses attributs équivaut à le nier tout entier.
D’une façon générale, une cosmologie non traditionnelle, évolutionniste par
exemple, conduit fatalement à une idée fausse de Dieu, et par conséquent à sa
négation.
Ainsi, sous quelque forme qu’on l’envisage, la « nouvelle
religion » est essentiellement athée. Tout ce qui est sacré – considéré d’ailleurs
par les partisans de la « foi sans religion » comme une survivance du Judaïsme
et du paganisme – ne peut alors que disparaître rapidement. On ne voit pas
pourquoi dans ces conditions on parle encore du Sacerdoce, de la « crise des
vocations », du statut clérical, etc. Tout cela est appelé à disparaître.
Il restera donc une pseudo-religion, la « religion de
l’Homme », dont l’existence sera aussi éphémère que le « règne de l’Antéchrist
» à la « fin des temps ». Et son déclin est déjà annoncé par les structuralistes
qui prédisent la « mort de l’homme ». Après cela, il ne restera évidemment plus
que la « mort du Cosmos », c'est-à-dire précisément « la fin du monde » à
laquelle nous venons de faire allusion.
Il est bien évident que si « Dieu est mort », au moins dans
la conscience de l’homme, ni l’Eglise, ni la religion, ni l’homme, ni le monde,
ne peuvent lui « survivre » longtemps. Si l’on objecte que Dieu n’est pas «
mort » en lui-même, mais seulement dans la conscience de l’homme, et que le
rapport ontologique entre Dieu et l’âme immortelle ne saurait être affecté par
une « attitude de connaissance », nous répondrons qu’en vertu de l’identité de
l’Etre et du Connaître, toute détérioration dans l’ordre de la Connaissance a
son retentissement, sinon dans l’ordre de l’Etre en tant que tel, du moins dans
l’ordre de l’Existence, dont l’Etre est le principe.
L’homme en tant qu’être peut certes disparaître ou être
anéanti (ce qu’on exprime couramment en parlant de l’immortalité de l’âme),
mais c’est en tant qu’existant à différents niveaux, ou degrés de réalité,
qu’il peut « mourir ». En d’autres termes, c’est par l’une ou l’autre de ses
modalités que l’homme peut mourir : la mort au sens ordinaire n’est que la
disparition de la modalité corporelle de l’homme, de même que la « seconde mort
» dont parle l’Apocalypse (XX,14) n’est que la disparition de sa modalité
psychique, mais l’être de l’homme ne saurait mourir. On comprend ainsi que la
mort corporelle ait pu être la conséquence du « péché originel ».
Or tout ce que nous venons de dire de l’homme individuel
s’applique à l’humanité tout entière : à la « fin des temps » c’est une
modalité de l’humanité ou la « présente humanité » qui disparaît, et l’on
conçoit que celle-ci, arrivée à un degré d’athéisme total, - nous n’en sommes
pas encore là – soit condamnée à mort. Autrement dit, l’humanité totale, au
niveau de l’Etre, ne peut disparaître, mais une humanité partielle peut mourir,
et une autre humanité peut naître dans des conditions cosmiques toutes différentes
évoquées par « le ciel nouveau et la terre nouvelle » dont parle l’Apocalypse ;
entre les deux cependant, il n’y a pas de continuité à proprement parler,
c’est-à-dire selon le mode dont nous la concevons ordinairement : il ne peut y
avoir qu’une continuité « analogique ».
Abbé Henri Stéphane, introduction à l’ésotérisme chrétien,
Dervy 1984
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