La division ternaire est la plus générale et en même temps la plus simple qu’on puisse établir pour définir la constitution d’un être vivant, et en particulier celle de l’homme, car il est bien entendu que la dualité cartésienne de l’« esprit » et du « corps », qui s’est en quelque sorte imposée à toute la pensée occidentale moderne, ne saurait en aucune façon correspondre à la réalité ; nous y avons déjà insisté assez souvent ailleurs pour n’avoir pas besoin d’y revenir présentement. La distinction de l’esprit, de l’âme et du corps est d’ailleurs celle qui a été unanimement admise par toutes les doctrines traditionnelles de l’Occident, que ce soit dans l’antiquité ou au moyen âge ; qu’on en soit arrivé plus tard à l’oublier au point de ne plus voir dans les termes d’« esprit » et d’« âme » que des sortes de synonymes, d’ailleurs assez vagues, et de les employer indistinctement l’un pour l’autre, alors qu’ils désignent proprement des réalités d’ordre totalement différent, c’est peut-être là un des exemples les plus étonnants que l’on puisse donner de la confusion qui caractérise la mentalité moderne. Cette erreur a d’ailleurs des conséquences qui ne sont pas toutes d’ordre purement théorique, et elle n’en est évidemment que plus dangereuse1 ; mais ce n’est pas là ce dont nous avons à nous occuper ici, et nous voulons seulement, en ce qui concerne la division ternaire traditionnelle, préciser quelques points qui ont un rapport plus direct avec le sujet de notre étude.
[1] Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des temps, ch. XXXV.
Cette distinction de l’esprit, de l’âme et du corps a été appliquée au « macrocosme » aussi bien qu’au « microcosme », la constitution de l’un étant analogue à celle de l’autre, de sorte qu’on doit nécessairement retrouver des éléments qui se correspondent rigoureusement de part et d’autre. Cette considération, chez les Grecs, paraît se rattacher surtout à la doctrine cosmologique des Pythagoriciens, qui d’ailleurs ne faisait en réalité que « réadapter » des enseignements beaucoup plus anciens ; Platon s’est inspiré de cette doctrine et l’a suivie de beaucoup plus près qu’on ne le croit d’ordinaire, et c’est en partie par son intermédiaire que quelque chose s’en est transmis à des philosophes postérieurs, tels par exemple que les Stoïciens, dont le point de vue beaucoup plus exotérique a du reste trop souvent mutilé et déformé les conceptions dont il s’agit. Les Pythagoriciens envisageaient un quaternaire fondamental qui comprenait tout d’abord le Principe, transcendant par rapport au Cosmos, puis l’Esprit et l’Âme universels, et enfin la Hylê primordiale2 ; il importe de remarquer que cette dernière, en tant que pure potentialité, ne peut pas être assimilée au corps, et qu’elle correspond plutôt à la « Terre » de la Grande Triade qu’à celle du Tribhuvana, tandis que l’Esprit et l’Âme universels rappellent manifestement les deux autres termes de ce dernier. Quant au Principe transcendant, il correspond à certains égards au « Ciel » de la Grande Triade, mais pourtant, d’autre part, il s’identifie aussi à l’Être ou à l’Unité métaphysique, c’est-à-dire à Tai-ki ; il semble manquer ici une distinction nette, qui d’ailleurs n’était peut-être pas exigée par le point de vue, beaucoup moins métaphysique que cosmologique, auquel le quaternaire dont il s’agit était établi. Quoi qu’il en soit, les Stoïciens déformèrent cet enseignement dans un sens « naturaliste », en perdant de vue le Principe transcendant, et en n’envisageant plus qu’un « Dieu » immanent qui, pour eux, s’assimilait purement et simplement au Spiritus Mundi ; nous ne disons pas à l’Anima Mundi, contrairement à ce que semblent croire certains de leurs interprètes affectés par la confusion moderne de l’esprit et de l’âme, car en réalité, pour eux aussi bien que pour ceux qui suivaient plus fidèlement la doctrine traditionnelle, cette Anima Mundi n’a jamais eu qu’un rôle simplement « démiurgique », au sens le plus strict de ce mot, dans l’élaboration du Cosmos à partir de la Hylê primordiale.
[2] Cf. le début des Rasâïl Ikhwân Eç-Çafâ, qui contient un exposé très clair de cette doctrine pythagoricienne.
Nous venons de dire l’élaboration du Cosmos, mais il serait peut-être plus exact de dire ici la formation du Corpus Mundi, d’abord parce que la fonction « démiurgique » est en effet proprement une fonction « formatrice3 », et ensuite parce que, en un certain sens, l’Esprit et l’Âme universels font eux-mêmes partie du Cosmos ; en un certain sens, car, à vrai dire, ils peuvent être envisagés sous un double point de vue, correspondant encore en quelque façon à ce que nous avons appelé plus haut le point de vue « génétique » et le point de vue « statique », soit comme des « principes » (en un sens relatif), soit comme des « éléments » constitutifs de l’être « macrocosmique ».
[3] Il importe de remarquer que nous disons « formatrice » et non pas « créatrice » ; cette distinction prendra son sens le plus précis si l’on considère que les quatre termes du quaternaire pythagoricien peuvent être mis respectivement en correspondance avec les « quatre mondes » de la Kabbale hébraïque.
Ceci provient de ce que, dès lors qu’il s’agit du domaine de l’Existence manifestée, nous sommes en deçà de la distinction de l’Essence et de la Substance ; du côté « essentiel », l’Esprit et l’Âme sont, à des niveaux différents, comme des « réflexions » du Principe même de la manifestation ; du côté « substantiel », ils apparaissent au contraire comme des « productions » tirées de la materia prima, bien que déterminant eux-mêmes ses productions ultérieures dans le sens descendant4, et cela parce que, pour se situer effectivement dans le manifesté, il faut bien qu’ils deviennent eux-mêmes partie intégrante de la manifestation universelle. Le rapport de ces deux points de vue est représenté symboliquement par le complémentarisme du rayon lumineux et du plan de réflexion, qui sont l’un et l’autre nécessaires pour qu’une image se produise, de sorte que, d’une part, l’image est véritablement un reflet de la source lumineuse elle-même, et que, d’autre part, elle se situe au degré de réalité qui est marqué par le plan de réflexion5 ; pour employer le langage de la tradition extrême-orientale, le rayon lumineux correspond ici aux influences célestes et le plan de réflexion aux influences terrestres, ce qui coïncide bien avec la considération de l’aspect « essentiel » et de l’aspect « substantiel » de la manifestation6.
[4] Rappelons à ce propos que, suivant la doctrine hindoue, Buddhi, qui est l’Intellect pur et qui, comme telle, correspond au Spiritus et à la manifestation informelle, est elle-même la première des productions de Prakriti, en même temps qu’elle est aussi, d’autre part, le premier degré de la manifestation d’Âtmâ ou du Principe transcendant (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. VII).
[5] Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXIV.
[6] Le rayon lumineux et le plan de réflexion correspondent exactement à la ligne verticale et à la ligne horizontale prises pour symboliser respectivement le Ciel et la Terre (voir plus haut, fig. 7).
Symbole de l'influence du Ciel sur la Terre (voir Chapitre III - Ciel et Terre)
Naturellement, ces remarques, que nous venons de formuler à propos de la constitution du « macrocosme », s’appliquent tout aussi bien en ce qui concerne l’esprit et l’âme dans le « microcosme » ; il n’y a que le corps qui ne peut jamais être considéré à proprement parler comme un « principe », parce que, étant l’aboutissement et le terme final de la manifestation (ceci, bien entendu, pour ce qui est de notre monde ou de notre état d’existence), il n’est que « produit » et ne peut devenir « producteur » sous aucun rapport. Par ce caractère, le corps exprime, aussi complètement qu’il est possible dans l’ordre manifesté, la passivité substantielle ; mais, en même temps, il se différencie aussi par là, de la façon la plus évidente, de la Substance elle-même, qui concourt en tant que principe « maternel » à la production de la manifestation. À cet égard, le ternaire de l’esprit, de l’âme et du corps est, peut-on dire, constitué autrement que les ternaires formés de deux termes complémentaires et en quelque sorte symétriques et d’un produit qui occupe entre eux une situation intermédiaire ; dans ce cas (et aussi, cela va de soi, dans celui du Tribhuvana auquel il correspond exactement), les deux premiers termes se situent du même côté par rapport au troisième, et, si celui-ci peut en somme être considéré encore comme leur produit, ils ne jouent plus dans cette production un rôle symétrique : le corps a dans l’âme son principe immédiat, mais il ne procède de l’esprit qu’indirectement et par l’intermédiaire de l’âme. C’est seulement lorsqu’on considère l’être comme entièrement constitué, donc au point de vue que nous avons appelé « statique », que, voyant dans l’esprit son aspect « essentiel » et dans le corps son aspect « substantiel », on peut trouver sous ce rapport une symétrie, non plus entre les deux premiers termes du ternaire, mais entre le premier et le dernier ; l’âme est bien alors, sous le même rapport, intermédiaire entre l’esprit et le corps (et c’est ce qui justifie sa désignation comme principe « médiateur », que nous indiquions précédemment), mais elle n’en demeure pas moins, comme second terme, forcément antérieure au troisième7, et, par conséquent, elle ne saurait aucunement être regardée comme un produit ou une résultante des deux termes extrêmes.
Une question peut encore se poser : comment se fait-il que, malgré le défaut de symétrie que nous venons d’indiquer entre eux, l’esprit et l’âme soient cependant pris parfois d’une certaine façon comme complémentaires, l’esprit étant alors généralement regardé comme principe masculin et l’âme comme principe féminin ? C’est que, l’esprit étant ce qui, dans la manifestation, est le plus proche du pôle essentiel, l’âme se trouve, relativement à lui, du côté substantiel ; ainsi, l’un par rapport à l’autre, l’esprit est yang et l’âme est yin, et c’est pourquoi ils sont souvent symbolisés respectivement par le Soleil et la Lune, ce qui peut d’ailleurs se justifier encore plus complètement en disant que l’esprit est la lumière émanée directement du Principe, tandis que l’âme ne présente qu’une réflexion de cette lumière. De plus, le « monde intermédiaire », qu’on peut appeler aussi le domaine « animique », est proprement le milieu où s’élaborent les formes, ce qui, en somme, constitue bien un rôle « substantiel » ou « maternel » ; et cette élaboration s’opère sous l’action ou plutôt sous l’influence de l’esprit, qui a ainsi, à cet égard, un rôle « essentiel » ou « paternel » ; il est d’ailleurs bien entendu qu’il ne s’agit en cela, pour l’esprit, que d’une « action de présence », à l’imitation de l’activité « non-agissante » du Ciel8.
[7] Il va de soi que c’est d’une antériorité logique qu’il s’agit ici essentiellement, les trois termes étant d’ailleurs envisagés en simultanéité comme éléments constitutifs de l’être.
[8] Ces dernières remarques peuvent permettre de comprendre que, dans le symbolisme hermétique du 28e degré de la Maçonnerie écossaise, le Spiritus et l’Anima soient représentés respectivement par les figures du Saint-Esprit et de la Vierge, ce qui est une application d’ordre moins universel que celle qui fait correspondre ceux-ci à Purusha et à Prakriti comme nous le disions au début. Il faut d’ailleurs ajouter que, dans ce cas, ce qui est envisagé comme le produit des deux termes en question n’est pas le corps, mais quelque chose d’un autre ordre, qui est la Pierre philosophale, souvent assimilée en effet symboliquement au Christ ; et, à ce point de vue, leur relation est encore plus strictement conforme à la notion du complémentarisme proprement dit qu’en ce qui concerne la production de la manifestation corporelle.
Nous ajouterons quelques mots au sujet des principaux symboles de l’Anima Mundi : l’un des plus habituels est le serpent, en raison de ce que le monde « animique » est le domaine propre des forces cosmiques, qui, bien qu’agissant aussi dans le monde corporel, appartiennent en elles-mêmes à l’ordre subtil ; et ceci se rattache naturellement à ce que nous avons dit plus haut du symbolisme de la double spirale et de celui du caducée ; d’ailleurs, la dualité des aspects que revêt la force cosmique correspond bien au caractère intermédiaire de ce monde « animique », qui en fait proprement le lieu de rencontre des influences célestes et des influences terrestres, D’autre part, le serpent, en tant que symbole de l’Anima Mundi, est le plus souvent représenté sous la forme circulaire de l’Ouroboros ; cette forme convient en effet au principe animique en tant qu’il est du côté de l’essence par rapport au monde corporel ; mais, bien entendu, il est au contraire du côté de la substance par rapport au monde spirituel, de sorte que, suivant le point de vue où on l’envisage, il peut prendre les attributs de l’essence ou ceux de la substance, ce qui lui donne pour ainsi dire l’apparence d’une double nature. Ces deux aspects se trouvent réunis d’une façon assez remarquable dans un autre symbole de l’Anima Mundi, qui appartient à l’hermétisme du moyen âge (fig. 15) :
[9] Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XX. [10] En comparant cette figure à la figure 8, on constatera que l’image schématique du « monde intermédiaire » apparaît en quelque sorte comme un « retournement » de celle de l’ensemble du Cosmos ; il serait possible de déduire de cette observation, en ce qui concerne les lois de la manifestation subtile, certaines conséquences assez importantes, mais que nous ne pouvons songer à développer ici.
Représentation respective du Ciel et de la Terre par un cercle et un carré concentriques (voir Chapitre III - Ciel et Terre)
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