Après avoir donné quelques « illustrations » de ce que nous
avons désigné comme la « solidification » du monde, il nous reste encore à
parler de sa représentation dans le symbolisme géométrique, où elle peut être
figurée par un passage graduel de la sphère au cube ; et en effet, tout
d’abord, la sphère est proprement la forme primordiale, parce qu’elle est la
moins « spécifiée » de toutes, étant semblable à elle-même dans toutes les
directions, de sorte que, dans un mouvement de rotation quelconque autour de
son centre, toutes ses positions successives sont toujours rigoureusement
superposables les unes aux autres (1). C’est donc là, pourrait-on dire, la
forme la plus universelle de toutes, contenant en quelque façon toutes les
autres, qui en sortiront par des différenciations s’effectuant suivant
certaines directions particulières ; et c’est pourquoi cette forme sphérique
est, dans toutes les traditions, celle de l’« Œuf du Monde », c’est-à-dire de
ce qui représente l’ensemble « global », dans leur état premier et «
embryonnaire », de toutes les possibilités qui se développeront au cours d’un
cycle de manifestation (2). Il y a d’ailleurs lieu de remarquer que cet état
premier, en ce qui concerne notre monde, appartient proprement au domaine de la
manifestation subtile, en tant que celle-ci précède nécessairement la
manifestation grossière et en est comme le principe immédiat ; et c’est
pourquoi, en fait, la forme sphérique parfaite, ou la forme circulaire qui lui
correspond dans la géométrie plane (comme section de la sphère par un plan de
direction quelconque) ne se trouve jamais réalisée dans le monde corporel (3).
D’autre part, le cube est au contraire la forme la plus «
arrêtée » de toutes, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire celle qui
correspond au maximum de « spécification » ; aussi cette forme est-elle celle
qui est rapportée, parmi les éléments corporels, à la terre, en tant que
celle-ci constitue l’« élément terminant et final » de la manifestation dans
cet état corporel (4) ; et, par suite, elle correspond aussi à la fin du cycle
de manifestation, ou à ce que nous avons appelé le « point d’arrêt » du
mouvement cyclique. Cette forme est donc en quelque sorte celle du « solide »
par excellence (5), et elle symbolise la « stabilité », en tant que celle-ci
implique l’arrêt de tout mouvement ; il est d’ailleurs évident qu’un cube reposant
sur une de ses faces est, en fait, le corps dont l’équilibre présente le
maximum de stabilité. Il importe de remarquer que cette stabilité, au terme du
mouvement descendant, n’est et ne peut être rien d’autre que l’immobilité pure
et simple, dont l’image la plus approchée, dans le monde corporel, nous est
donnée par le minéral ; et cette immobilité, si elle pouvait être entièrement
réalisée, serait proprement, au point le plus bas, le reflet inversé de ce
qu’est, au point le plus haut, l’immutabilité principielle. L’immobilité ou la
stabilité ainsi entendue, représentée par le cube, se réfère donc au pôle
substantiel de la manifestation, de même que l’immutabilité, dans laquelle sont
comprises toutes les possibilités à l’état « global » représenté par la sphère,
se réfère à son pôle essentiel (6) ; et c’est pourquoi le cube symbolise encore
l’idée de « base » ou de « fondement », qui correspond précisément à ce pôle
substantiel (7). Nous signalerons aussi dès maintenant que les faces du cube
peuvent être regardées comme respectivement orientées deux à deux suivant les
trois dimensions de l’espace, c’est-à-dire comme parallèles aux trois plans
déterminés par les axes formant le système de coordonnées auquel cet espace est
rapporté et qui permet de le « mesurer », c’est-à-dire de le réaliser
effectivement dans son intégralité ; comme, suivant ce que nous avons expliqué
ailleurs, les trois axes formant la croix à trois dimensions doivent être
considérés comme tracés à partir du centre d’une sphère dont l’expansion
indéfinie remplit l’espace tout entier (et les trois plans que déterminent ces
axes passent aussi nécessairement par ce centre, qui est l’« origine » de tout
le système de coordonnées), ceci établit la relation qui existe entre ces deux
formes extrêmes de la sphère et du cube, relation dans laquelle ce qui était
intérieur et central dans la sphère se trouve en quelque sorte « retourné »
pour constituer la surface ou l’extériorité du cube (8).
(1) Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. VI et XX.
(2) Cette même forme se retrouve aussi au début de
l’existence embryonnaire de chaque individu inclus dans ce développement
cyclique, l’embryon individuel (pinda) étant l’analogue microcosmique de ce
qu’est l’« Œuf du Monde » (Brahmânda) dans l’ordre macrocosmique.
(3) On peut donner ici comme exemple le mouvement des corps
célestes, qui n’est pas rigoureusement circulaire, mais elliptique ; l’ellipse
constitue comme une première « spécification » du cercle, par dédoublement du
centre en deux pôles ou « foyers », suivant un certain diamètre qui joue dès
lors un rôle « axial » particulier, en même temps que tous les autres diamètres
se différencient entre eux quant à leur longueur. Nous ajouterons incidemment à
ce propos que, les planètes décrivant des ellipses dont le soleil occupe un des
foyers, on pourrait se demander à quoi correspond l’autre foyer ; comme il ne
s’y trouve effectivement rien de corporel, il doit y avoir là quelque chose qui
ne peut se référer qu’à l’ordre subtil ; mais ce n’est pas ici le lieu
d’examiner davantage cette question, qui serait tout à fait en dehors de notre
sujet.
(4) Voir Fabre D’Olivet, La Langue hébraïque restituée.
(5) Ce n’est pas que la terre, en tant qu’élément,
s’assimile purement et simplement à l’état solide comme certains le croient à
tort, mais elle est plutôt le principe même de la « solidité ».
(6) C’est pourquoi la forme sphérique, suivant la tradition
islamique, se rapporte à l’« Esprit » (Er-Rûh) ou à la Lumière primordiale.
(7) Dans la Kabbale hébraïque, la forme cubique correspond,
parmi les Sephiroth, à Iesod, qui est en effet le « fondement » (et, si l’on
objectait à cet égard que Iesod n’est cependant pas la dernière Sephirah, il
faudrait répondre à cela qu’il n’y a plus après elle que Malkuth, qui est proprement
la « synthétisation » finale dans laquelle toutes choses sont ramenées à un
état qui correspond, à un autre niveau, à l’unité principielle de Kether) ;
dans la constitution subtile de l’individualité humaine selon la tradition
hindoue, cette forme se rapporte au chakra « basique » ou mûlâdhâra ; ceci est
également en relation avec les mystères de la Kaabah dans la tradition
islamique ; et, dans le symbolisme architectural, le cube est proprement la
forme de la « première pierre » d’un édifice, c’est-à-dire de la « pierre
fondamentale », posée au niveau le plus bas, sur laquelle reposera toute la
structure de cet édifice et qui en assurera ainsi la stabilité.
(8) Dans la géométrie plane, on a manifestement une relation
similaire en considérant les côtés du carré comme parallèles à deux diamètres
rectangulaires du cercle, et le symbolisme de cette relation est en rapport
direct avec ce que la tradition hermétique désigne comme la « quadrature du
cercle », dont nous dirons quelques mots plus loin.
Le cube représente d’ailleurs la terre dans toutes les
acceptions traditionnelles de ce mot, c’est-à-dire non pas seulement la terre
en tant qu’élément corporel ainsi que nous l’avons dit tout à l’heure, mais
aussi un principe d’ordre beaucoup plus universel, celui que la tradition
extrême-orientale désigne comme la Terre (Ti) en corrélation avec le Ciel
(Tien) : les formes sphériques ou circulaires sont rapportées au Ciel, et les
formes cubiques ou carrées à la Terre ; comme ces deux termes complémentaires sont
les équivalents de Purusha et de Prakriti dans la doctrine hindoue,
c’est-à-dire qu’ils ne sont qu’une autre expression de l’essence et de la
substance entendues au sens universel, on arrive encore ici exactement à la
même conclusion que précédemment ; et il est du reste évident que, comme les
notions même d’essence et de substance, le même symbolisme est toujours
susceptible de s’appliquer à des niveaux différents, c’est-à-dire aussi bien
aux principes d’un état particulier d’existence qu’à ceux de l’ensemble de la
manifestation universelle. En même temps que ces formes géométriques, on
rapporte aussi au Ciel et à la Terre les instruments qui servent à les tracer
respectivement, c’est-à-dire le compas et l’équerre, dans le symbolisme de la
tradition extrême-orientale aussi bien que dans celui des traditions
initiatiques occidentales (9) ; et les correspondances de ces formes donnent
naturellement lieu, en diverses circonstances, à de multiples applications
symboliques et rituelles (10).
Un autre cas où la relation de ces mêmes formes géométriques
est encore mise en évidence, c’est le symbolisme du « Paradis terrestre » et de
la « Jérusalem céleste », dont nous avons eu déjà l’occasion de parler ailleurs
(11) ; et ce cas est particulièrement important au point de vue où nous nous
plaçons présentement, puisqu’il s’agit là précisément des deux extrémités du
cycle actuel. Or la forme du « Paradis terrestre » qui correspond au début de
ce cycle, est circulaire, tandis que celle de la « Jérusalem céleste », qui correspond
à sa fin, est carrée (12) ; et l’enceinte circulaire du « Paradis terrestre »
n’est autre chose que la coupe horizontale de l’« Œuf du Monde », c’est-à-dire
de la forme sphérique universelle et primordiale (13).
On pourrait dire que c’est ce cercle même qui se change
finalement en un carré, puisque les deux extrémités doivent se rejoindre ou
plutôt (le cycle n’étant jamais réellement fermé, ce qui impliquerait une
répétition impossible) se correspondre exactement ; la présence du même « Arbre
de Vie » au centre dans les deux cas indique bien qu’il ne s’agit en effet que
de deux états d’une même chose ; et le carré figure ici l’achèvement des
possibilités de ce cycle, qui étaient en germe dans l’« enceinte organique »
circulaire du début, et qui sont alors fixées et stabilisées dans un état en
quelque sorte définitif, tout au moins par rapport à ce cycle lui-même. Ce
résultat final peut encore être représenté comme une « cristallisation », ce
qui répond toujours à la forme cubique (ou carrée dans sa section plane) : on a
alors une « ville » avec un symbolisme minéral, tandis que, au début, on avait
un « jardin » avec un symbolisme végétal, la végétation représentant
l’élaboration des germes dans la sphère de l’assimilation vitale (14). Nous
rappellerons ce que nous avons dit plus haut sur l’immobilité du minéral, comme
image du terme vers lequel tend la « solidification » du monde ; mais il y a
lieu d’ajouter qu’ici il s’agit du minéral considéré dans un état déjà «
transformé » ou « sublimé », car ce sont des pierres précieuses qui figurent
dans la description de la « Jérusalem céleste » ; c’est pourquoi la fixation
n’est réellement définitive que par rapport au cycle actuel, et, au delà du «
point d’arrêt », cette même « Jérusalem céleste » doit, en vertu de
l’enchaînement causal qui n’admet aucune discontinuité effective, devenir le «
Paradis terrestre » du cycle futur, le commencement de celui-ci et la fin de
celui qui le précède n’étant proprement qu’un seul et même moment vu de deux
côtés opposés (15).
(9) Dans certaines figurations symboliques, le compas et
l’équerre sont placés respectivement dans les mains de Fo-hi et de sa sœur
Niu-koua, de même que, dans les figures alchimiques de Basile Valentin, ils
sont placés dans les mains des deux moitiés masculine et féminine du Rebis ou
Androgyne hermétique ; on voit par là que Fo-hi et Niu-koua sont en quelque
sorte assimilés analogiquement, dans leurs rôles respectifs, au principe
essentiel ou masculin et au principe substantiel ou féminin de la manifestation.
(10) C’est ainsi, par exemple, que les vêtements rituels des
anciens souverains, en Chine, devaient être de forme ronde par le haut et
carrée par le bas ; le souverain représentait alors le type même de l’Homme
(Jen) dans son rôle cosmique, c’est-à-dire le troisième terme de la « Grande
Triade », exerçant la fonction d’intermédiaire entre le Ciel et la Terre et
unissant en lui les puissances de l’un et de l’autre.
(11) Voir Le Roi du Monde, pp. 128-130, et aussi Le
Symbolisme de la Croix, ch. IX.
(12) Si l’on rapproche ceci des correspondances que nous
avons indiquées tout à l’heure, il peut sembler qu’il y ait là une inversion
dans l’emploi des deux mots « céleste » et « terrestre », et, en fait, ils ne
conviennent ici que sous un certain rapport : au début du cycle, ce monde
n’était pas tel qu’il est actuellement, et le « Paradis terrestre » y
constituait la projection directe, alors manifestée visiblement, de la forme
proprement céleste et principielle (il était d’ailleurs situé en quelque sorte
aux confins du ciel et de la terre, puisqu’il est dit qu’il touchait la «
sphère de la Lune », c’est-à-dire le « premier ciel ») ; à la fin, la «
Jérusalem céleste » descend « du ciel en terre », et c’est seulement au terme
de cette descente qu’elle apparaît sous la forme carrée, parce qu’alors le
mouvement cyclique se trouve arrêté.
(13) Il est bon de remarquer que ce cercle est divisé par la
croix formée par les quatre fleuves qui partent de son centre, donnant ainsi
exactement la figure dont nous avons parlé au sujet de la relation du cercle et
du carré.
(14) Voir L’Ésotérisme de Dante, pp. 91-92.
(15) Ce moment est représenté aussi comme celui du «
renversement des pôles », ou comme le jour où « les astres se lèveront à
l’Occident et se coucheront à l’Orient », car un mouvement de rotation, suivant
qu’on le voit d’un côté ou de l’autre, paraît s’effectuer en deux sens
contraires, bien que ce ne soit pourtant toujours en réalité que le même
mouvement qui se continue sous un autre point de vue, correspondant à la marche
d’un nouveau cycle.
Il n’en est pas moins vrai que, si l’on se borne à la
considération du cycle actuel, il arrive finalement un moment où « la roue
cesse de tourner », et, ici comme toujours, le symbolisme est parfaitement
cohérent : en effet, une roue est encore une figure circulaire, et, si elle se
déformait de façon à devenir finalement carrée, il est évident qu’elle ne
pourrait alors que s’arrêter. C’est pourquoi le moment dont il s’agit apparaît
comme une « fin du temps » ; et c’est alors que, suivant la tradition hindoue,
les « douze Soleils » brilleront simultanément, car le temps est mesuré
effectivement par le parcours du Soleil à travers les douze signes du Zodiaque,
constituant le cycle annuel, et, la rotation étant arrêtée, les douze aspects
correspondants se fondront pour ainsi dire en un seul, rentrant ainsi dans
l’unité essentielle et primordiale de leur nature commune, puisqu’ils ne
diffèrent que sous le rapport de la manifestation cyclique qui sera alors
terminée (16). D’autre part, le changement du cercle en un carré équivalent
(17) est ce qu’on désigne comme la « quadrature du cercle » ; ceux qui
déclarent que celle-ci est un problème insoluble, bien qu’ils en ignorent
totalement la signification symbolique, se trouvent donc avoir raison en fait,
puisque cette « quadrature », entendue dans son vrai sens, ne pourra être
réalisée qu’à la fin même du cycle (18).
Il résulte encore de tout cela que la « solidification » du
monde se présente en quelque sorte avec un double sens : considérée en
elle-même, au cours du cycle, comme la conséquence d’un mouvement descendant
vers la quantité et la « matérialité », elle a évidemment une signification «
défavorable » et même « sinistre », opposée à la spiritualité ; mais, d’un autre
côté, elle n’en est pas moins nécessaire pour préparer, bien que d’une façon
qu’on pourrait dire « négative », la fixation ultime des résultats du cycle
sous la forme de la « Jérusalem céleste », où ces résultats deviendront
aussitôt les germes des possibilités du cycle futur. Seulement, il va de soi
que, dans cette fixation ultime elle-même, et pour qu’elle soit ainsi
véritablement une restauration de l’« état primordial », il faut une
intervention immédiate d’un principe transcendant, sans quoi rien ne pourrait
être sauvé et le « cosmos » s’évanouirait purement et simplement dans le «
chaos » ; c’est cette intervention qui produit le « retournement » final, déjà
figuré par la « transmutation » du minéral dans la « Jérusalem céleste », et
amenant ensuite la réapparition du « Paradis terrestre » dans le monde visible,
où il y aura désormais « de nouveaux cieux et une nouvelle terre », puisque ce
sera le début d’un autre Manvantara et de l’existence d’une autre humanité.
(16) Voir Le Roi du Monde, p. 48. - Les douze signes du
Zodiaque, au lieu d’être disposés circulairement, deviennent les douze portes
de la « Jérusalem céleste », dont trois sont situées sur chaque côté du carré
et les « douze Soleils » apparaissent au centre de la « ville » comme les douze
fruits de l’« Arbre de Vie ».
(17) C’est-à-dire de même surface si l’on se place au point
de vue quantitatif, mais celui-ci n’est qu’une expression tout extérieure de ce
dont il s’agit en réalité.
(18) La formule numérique correspondante est celle de la Tétraktys
pythagoricienne : 1 + 2 + 3 + 4 = 10 ; si l’on prend les nombres en sens
inverse : 4 + 3 + 2 + 1, on a les proportions des quatre Yugas, dont la somme
forme le dénaire, c’est-à-dire le cycle complet et achevé.
[René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des
Temps, Chapitre XX : De la sphère au cube].
PDF du livre de R. Guénon