La « solidification » du monde a encore, dans l’ordre humain
et social, d’autres conséquences dont nous n’avons pas parlé jusqu’ici : elle
engendre, à cet égard, un état de choses dans lequel tout est compté,
enregistré et réglementé, ce qui n’est d’ailleurs, au fond, qu’un autre genre
de « mécanisation » ; il n’est que trop facile de constater partout, à notre
époque, des faits symptomatiques tels que, par exemple, la manie des
recensements (qui du reste se relie directement à l’importance attribuée aux
statistiques) (1), et d’une façon générale, la multiplication incessante des
interventions administratives dans toutes les circonstances de la vie,
interventions qui doivent naturellement avoir pour effet d’assurer une
uniformité aussi complète que possible entre les individus, d’autant plus que
c’est en quelque sorte un « principe » de toute administration moderne de
traiter ces individus comme de simples unités numériques toutes semblables
entre elles, c’est-à-dire d’agir comme si, par hypothèse, l’uniformité « idéale
» était déjà réalisée, et de contraindre ainsi tous les hommes à s’ajuster, si
l’on peut dire, à une même mesure « moyenne ».
D’autre part, cette
réglementation de plus en plus excessive se trouve avoir une conséquence fort
paradoxale : c’est que, alors qu’on vante la rapidité et la facilité
croissantes des communications entre les pays les plus éloignés, grâce aux
inventions de l’industrie moderne, on apporte en même temps tous les obstacles
possibles à la liberté de ces communications, si bien qu’il est souvent
pratiquement impossible de passer d’un pays à un autre, et qu’en tout cas cela
est devenu beaucoup plus difficile qu’au temps où il n’existait aucun moyen
mécanique de transport. C’est encore là un aspect particulier de la «
solidification » : dans un tel monde, il n’y a plus de place pour les peuples
nomades qui jusqu’ici subsistaient encore dans des conditions diverses, car ils
en arrivent peu à peu à ne plus trouver devant eux aucun espace libre, et
d’ailleurs on s’efforce par tous les moyens de les amener à la vie sédentaire
(2), de sorte que, sous ce rapport aussi, le moment ne semble plus très éloigné
où « la roue cessera de tourner »; par surcroît, dans cette vie sédentaire, les
villes, qui représentent en quelque sorte le dernier degré de la « fixation »,
prennent une importance prépondérante et tendent de plus en plus à tout
absorber (3) ; et c’est ainsi que, vers la fin du cycle, Caïn achève
véritablement de tuer Abel.
(1) Il y aurait beaucoup à dire sur les interdictions
formulées dans certaines traditions contre les recensements, sauf dans quelques
cas exceptionnels ; si l'on disait que ces opérations et toutes celles de ce
qu'on appelle l'« état civil » ont, entre autres inconvénients, celui de
contribuer à abréger la durée de la vie humaine (ce qui est d'ailleurs conforme
à la marche même du cycle, surtout dans ses dernières périodes), on ne serait
sans doute pas cru, et pourtant, dans certains pays, les paysans les plus
ignorants savent fort bien, comme un fait d'expérience courante, que si l'on
compte trop souvent les animaux, il en meurt beaucoup plus que si l'on s'en
abstient ; mais évidemment, aux yeux des modernes soi-disant « éclairés », ce
ne peuvent être là que des « superstitions ».
(2) On peut citer ici, comme exemples particulièrement
significatifs, les projets « sionistes » en ce qui concerne les Juifs, et aussi
les tentatives faites récemment pour fixer les Bohémiens dans certaines
contrées de l'Europe orientale.
(3) Il faut d'ailleurs rappeler à ce propos que la «
Jérusalem céleste » elle-même est symboliquement une « ville », ce qui montre
que, là encore, il y a lieu d'envisager, comme nous le disions plus haut, un
double sens de la «solidification».
En effet, dans le symbolisme biblique, Caïn est représenté
avant tout comme agriculteur, Abel comme pasteur, et ils sont ainsi les types
des deux sortes de peuples qui ont existé dès les origines de la présente
humanité, ou du moins dès qu’il s’y est produit une première différenciation :
les sédentaires, adonnés à la culture de la terre ; les nomades, à l’élevage
des troupeaux (4). Ce sont là, il faut y insister, les occupations essentielles
et primordiales de ces deux types humains ; le reste n’est qu’accidentel,
dérivé ou surajouté, et parler de peuples chasseurs ou pêcheurs, par exemple,
comme le font communément les ethnologues modernes, c’est ou prendre
l’accidentel pour l’essentiel, ou se référer uniquement à des cas plus ou moins
tardifs d’anomalie et de dégénérescence, comme on peut en rencontrer en fait
chez certains sauvages (et les peuples principalement commerçants ou
industriels de l’Occident moderne ne sont d’ailleurs pas moins anormaux,
quoique d’une autre façon) (5). Chacune de ces deux catégories avait
naturellement sa loi traditionnelle propre, différente de celle de l’autre, et
adaptée à son genre de vie et à la nature de ses occupations ; cette différence
se manifestait notamment dans les rites sacrificiels, d’où la mention spéciale
qui est faite des offrandes végétales de Caïn et des offrandes animales d’Abel
dans le récit de la Genèse (6). Puisque nous faisons plus particulièrement
appel ici au symbolisme biblique, il est bon de remarquer tout de suite, à ce
propos, que la Thora hébraïque se rattache proprement au type de la loi des
peuples nomades : de là la façon dont est présentée l’histoire de Caïn et
d’Abel qui, au point de vue des peuples sédentaires, apparaîtrait sous un autre
jour et serait susceptible d’une autre interprétation ; mais d’ailleurs, bien
entendu, les aspects correspondant à ces deux points de vue sont inclus l’un et
l’autre dans son sens profond, et ce n’est là en somme qu’une application du
double sens des symboles, application à laquelle nous avons du reste fait une
allusion partielle à propos de la « solidification », puisque cette question,
comme on le verra peut-être mieux encore par la suite, se lie étroitement au
symbolisme du meurtre d’Abel par Caïn. Du caractère spécial de la tradition
hébraïque vient aussi la réprobation qui y est attachée à certains arts ou à
certains métiers qui conviennent proprement aux sédentaires, et notamment à
tout ce qui se rapporte à la construction d’habitations fixes ; du moins en
fut-il effectivement ainsi jusqu’à l’époque où précisément Israël cessa d’être
nomade, tout au moins pour plusieurs siècles, c’est-à-dire jusqu’au temps de
David et de Salomon et l’on sait que pour construire le Temple de Jérusalem il
fallut encore faire appel à des ouvriers étrangers.
(4) On pourrait ajouter que, Caïn étant désigné comme
l'aîné, l'agriculture semble avoir par là une certaine antériorité, et en fait,
Adam lui-même, dès avant la « chute » est représenté comme ayant pour fonction
de « cultiver le jardin », ce qui d'ailleurs se réfère proprement à la
prédominance du symbolisme végétal dans la figuration du début du cycle (d'où
une « agriculture » symbolique et même initiatique, celle-là même que Saturne,
chez les Latins, était dit aussi avoir enseignée aux hommes de l'« âge d'or »;
mais quoi qu'il en soit, nous n'avons à envisager ici que l'état symbolisé par
l'opposition (qui est en même temps un complémentarisme) de Caïn et d'Abel,
c'est-à-dire celui où la distinction des peuples en agriculteurs et pasteurs
est déjà un fait accompli.
(5) Les dénominations d'Iran et de Turan, dont on a voulu
faire des désignations de races, représentent en réalité respectivement les
peuples sédentaires et les peuples nomades ; Iran ou Airyana vient du mot arya
(d'où ârya par allongement), qui signifie « laboureur » (dérivé de la racine
ar, qui se retrouve dans le latin arare, arator, et aussi aryum, « champ ») ;
et l'emploi du mot ârya comme désignation honorifique (pour les castes
supérieures) est, par suite, caractéristique de la tradition des peuples agriculteurs.
(6) Sur l'importance toute particulière du sacrifice et des
rites qui s'y rapportent dans les différentes formes traditionnelles, voir
Frithjof Schuon, Du Sacrifice, dans la revue Études Traditionnelles, n° d'avril
1938, et A. K. Coomaraswamy, Atmayajna : Self-sacrifice, dans le Harvard
Journal of Asiatic Studies, n° de février 1942.
(7) La fixation du peuple hébreu dépendait d'ailleurs
essentiellement de l'existence même du Temple de Jérusalem; dès que celui-ci
est détruit, le nomadisme reparaît sous la forme spéciale de la « dispersion ».
Ce sont naturellement les peuples agriculteurs qui, par là
même qu’ils sont sédentaires, en viennent tôt ou tard à construire des villes ;
et en fait, il est dit que la première ville fut fondée par Caïn lui-même ;
cette fondation n’a d’ailleurs lieu que bien après qu’il a été fait mention de
ses occupations agricoles, ce qui montre bien qu’il y a là comme deux phases
successives dans le « sédentarisme », la seconde représentant, par rapport à la
première, un degré plus accentué de fixité et de « resserrement » spatial.
D’une façon générale, les œuvres des peuples sédentaires sont, pourrait-on
dire, des œuvres du temps : fixés dans l’espace à un domaine strictement
délimité, ils développent leur activité dans une continuité temporelle qui leur
apparaît comme indéfinie. Par contre, les peuples nomades et pasteurs
n’édifient rien de durable, et ne travaillent pas en vue d’un avenir qui leur
échappe ; mais ils ont devant eux l’espace qui ne leur oppose aucune limitation
mais leur ouvre au contraire constamment de nouvelles possibilités. On retrouve
ainsi la correspondance des principes cosmiques auxquels se rapporte, dans un
autre ordre, le symbolisme de Caïn et d’Abel : le principe de compression,
représenté par le temps ; le principe d’expansion, par l’espace (8). À vrai
dire, l’un et l’autre de ces deux principes se manifestent à la fois dans le
temps et dans l’espace, comme en toutes choses, et il est nécessaire d’en faire
la remarque pour éviter des identifications ou des assimilations trop «
simplifiées », ainsi que pour résoudre parfois certaines oppositions apparentes
; mais il n’en est pas moins certain que l’action du premier prédomine dans la
condition temporelle, et celle du second dans la condition spatiale. Or le
temps use l’espace, si l’on peut dire, affirmant ainsi son rôle de « dévorateur
»; et de même, au cours des âges, les sédentaires absorbent peu à peu les
nomades : c’est là, comme nous l’indiquions plus haut, un sens social et
historique du meurtre d’Abel par Caïn. L’activité des nomades s’exerce
spécialement sur le règne animal, mobile comme eux ; celle des sédentaires
prend au contraire pour objets directs les deux règnes fixes, le végétal et le
minéral. D’autre part, par la force des choses, les sédentaires en arrivent à
se constituer des symboles visuels, images faites de diverses substances mais
qui, au point de vue de leur signification essentielle, se ramènent toujours
plus ou moins directement au schématisme géométrique, origine et base de toute
formation spatiale. Les nomades, par contre, à qui les images sont interdites
comme tout ce qui tendrait à les attacher en un lieu déterminé, se constituent
des symboles sonores, seuls compatibles avec leur état de continuelle migration
(10). Mais il y a ceci de remarquable, que parmi les facultés sensibles, la vue
a un rapport direct avec l’espace, et l’ouïe avec le temps : les éléments du
symbole visuel s’expriment en simultanéité, ceux du symbole sonore en
succession ; il s’opère donc dans cet ordre une sorte de renversement des
relations que nous avons envisagées précédemment, renversement qui est
d’ailleurs nécessaire pour établir un certain équilibre entre les deux
principes contraires dont nous avons parlé, et pour maintenir leurs actions
respectives dans les limites compatibles avec l’existence humaine normale.
Ainsi, les sédentaires créent les arts plastiques (architecture, sculpture,
peinture), c’est-à-dire les arts des formes qui se déploient dans l’espace; les
nomades créent les arts phonétiques (musique, poésie), c’est-à-dire les arts
des formes qui se déroulent dans le temps ; car, redisons-le encore une fois de
plus à cette occasion, tout art, à ses origines, est essentiellement symbolique
et rituel, et ce n’est que par une dégénérescence ultérieure, voire même très
récente en réalité, qu’il perd ce caractère sacré pour devenir finalement le «
jeu » purement profane auquel il se réduit chez nos contemporains (11).
(8) Sur cette signification cosmologique, nous renverrons
aux travaux de Fabre d'Olivet.
(9) L'utilisation des éléments minéraux comprend notamment
la construction et la métallurgie ; nous aurons à revenir sur cette dernière,
dont le symbolisme biblique rapporte l'origine à Tubalcaïn, c'est-à-dire à un
descendant direct de Caïn, dont le nom se retrouve même comme un des éléments
entrant dans la formation du sien, ce qui indique qu'il existe entre eux un
rapport particulièrement étroit.
(10) La distinction de ces deux catégories fondamentales de
symboles est, dans la tradition hindoue, celle du yantra, symbole figuré, et du
mantra, symbole sonore; elle entraîne naturellement une distinction
correspondante dans les rites où ces éléments symboliques sont employés
respectivement, bien qu'il n'y ait pas toujours une séparation aussi nette que
celle qu'on peut envisager théoriquement et que, en fait, toutes les
combinaisons en proportions diverses soient ici possibles.
(11) Il est à peine besoin de faire remarquer que, dans
toutes les considérations exposées ici, on voit apparaître nettement le
caractère corrélatif et en quelque sorte symétrique des deux conditions
spatiale et temporelle envisagées sous leur aspect qualitatif.
Voici donc où se manifeste le complémentarisme des
conditions d’existence : ceux qui travaillent pour le temps sont stabilisés
dans l’espace ; ceux qui errent dans l’espace se modifient sans cesse avec le
temps. Et voici où apparaît l’antinomie du « sens inverse » : ceux qui vivent
selon le temps, élément changeant et destructeur, se fixent et conservent ;
ceux qui vivent selon l’espace, élément fixe et permanent, se dispersent et
changent incessamment. Il faut qu’il en soit ainsi pour que l’existence des uns
et des autres demeure possible par l’équilibre au moins relatif qui s’établit
entre les termes représentatifs des deux tendances contraires; si l’une ou
l’autre seulement de ces deux tendances compressive et expansive était en
action, la fin viendrait bientôt, soit par « cristallisation », soit par «
volatilisation», s’il est permis d’employer à cet égard des expressions
symboliques qui doivent évoquer la « coagulation » et la « solution »
alchimiques, et qui correspondent d’ailleurs effectivement, dans le monde
actuel, à deux phases dont nous aurons encore à préciser dans la suite la
signification respective (12). Nous sommes ici, en effet, dans un domaine où
s’affirment avec une particulière netteté toutes les conséquences des dualités
cosmiques, images ou reflets plus ou moins lointains de la première dualité,
celle même de l’essence et de la substance, du Ciel et de la Terre, de Purusha
et de Prakriti, qui génère et régit toute manifestation.
Mais, pour en revenir au symbolisme biblique, le sacrifice
animal est fatal à Abel (13), et l’offrande végétale de Caïn n’est pas agréée ;
celui qui est béni meurt, celui qui vit est maudit (14). L’équilibre, de part
et d’autre, est donc rompu; comment le rétablir, sinon par des échanges tels
que chacun ait sa part des productions de l’autre ? C’est ainsi que le
mouvement associe le temps et l’espace, étant en quelque sorte une résultante
de leur combinaison, et concilie en eux les deux tendances opposées dont il a
été question tout à l’heure (15) ; le mouvement n’est lui-même encore qu’une
série de déséquilibres, mais la somme de ceux-ci constitue l’équilibre relatif
compatible avec la loi de la manifestation ou du « devenir », c’est-à-dire avec
l’existence contingente elle-même. Tout échange entre les êtres soumis aux
conditions temporelle et spatiale est en somme un mouvement, ou plutôt un
ensemble de deux mouvements inverses et réciproques, qui s’harmonisent et se
compensent l’un l’autre ; ici, l’équilibre se réalise donc directement par le
fait même de cette compensation (16). Le mouvement alternatif des échanges peut
d’ailleurs porter sur les trois domaines spirituel (ou intellectuel pur),
psychique et corporel, en correspondance avec les « trois mondes » : échange
des principes, des symboles et des offrandes, telle est, dans la véritable
histoire traditionnelle de l’humanité terrestre, la triple base sur laquelle
repose le mystère des pactes, des alliances et des bénédictions, c’est-à-dire,
au fond, la répartition même des « influences spirituelles » en action dans
notre monde ; mais nous ne pouvons insister davantage sur ces dernières
considérations, qui se rapportent évidemment à un état normal dont nous sommes
actuellement fort éloignés à tous égards, et dont le monde moderne comme tel
n’est même proprement que la négation pure et simple (17).
(12) C'est pourquoi le nomadisme, sous son aspect «
maléfique » et dévié, exerce facilement une action « dissolvante » sur tout ce
avec quoi il entre en contact ; de son côté, le sédentarisme, sous le même
aspect, ne peut mener en définitive qu'aux formes les plus grossières d'un
matérialisme sans issue.
(13) Comme Abel a versé le sang des animaux, son sang est
versé par Caïn ; il y a là comme l'expression d'une « loi de compensation » en
vertu de laquelle les déséquilibres partiels, en quoi consiste au fond toute
manifestation, s'intègrent dans l'équilibre total.
(14) Il importe de remarquer que la Bible hébraïque admet
cependant la validité du sacrifice non sanglant considéré en lui-même: tel est
le cas du sacrifice de Melchisédech, consistant en l'offrande essentiellement
végétale du pain et du vin ; mais ceci se rapporte en réalité au rite du Soma
vêdique et à la perpétuation directe de la « tradition primordiale » au delà de
la forme spécialisée de la tradition hébraïque et « abrahamique » et même,
beaucoup plus loin encore, au delà de la distinction de la loi des peuples sédentaires
et de celle des peuples nomades ; et il y a là encore un rappel de
l'association du symbolisme végétal avec le « Paradis terrestre » c'est-à-dire
avec l'« état primordial » de notre humanité. - L'acceptation du sacrifice
d'Abel et le rejet de celui de Caïn sont parfois figurés sous une forme
symbolique assez curieuse : la fumée du premier s'élève verticalement vers le
ciel, tandis que celle du second se répand horizontalement à la surface de la
terre; elles tracent ainsi respectivement la hauteur et la base d'un triangle
représentant le domaine de la manifestation humaine.
(15) Ces deux tendances se manifestent d'ailleurs encore
dans le mouvement lui-même, sous les formes respectives du mouvement centripète
et du mouvement centrifuge.
(16) Équilibre, harmonie, justice, ne sont en réalité que
trois formes ou trois aspects d'une seule et même chose; on pourrait
d'ailleurs, en un certain sens, les faire correspondre respectivement aux trois
domaines dont nous parlons ensuite, à la condition, bien entendu, de
restreindre ici la justice à son sens le plus immédiat, dont la simple «
honnêteté » dans les transactions commerciales représente, chez les modernes,
l'expression amoindrie et dégénérée par la réduction de toutes choses au point
de vue profane et à l'étroite banalité de la « vie ordinaire ».
(17) L'intervention de l'autorité spirituelle en ce qui
concerne la monnaie, dans les civilisations traditionnelles, se rattache
immédiatement à ce dont nous venons de parler ici ; la monnaie elle-même, en
effet, est en quelque sorte la représentation même de l'échange, et l'on peut
comprendre par là, d'une façon plus précise, quel était le rôle effectif des
symboles qu'elle portait et qui circulaient ainsi avec elle, donnant à
l'échange une signification tout autre que ce qui n'en constitue que la simple
« matérialité » et qui est tout ce qu'il en reste dans les conditions profanes
qui régissent, dans le monde moderne, les relations des peuples comme celles
des individus.
René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des
Temps, Chap. XXI : Caïn et Abel.
PDF du livre de R. Guénon