Lorsqu’on compare entre eux différents ternaires traditionnels, s’il est réellement possible de les faire correspondre terme à terme, il faut bien se garder d’en conclure que les termes correspondants sont nécessairement identiques, et cela même dans les cas où certains de ces termes portent des désignations similaires, car il peut très bien se faire que ces désignations soient appliquées par transposition analogique à des niveaux différents. Cette remarque s’impose notamment en ce qui concerne la comparaison de la Grande Triade extrême-orientale avec le Tribhuvana hindou : les « trois mondes » qui constituent ce dernier sont, comme on le sait, la Terre (Bhû), l’Atmosphère (Bhuvas) et le Ciel (Swar) ; mais le Ciel et la Terre n’y sont point le Tien et le Ti de la tradition extrême-orientale, qui correspondent toujours à Purusha et à Prakriti de la tradition hindoue1. En effet, tandis que ceux-ci sont en dehors de la manifestation, dont ils sont les principes immédiats, les « trois mondes » représentent au contraire l’ensemble de la manifestation elle-même, divisée en ses trois degrés fondamentaux, qui constituent respectivement le domaine de la manifestation informelle, celui de la manifestation subtile, et celui de la manifestation grossière ou corporelle.
[1] Cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XII et XIV.
Cela étant, il suffit, pour justifier l’emploi de termes qu’on est obligé, dans les deux cas, de traduire par les mêmes mots « Ciel » et « Terre », de remarquer que la manifestation informelle est évidemment celle où prédominent les influences célestes, et la manifestation grossière celle où prédominent les influences terrestres, dans le sens que nous avons donné précédemment à ces expressions ; on peut dire encore, ce qui revient au même, que la première se tient du côté de l’essence et la seconde du côté de la substance, sans pourtant qu’il soit possible de les identifier en aucune façon à l’Essence et à la Substance universelles elles-mêmes2. Quant à la manifestation subtile, qui constitue le « monde intermédiaire » (antariksha), elle est bien en effet un moyen terme à cet égard, et elle procède des deux catégories d’influences complémentaires dans des proportions telles qu’on ne peut dire que l’une l’emporte nettement sur l’autre, du moins quant à l’ensemble, et bien que, dans sa très grande complexité, elle contienne des éléments qui peuvent tenir de plus près au côté essentiel ou au côté substantiel de la manifestation, mais qui, en tout cas, n’en sont pas moins toujours du côté de la substance par rapport à la manifestation informelle, et au contraire du côté de l’essence par rapport à la manifestation grossière.
[2] Nous signalerons incidemment, à ce propos, que les caractères « paternel » et « maternel » eux-mêmes dont nous avons parlé dans le chapitre précédent sont parfois transposés d’une façon similaire : lorsqu’il est question par exemple des « Pères d’en haut » et des « Mères d’en bas », ainsi que cela se rencontre notamment dans certains traités arabes, les « Pères » sont les Cieux envisagés distinctivement, c’est-à-dire les états informels ou spirituels dont un être tel que l’individu humain tient son essence, et les « Mères » sont les éléments dont est constitué le « monde sublunaire », c’est-à-dire le monde corporel qui est représenté par la Terre en tant qu’il fournit à ce même être sa substance, ces termes d’« essence » et de « substance » étant naturellement pris ici en un sens relatif et particularisé.
Ce terme moyen du Tribhuvana ne saurait du moins aucunement être confondu avec celui de la Grande Triade, qui est l’Homme, bien qu’il présente pourtant avec lui un certain rapport qui, pour n’être pas immédiatement apparent, n’en est pas moins réel, et que nous indiquerons tout à l’heure ; en fait, il ne joue pas le même rôle que lui à tous les points de vue. En effet, le terme moyen de la Grande Triade est proprement le produit ou la résultante des deux extrêmes, ce qui s’exprime par sa désignation traditionnelle comme le « Fils du Ciel et de la Terre » ; ici, par contre, la manifestation subtile ne procède que de la manifestation informelle, et la manifestation grossière procède à son tour de la manifestation subtile, c’est-à-dire que chaque terme, dans l’ordre descendant, a dans celui qui le précède son principe immédiat. Ce n’est donc pas sous ce rapport de l’ordre de production des termes que la concordance entre les deux ternaires peut être établie valablement ; elle ne peut l’être que « statiquement », en quelque sorte, lorsque, les trois termes étant déjà produits, les deux extrêmes apparaissent comme correspondant relativement à l’essence et à la substance dans le domaine de la manifestation universelle prise dans son ensemble comme ayant une constitution analogue à celle d’un être particulier, c’est-à-dire proprement comme le « macrocosme ».
Nous n’avons pas à reparler longuement de l’analogie constitutive du « macrocosme » et du « microcosme », sur laquelle nous nous sommes déjà suffisamment expliqué au cours d’autres études ; ce qu’il faut surtout en retenir ici, c’est qu’un être tel que l’homme, en tant que « microcosme », doit nécessairement participer des « trois mondes » et avoir en lui des éléments qui leur correspondent respectivement ; et, en effet, la même division générale ternaire lui est également applicable : il appartient par l’esprit au domaine de la manifestation informelle, par l’âme à celui de la manifestation subtile, et par le corps à celui de la manifestation grossière ; nous y reviendrons un peu plus loin avec quelques développements, car c’est là une occasion de montrer d’une façon plus précise les rapports de différents ternaires qui sont parmi les plus importants qu’on puisse avoir à envisager. C’est d’ailleurs l’homme, et par là il faut entendre surtout l’« homme véritable » ou pleinement réalisé, qui, plus que tout autre être, est véritablement le « microcosme », et cela encore en raison de sa situation « centrale », qui en fait comme une image ou plutôt comme une « somme » (au sens latin de ce mot) de tout l’ensemble de la manifestation, sa nature, comme nous le disions précédemment, synthétisant en elle-même celle de tous les autres êtres, de sorte qu’il ne peut rien se trouver dans la manifestation qui n’ait dans l’homme sa représentation et sa correspondance. Ce n’est pas là une simple façon de parler plus ou moins « métaphorique », comme les modernes sont trop volontiers portés à le croire, mais bien l’expression d’une vérité rigoureuse, sur laquelle se fonde une notable partie des sciences traditionnelles ; là réside notamment l’explication des corrélations qui existent, de la façon la plus « positive », entre les modifications de l’ordre humain et celles de l’ordre cosmique, et sur lesquelles la tradition extrême-orientale insiste peut-être plus encore que tout autre pour en tirer pratiquement toutes les applications qu’elles comportent.
D’autre part, nous avons fait allusion à un rapport plus particulier de l’homme avec le « monde intermédiaire », qui est ce qu’on pourrait appeler un rapport de « fonction » : placé entre le Ciel et la Terre, non pas seulement au sens principiel qu’ils ont dans la Grande Triade, mais aussi au sens plus spécialisé qu’ils ont dans le Tribhuvana, c’est-à-dire entre le monde spirituel et le monde corporel, et participant à la fois de l’un et de l’autre par sa constitution, l’homme a par là même, à l’égard de l’ensemble du Cosmos, un rôle intermédiaire comparable à celui qu’a dans l’être vivant l’âme entre l’esprit et le corps. Or ce qui est particulièrement à remarquer à cet égard, c’est que, précisément, c’est dans le domaine intermédiaire dont l’ensemble est désigné comme l’âme, ou encore comme la « forme subtile », que se trouve compris l’élément qui est proprement caractéristique de l’individualité humaine comme telle, et qui est le « mental » (manas), de sorte que, pourrait-on dire, cet élément spécifiquement humain se situe dans l’homme comme l’homme lui-même se situe dans le Cosmos.
Il est dès lors facile de comprendre que la fonction par rapport à laquelle s’établit la correspondance de l’homme avec le terme moyen du Tribhuvana, ou avec l’âme qui le représente dans l’être vivant, est proprement une fonction de « médiation » : le principe animique a été souvent qualifié de « médiateur » entre l’esprit et le corps3 ; et, de même, l’homme a véritablement un rôle de « médiateur » entre le Ciel et la Terre, ainsi que nous l’expliquerons plus amplement par la suite. C’est en cela seulement, et non pas en tant que l’homme est le « Fils du Ciel et de la Terre », qu’une correspondance terme à terme peut être établie entre la Grande Triade et le Tribhuvana, sans d’ailleurs que cette correspondance implique aucunement une identification des termes de l’une à ceux de l’autre ; c’est là le point de vue que nous avons appelé « statique »4, pour le distinguer de celui qu’on pourrait dire « génétique », c’est-à-dire de celui qui concerne l’ordre de production des termes, et pour lequel une telle concordance n’est plus possible, comme on le verra mieux encore par les considérations qui vont suivre.
[3] On pourra se souvenir notamment ici du « médiateur plastique » de Cudworth. [4] Bien que « statique » s’oppose habituellement à « dynamique », nous préférons ne pas employer ici ce mot « dynamique », qui, sans être absolument impropre, n’exprimerait pas assez clairement ce dont il s’agit.
René Guénon - La Grande Triade (1946), éd. Gallimard, 1957 - Chapitre X - L'homme et les trois mondes
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