Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

16 mars 2018

De l’Union - ibn ‘Arabî




Dans La Sagesse des prophètes, Muhyi-d-dîn ibn ‘Arabî décrit l’Union suprême comme une mutuelle pénétration de la Divinité et de l’homme : Dieu revêt pour ainsi dire la nature humaine; la nature divine (al-Lâhût) devient le contenu de la nature humaine (an-Nâsût), conçue comme le récipient de la première ; d’autre part, l’homme est absorbé et comme englobé par la Réalité divine. Dieu est mystérieusement présent dans l’homme; l’homme s’efface en Dieu. Tout cela doit s’entendre selon le seul point de vue spirituel, c’est-à-dire selon une perspective, non pas de pure doctrine, mais connexe de la réalisation spirituelle. En confrontant ces deux modes réciproques de pénétration de Dieu et de l’homme, Ibn ‘Arabî ajoute que « ce sont là deux aspects d’un seul et même état, qui ne se confondent ni ne se cumulent » (chapitre sur Abraham).


Suivant le premier mode, Dieu se révèle comme le vrai Soi qui connaît à travers les facultés de sensation de l’homme, et qui agit par ses facultés d’action. Selon le mode inverse, l’homme se meut pour ainsi dire dans les dimensions de l’Existence divine, qui se polarise par rapport à lui, de manière qu’à chaque faculté ou qualité humaine corresponde un aspect divin, ainsi que l’exprime le message sacré: «Mon adorateur ne cesse pas de s’approcher de Moi, jusqu’à ce que Je l’aime ; et quand Je l’aime, Je suis l’ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main avec laquelle il saisit et le pied avec lequel il marche… » (hadîth qudsî).

En tant qu’il est uni à l’Esprit divin, l’esprit de l’homme connaît principiellement toute chose, car rien ne se situe désormais en dehors de sa propre essence; cependant, cette connaissance essentielle et globale ne se différencie que dans la mesure où la lumière de l’intellect tombe sur des choses individuelles. D’autre part, le sujet individuel de l’Homme divin subsiste nécessairement d’une certaine manière : il ne subsiste plus, en ce sens que c’est dans son identification avec l’Intellect divin seulement que cet être, qui porte encore le nom d’homme, se reconnaît comme « lui-même » ; cependant, si son sujet individuel ne subsistait pas d’une certaine manière, aucune continuité « subjective » ne relierait entre elles ses expériences humaines. Or, tout sujet individuel est soumis aux limitations qui sont inhérentes à son domaine d’existence; c’est ce qu’exprime Ibn `Arabi en disant du Sceau de la Sainteté (1) (khâtim al-Wilâyah), qui est le prototype et le pôle (Qutb) de tous les spirituels, qu’il est à la fois « connaissant et ignorant » et qu’on peut lui attribuer des qualités apparemment contraires : « … dans sa Réalité essentielle (Haqîqah) – [en tant que son esprit s'identifie à l'Esprit incréé] et dans sa fonction spirituelle [qui découle spontanément de cette identification] il connaît [d'une manière globale et indifférenciée] tout ce qu’il ignore de par sa constitution corporelle [soumise aux conditions de l'espace et du temps]… Il connaît et, en même temps, il ne connaît pas, il perçoit et il ne perçoit pas [sa connaissance principielle étant au-delà de la perception distincte], il contemple [les Réalités divines dans son esprit] et il ne [les] contemple pourtant pas [individuellement]… ›› (ibid., chapitre sur Seth).

La relation, dans l’homme spirituellement parfait, entre la Réalité divine (Haqîqah) et l’individualité encore subsistante, est ce qu’il y a de plus difficile à saisir (2) ; pour l’homme parvenu à cette perfection, en effet, la Réalité divine n’est désormais « voilée » par rien, alors que la conscience individuelle est par définition un « voile ›› (hijâb) et n’existe que pour autant qu’elle « brise » la lumière aveuglante de l’lntellect divin. Ibn ‘Arabî compare l’individualité de l’homme pure en la filtrant, et qui est chez lui plus transparent que chez les autres hommes : « Il en est comme de la lumière se projetant à travers l’ombre, car l’écran est de la nature de l’ombre qui, elle, est lumineuse par transparence. Tel est aussi l’homme ayant réalisé Dieu : en lui, la « forme de Dieu » (c’est-à-dire l’ensemble des Qualités divines (3) ) se manifeste plus directement qu’elle ne se manifeste en d’autres… » (ibid., chapitre sur Joseph).

l. La sainteté au sens de l’expression arabe wilâyah est un état de connaissance permanente de Dieu, état qui comporte d’ailleurs des degrés.

2. C’est pour cela, d’ailleurs, que le dogme chrétien des deux natures du Christ – de même que celui de la Trinité, dont le premier est rigoureusement solidaire – est un « mystère », c’est-à-dire qu’il est insondable pour la raison discursive.

3. L’ensemble des Qualités divines constitue ce que le Soufisme appelle la « Forme divine » (aç-Çûrat al-ílâhiyah) par allusion à la parole du Prophète : « Dieu créa Adam dans Sa forme » ; le terme de « forme » (çûrah) a donc ici le sens de « synthèse qualitative » et non celui de délimitation; il est analogue à la notion péripatéticienne de forma (ειδος) qui s’oppose à celle de materia (υλη).





L’Union avec Dieu est aussi conçue sous l’aspect de l’« assimilation des Qualités divines » (al-ittiçâf biç-Çifât il-ilâhiyah), assimilation qui doit s’entendre en un sens purement intellectif, comme connaissance des Qualités ou Présences (Hadarât (4) ) divines. Cette « assimilation des Qualités divine », d’autre part, a son reflet symbolique dans l’âme, à savoir les vertus spirituelles, et son modèle n’est autre que l’Homme universel.

Revenons maintenant à ce que nous disions au début de ce chapitre sur la pénétration mutuelle de la Divinité et de l’homme parfait; Ibn ‘Arabî compare cette pénétration à l’assimilation nutritive, symbole de l’assimilation par la connaissance : Dieu « se nourrit » de l’homme, et l’homme, de son côté, « se nourrit » de Dieu, il « mange » Dieu. Le premier mode trouve son expression rituelle dans l’hospitalité sacrée, dont modèle traditionnel est l’hospitalité d’Abraham envers les Anges du Seigneur et envers les pauvres : celui qui donne à manger à l’ « hôte divin », se donne lui-même en nourriture à Dieu ; et ceci rappelle le proverbe hindou : « L’Homme devient la nourriture de la Divinité qu’il adore. » Le deuxième mode correspond à l’invocation de Dieu, car l’homme s’assimile la Présence divine par l’énonciation du Nom de Dieu (5). Le même aspect de l’Union est évidemment symbolisé l’Eucharistie.

4. Par « Présences » divines, on entend les degrés de la Realité divine en tant qu’états contemplatifs ; on parle de cinq Présences principales qui sont respectivement : an-Nâsût, rapportée à la forme corporelle humaine, al-Malakût, rapportée au monde des Lumières subtiles, al-Jabarût, analogue à l’existence supra-formelle, al-Lâhût, la Présence de la Nature divine se révélant dans les Qualités parfaites, et al-Hâhût, l’Essence pure. Il existe encore d’autres distinctions des « Présence ».

5. « L’Homme ne se nourrit pas de pain seulement, mais de toute parole qui vient de la Bouche de Dieu » (Evangile de saint Mathieu, IV. 4 ; Deutéronome. VIII, 3).



Titus Burckhardt, « Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam, ch. II : « Fondements doctrinaux » », pp. : 111-115