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05 mai 2018

Yin et Yang - René Guénon



La tradition extrême-orientale, dans sa partie proprement cosmologique, attribue une importance capitale aux deux principes ou, si l’on préfère, aux deux « catégories » qu’elle désigne par les noms de yang et de yin : tout ce qui est actif, positif ou masculin est yang, tout ce qui est passif, négatif ou féminin est yin. Ces deux catégories sont rattachées symboliquement à la lumière et à l’ombre : en toutes choses, le côté éclairé est yang, et le côté obscur est yin ; mais, n’étant jamais l’un sans l’autre, ils apparaissent comme complémentaires beaucoup plus que comme opposés1. Ce sens de lumière et d’ombre se trouve notamment, avec son acception littérale, dans la détermination des sites géographiques2 ; et le sens plus général où ces mêmes dénominations de yang et de yin s’étendent aux termes de tout complémentarisme a d’innombrables applications dans toutes les sciences traditionnelles3.

[1] Il ne faudrait donc pas interpréter ici cette distinction de la lumière et de l’ombre en termes de « bien » et de « mal » comme on le fait parfois ailleurs, par exemple dans le Mazdéisme.
[2] Il peut sembler étrange, à première vue, que le côté yang soit le versant sud d’une montagne, mais le côté nord d’une vallée ou la berge nord d’un fleuve (le côté yin étant naturellement toujours le côté opposé à celui-là) ; mais il suffit de considérer la direction des rayons solaires, venant du Sud, pour se rendre compte que c’est bien en effet, dans tous les cas, le côté éclairé qui est ainsi désigné comme yang.
[3] La médecine traditionnelle chinoise, en particulier, est en quelque sorte basée tout entière sur la distinction du yang et du yin : toute maladie est due à un état de déséquilibre, c’est-à-dire à un excès de l’un de ces deux termes par rapport à l’autre ; il faut donc renforcer ce dernier pour rétablir l’équilibre, et on atteint ainsi la maladie dans sa cause même, au lieu de se borner à traiter des symptômes plus ou moins extérieurs et superficiels comme le fait la médecine profane des Occidentaux modernes.



Il est facile de comprendre, d’après ce que nous avons déjà dit, que yang est ce qui procède de la nature du Ciel, et yin ce qui procède de la nature de la Terre, puisque c’est de ce complémentarisme premier du Ciel et de la Terre que sont dérivés tous les autres complémentarismes plus ou moins particuliers ; et, par là, on peut voir immédiatement la raison de l’assimilation de ces deux termes à la lumière et à l’ombre. En effet, l’aspect yang des êtres répond à ce qu’il y a en eux d’« essentiel » ou de « spirituel », et l’on sait que l’Esprit est identifié à la Lumière par le symbolisme de toutes les traditions ; d’autre part, leur aspect yin est celui par lequel ils tiennent à la « substance », et celle-ci, du fait de l’« inintelligibilité » inhérente à son indistinction ou à son état de pure potentialité, peut être définie proprement comme la racine obscure de toute existence. À ce point de vue, on peut dire encore, en empruntant le langage aristotélicien et scolastique, que yang est tout ce qui est « en acte » et yin tout ce qui est « en puissance », ou que tout être est yang sous le rapport où il est « en acte » et yin sous le rapport où il est « en puissance », puisque ces deux aspects se trouvent nécessairement réunis dans tout ce qui est manifesté.
Le Ciel est entièrement yang et la Terre est entièrement yin, ce qui revient à dire que l’Essence est acte pur et que la Substance est puissance pure ; mais eux seuls le sont ainsi à l’état pur, en tant qu’ils sont les deux pôles de la manifestation universelle ; et, dans toutes les choses manifestées, le yang n’est jamais sans le yin ni le yin sans le yang, puisque leur nature participe à la fois du Ciel et de la Terre4. Si l’on considère spécialement le yang et le yin sous leur aspect d’éléments masculin et féminin, on pourra dire que, en raison de cette participation, tout être est « androgyne » en un certain sens et dans une certaine mesure, et qu’il l’est d’ailleurs d’autant plus complètement que ces deux éléments sont plus équilibrés en lui ; le caractère masculin ou féminin d’un être individuel (il faudrait, plus rigoureusement, dire principalement masculin ou féminin) peut donc être considéré comme résultant de la prédominance de l’un ou de l’autre. Il serait naturellement hors de propos ici d’entreprendre de développer toutes les conséquences qu’on peut tirer de cette remarque ; mais il suffit d’un peu de réflexion pour entrevoir sans difficulté l’importance qu’elles sont susceptibles de présenter, en particulier, pour toutes les sciences qui se rapportent à l’étude de l’homme individuel sous les divers points de vue où celui-ci peut être envisagé.
[4] C’est pourquoi, suivant une formule maçonnique, l’initié doit savoir « déceler la lumière dans les ténèbres (le yang dans le yin) et les ténèbres dans la lumière (le yin dans le yang) ».



Nous avons vu plus haut que la Terre apparaît par sa face « dorsale » et le Ciel par sa face « ventrale » ; c’est pourquoi le yin est « à l’extérieur », tandis que le yang est « à l’intérieur »5. En d’autres termes, les influences terrestres, qui sont yin, sont seules sensibles, et les influences célestes, qui sont yang, échappent aux sens et ne peuvent être saisies que par les facultés intellectuelles. Il y a là une des raisons pour lesquelles, dans les textes traditionnels, le yin est généralement nommé avant le yang, ce qui peut sembler contraire à la relation hiérarchique qui existe entre les principes auxquels ils correspondent, c’est-à-dire entre le Ciel et la Terre, en tant qu’ils sont le pôle supérieur et le pôle inférieur de la manifestation ; ce renversement de l’ordre des deux termes complémentaires est caractéristique d’un certain point de vue cosmologique, qui est aussi celui du Sânkhya hindou, où Prakriti figure de même au début de l’énumération des tattwas et Purusha à la fin. Ce point de vue, en effet, procède en quelque sorte « en remontant », de même que la construction d’un édifice commence par la base et s’achève par le sommet ; il part de ce qui est le plus immédiatement saisissable pour aller vers ce qui est plus caché, c’est-à-dire qu’il va de l’extérieur à l’intérieur, ou du yin au yang ; en cela, il est inverse du point de vue métaphysique, qui, partant du principe pour aller aux conséquences, va au contraire de l’intérieur à l’extérieur ; et cette considération du sens inverse montre bien que ces deux points de vue correspondent proprement à deux degrés différents de réalité. Du reste, nous avons vu ailleurs que, dans le développement du processus cosmogonique, les ténèbres, identifiées au chaos, sont « au commencement », et que la lumière, qui ordonne ce chaos pour en tirer le Cosmos, est « après les ténèbres »6 ; cela revient encore à dire que, sous ce rapport, le yin est effectivement avant le yang7.
[5] Exprimée sous cette forme, la chose est immédiatement compréhensible pour la mentalité extrême-orientale ; mais nous devons reconnaître que, sans les explications que nous avons données précédemment à ce sujet, le lien ainsi établi entre les deux propositions serait de nature à dérouter singulièrement la logique spéciale des Occidentaux.
[6] Aperçus sur l’Initiation, ch. XLVI.
[7] On peut trouver quelque chose d’analogue à ceci dans le fait que, suivant le symbolisme de l’enchaînement des cycles, les états inférieurs de l’existence apparaissent comme antécédents par rapport aux états supérieurs ; c’est pourquoi la tradition hindoue représente les Asuras comme antérieurs aux Dêvas, et décrit d’autre part la succession cosmogonique des trois gunas comme s’effectuant dans l’ordre tamas, rajas, sattwa, donc allant de l’obscurité à la lumière (voir Le Symbolisme de la Croix, ch. V, et aussi L’Ésotérisme de Dante, ch. VI).



Le yang et le yin, considérés séparément l’un de l’autre, ont pour symboles linéaires ce qu’on appelle les « deux déterminations » (eul-i), c’est-à-dire le trait plein et le trait brisé, qui sont les éléments des trigrammes et des hexagrammes du Yi-king, de telle sorte que ceux-ci représentent toutes les combinaisons possibles de ces deux termes, combinaisons qui constituent l’intégralité du monde manifesté. Le premier et le dernier hexagramme, qui sont Khien et Khouen8, sont formés respectivement de six traits pleins et de six traits brisés ; ils représentent donc la plénitude du yang, qui s’identifie au Ciel, et celle du yin, qui s’identifie à la Terre ; et c’est entre ces deux extrêmes que se placent tous les autres hexagrammes, où le yang et le yin se mélangent en proportions diverses, et qui correspondent ainsi au développement de toute la manifestation.
[8] De même aussi que le premier et le dernier des huit trigrammes (koua), qui comprennent pareillement trois traits pleins et trois traits brisés ; chaque hexagramme est formé par la superposition de deux trigrammes semblables ou différents, ce qui donne en tout soixante-quatre combinaisons.



D’autre part, ces deux mêmes termes yang et yin, lorsqu’ils sont unis, sont représentés par le symbole qui est appelé pour cette raison yin-yang (fig. 9)9, et que nous avons déjà étudié ailleurs au point de vue où il représente plus particulièrement le « cercle de la destinée individuelle »10. Conformément au symbolisme de la lumière et de l’ombre, la partie claire de la figure est yang, et sa partie obscure est yin ; et les points centraux, obscur dans la partie claire et clair dans la partie obscure, rappellent que, en réalité, le yang et le yin ne sont jamais l’un sans l’autre.

[9] Cette figure est habituellement placée au centre des huit trigrammes disposés circulairement.
[10] Le Symbolisme de la Croix, ch. XXII. – À cet égard, la partie yin et la partie yang représentent respectivement la trace des états inférieurs et le reflet des états supérieurs par rapport à un état donné de l’existence, tel que l’état individuel humain, ce qui s’accorde strictement avec ce que nous indiquions tout à l’heure sur la relation de l’enchaînement des cycles avec la considération du yin comme antérieur au yang.



En tant que le yang et le yin sont déjà distingués tout en étant unis (et c’est en cela que la figure est proprement yin-yang), c’est le symbole de l’« Androgyne » primordial, puisque ses éléments sont les deux principes masculin et féminin ; c’est aussi, suivant un autre symbolisme traditionnel plus général encore, l’« Œuf du Monde », dont les deux moitiés, lorsqu’elles se sépareront, seront respectivement le Ciel et la Terre11. D’un autre côté, la même figure, considérée comme formant un tout indivisible12, ce qui correspond au point de vue principiel, devient le symbole de Tai-ki, qui apparaît ainsi comme la synthèse du yin et du yang, mais à la condition de bien préciser que cette synthèse, étant l’Unité première, est antérieure à la différenciation de ses éléments, donc absolument indépendante de ceux-ci ; en fait, il ne peut être proprement question de yin et de yang que par rapport au monde manifesté, qui, comme tel, procède tout entier des « deux déterminations ». Ces deux points de vue suivant lesquels le symbole peut être envisagé sont résumés par la formule suivante : « Les dix mille êtres sont produits (tsao) par Tai-i (qui est identique à Tai-ki), modifiés (houa) par yin-yang », car tous les êtres proviennent de l’Unité principielle13, mais leurs modifications dans le « devenir » sont dues aux actions et réactions réciproques des « deux déterminations ».

[11] La figure considérée comme plane correspond à la section diamétrale de l’« Œuf du Monde », au niveau de l’état d’existence par rapport auquel est envisagé l’ensemble de la manifestation.
[12] Les deux moitiés sont délimitées par une ligne sinueuse, indiquant une interpénétration des deux éléments, tandis que, si elles l’étaient par un diamètre, on pourrait y voir plutôt une simple juxtaposition. – Il est à remarquer que cette ligne sinueuse est formée de deux demi-circonférences dont le rayon est la moitié de celui de la circonférence formant le contour de la figure, et dont la longueur totale est par conséquent égale à la moitié de celle de cette circonférence, de sorte que chacune des deux moitiés de la figure est enveloppée par une ligne égale en longueur à celle qui enveloppe la figure totale.
[13] Tai-i est le Tao « avec un nom », qui est « la mère des dix mille êtres » (Tao-te-king, ch. Ier). – Le Tao « sans nom » est le Non-Être, et le Tao « avec un nom » est l’Être : « S’il faut donner un nom au Tao (bien qu’il ne puisse réellement être nommé), on l’appellera (comme équivalent approximatif) la Grande Unité. »


René Guénon - La Grande Triade (1946), éd. Gallimard, 1957 - Chapitre IV - Yin et Yang

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