Représentation originale du diagramme appelé Lo-chou (Lo Shu) ou « Écrit du Lac ». Dans ce « carré magique », le centre est occupé par le nombre 5, (le médian) qui est lui-même le « milieu » des neuf premiers nombres, et qui est le nombre « central » de la Terre. Le produit de 5 dont il est le « milieu », par 9 donne 45, qui est la somme de l’ensemble des neuf nombres contenus dans le carré.
La « montée de la Terre au Ciel » est d’ailleurs représentée rituellement, dans des traditions très diverses, par l’ascension à un arbre ou à un mât, symbole de l’« Axe du Monde » ; par cette ascension, qui est forcément suivie d’une redescente (et ce double mouvement correspond encore à la « solution » et à la « coagulation »), celui qui réalise véritablement ce qui est impliqué dans le rite s’assimile les influences célestes et les ramène en quelque sorte en ce monde pour les y conjoindre aux influences terrestres, en lui-même d’abord, et ensuite, par participation et comme par « rayonnement », dans le milieu cosmique tout entier (2).
1. On peut aussi voir dans ces mêmes paroles, au point de vue proprement initiatique, une indication très nette de la double réalisation « ascendante » et « descendante » ; mais c’est là encore un point que nous ne pouvons songer à développer présentement.
2. A ce propos, nous ferons remarquer incidemment que, la descente des influences célestes étant souvent symbolisée par la pluie, il est facile de comprendre quel est en réalité le sens profond des rites qui ont pour but apparent de « faire la pluie » ; ce sens est évidemment tout à fait indépendant de l’application « magique » qu’y voit uniquement le vulgaire, et qu’il ne s’agit d’ailleurs pas de nier, mais seulement de réduire à sa juste valeur de contingence d’ordre très inférieur. – Il est intéressant de noter que ce symbolisme de la pluie a été conservé, à travers la tradition hébraïque, jusque dans la liturgie catholique elle-même : « Rorate Coeli desuper, et nubes pluant Justum » (Isaïe, XLV, 8) ; le « Juste » dont il s’agit ici peut être regardé comme le « médiateur » qui « redescend du Ciel en Terre », ou comme l’être qui, ayant effectivement la pleine possession de sa nature céleste, apparaît en ce monde comme l’Avatâra.
La tradition extrême-orientale, comme beaucoup d’autres d’ailleurs (3), dit que, à l’origine, le Ciel et la Terre n’étaient pas séparés ; et, en effet, ils sont nécessairement unis et « indistingués » en Tai-ki, leur principe commun ; mais, pour que la manifestation puisse se produire, il faut que l’Être se polarise effectivement en Essence et Substance, ce qui peut être décrit comme une « séparation » de ces deux termes complémentaires qui sont représentés comme le Ciel et la Terre, puisque c’est entre eux, ou dans leur « intervalle », s’il est permis de s’exprimer ainsi, que doit se situer la manifestation elle-même (4). Dès lors, leur communication ne pourra s’établir que suivant l’axe qui relie entre eux les centres de tous les états d’existence, en multitude indéfinie, dont l’ensemble hiérarchisé constitue la manifestation universelle, et qui s’étend ainsi d’un pôle à l’autre, c’est-à-dire précisément du Ciel à la Terre, mesurant en quelque sorte leur distance, comme nous l’avons dit précédemment, suivant le sens vertical qui marque la hiérarchie de ces états (5). Le centre de chaque état peut donc être considéré comme la trace de cet axe vertical sur le plan horizontal qui représente géométriquement cet état ; et ce centre, qui est proprement l’« Invariable Milieu » (Tchoung-young), est par-là même le point unique où s’opère, dans cet état, l’union des influences célestes et des influences terrestres, en même temps qu’il est aussi le seul d’où est possible une communication directe avec les autres états d’existence, celle-ci devant nécessairement s’effectuer suivant l’axe lui-même. Or, en ce qui concerne notre état, le centre est le « lieu » normal de l’homme, ce qui revient à dire que l’« homme véritable » est identifié à ce centre même ; c’est donc en lui et par lui seul que s’effectue, pour cet état, l’union du Ciel et de la Terre, et c’est pourquoi tout ce qui est manifesté dans ce même état procède et dépend entièrement de lui, et n’existe en quelque sorte que comme une projection extérieure et partielle de ses propres possibilités. C’est lui aussi dont l’« action de présence » maintient et conserve l’existence de ce monde (6), puisqu’il en est le centre, et que, sans le centre, rien ne saurait avoir une existence effective ; c’est là, au fond, la raison d’être des rites qui, dans toutes les traditions, affirment sous une forme sensible l’intervention de l’homme pour le maintien de l’ordre cosmique, et qui ne sont en somme qu’autant d’expressions plus ou moins particulières de la fonction de « médiation » qui lui appartient essentiellement (7).
3. Il est bien entendu que, quant au fond, l’accord s’étend à toutes les traditions sans exception ; mais nous voulons dire que le mode même d’expression dont il s’agit ici n’est pas exclusivement propre à la seule tradition extrême-orientale.
4. Ceci peut d’ailleurs s’appliquer analogiquement à des niveaux différents, suivant que l’on considère la manifestation universelle tout entière, ou seulement un état particulier de manifestation, c’est-à-dire un monde, ou même un cycle plus ou moins restreint dans l’existence de ce monde : dans tous les cas, il y aura toujours au point de départ quelque chose qui correspondra, en un sens plus ou moins relatif, à la « séparation du Ciel et de la Terre ».
5. Sur la signification de cet axe vertical, cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XXIII.
6. Dans l’ésotérisme islamique, on dit d’un tel être qu’il « soutient le monde par sa seule respiration ».
7. Nous disons « expressions » en tant que ces rites représentent symboliquement la fonction dont il s’agit ; mais il faut bien comprendre que, en même temps, c’est par l’accomplissement de ces mêmes rites que l’homme remplit effectivement et consciemment cette fonction ; c’est là une conséquence immédiate de l’efficacité propre qui est inhérente aux rites, et sur laquelle nous nous sommes suffisamment expliqué ailleurs pour n’avoir pas besoin d’y insister de nouveau (voir Aperçus sur l’Initiation).
Nombreux sont les symboles traditionnels qui représentent l’Homme, comme terme moyen de la Grande Triade, placé entre le Ciel et la Terre et remplissant ainsi son rôle de « médiateur » ; et, tout d’abord, nous ferons remarquer à ce sujet que telle est la signification générale des trigrammes du Yi-king, dont les trois traits correspondent respectivement aux trois termes de la Grande Triade : le trait supérieur représente le Ciel, le trait médian l’Homme, et le trait inférieur la Terre ; nous aurons d’ailleurs à y revenir un peu plus loin. Dans les hexagrammes, les deux trigrammes superposés correspondent aussi respectivement tout entiers au Ciel et à la Terre ; ici, le terme médian n’est plus figuré visiblement ; mais c’est l’ensemble même de l’hexagramme qui, en tant qu’unissant les influences célestes et les influences terrestres, exprime proprement la fonction du « médiateur ». À cet égard, un rapprochement s’impose avec une des significations du « sceau de Salomon », qui d’ailleurs est formé également de six traits, bien que disposés d’une façon différente : dans ce cas, le triangle droit est la nature céleste et le triangle inversé la nature terrestre, et l’ensemble symbolise l’« Homme Universel » qui, unissant en lui ces deux natures, est par-là même le « médiateur » par excellence (8).
8. En termes spécifiquement chrétiens, c’est l’union de la nature divine et de la nature humaine dans le Christ, qui a bien effectivement ce caractère de « médiateur » par excellence (cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XXVIII). – La conception de l’« Homme Universel » étend à la manifestation tout entière, par transposition analogique, ce rôle que l’« homme véritable » exerce seulement, en fait, par rapport à un état particulier d’existence.
Un autre symbole extrême-oriental assez généralement connu est celui de la tortue, placée entre les deux parties supérieure et inférieure de son écaille comme l’Homme entre le Ciel et la Terre ; et, dans cette représentation, la forme même de ces deux parties n’est pas moins significative que leur situation : la partie supérieure, qui « couvre » l’animal, correspond encore au Ciel par sa forme arrondie, et, de même, la partie inférieure, qui le « supporte », correspond à la Terre par sa forme plate (9). L’écaille tout entière est donc une image de l’Univers (10), et, entre ses deux parties, la tortue elle-même représente naturellement le terme médian de la Grande Triade, c’est-à-dire l’Homme ; au surplus, sa rétraction à l’intérieur de l’écaille symbolise la concentration dans l’« état primordial », qui est l’état de l’« homme véritable » ; et cette concentration est d’ailleurs la réalisation de la plénitude des possibilités humaines, car, bien que le centre ne soit apparemment qu’un point sans étendue, c’est pourtant ce point qui, principiellement, contient toutes choses en réalité (11), et c’est précisément pourquoi l’« homme véritable » contient en lui-même tout ce qui est manifesté dans l’état d’existence au centre duquel il est identifié.
9. La surface plane, comme telle, est naturellement en rapport direct avec la ligne droite, élément du carré, l’une et l’autre pouvant également se définir, d’une façon négative, par l’absence de courbure.
10. C’est pourquoi le diagramme appelé Lo-chou fut, dit-on, présenté à Yu le Grand par une tortue ; et c’est aussi de là que dérive l’usage qui est fait de la tortue dans certaines applications spéciales des sciences traditionnelles, notamment dans l’ordre « divinatoire ».
11. Sur les rapports du point et de l’étendue, cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XVI et XXIX.
C’est par un symbolisme similaire à celui de la tortue que, comme nous l’avons déjà indiqué incidemment ailleurs (12), le vêtement des anciens princes, en Chine, devait avoir une forme ronde par le haut (c’est-à-dire au col) et carrée par le bas, ces formes étant celles qui représentent respectivement le Ciel et la Terre ; et nous pouvons noter dès maintenant que ce symbole présente un rapport tout particulier avec celui, sur lequel nous reviendrons un peu plus loin, qui place l’Homme entre l’équerre et le compas, puisque ceux-ci sont les instruments qui servent respectivement à tracer le carré et le cercle. On voit en outre, dans cette disposition du vêtement, que l’homme-type, représenté par le prince, pour unir effectivement le Ciel et la Terre, était figuré comme touchant le Ciel de sa tête, tandis que ses pieds reposaient sur la Terre ; c’est là une considération que nous retrouverons tout à l’heure d’une façon encore plus précise. Ajoutons que, si le vêtement du prince ou du souverain avait ainsi une signification symbolique, il en était de même de toutes les actions de sa vie, qui étaient exactement réglées selon les rites, ce qui faisait de lui, comme nous venons de le dire, la représentation de l’homme-type en toutes circonstances ; d’ailleurs, à l’origine, il devait être effectivement un « homme véritable », et, s’il ne put plus en être toujours de même plus tard, en raison des conditions de dégénérescence spirituelle croissante de l’humanité, il n’en continua pas moins invariablement, dans l’exercice de sa fonction et indépendamment de ce qu’il pouvait être en lui-même, à « incarner » en quelque sorte l’« homme véritable » et à en tenir rituellement la place, et il le devait d’autant plus nécessairement que, comme on le verra mieux encore par la suite, sa fonction était essentiellement celle du « médiateur » (13).
12. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XX.
13. Nous avons déjà insisté en d’autres occasions sur la distinction qu’il faut faire, d’une façon générale, entre une fonction traditionnelle et l’être qui la remplit, ce qui est attaché proprement à la première étant indépendant de ce que le second vaut en lui-même et comme individu (voir notamment Aperçus sur l’Initiation, ch. XLV).
Un exemple caractéristique de ces actions rituelles est la circumambulation de l’Empereur dans le Ming-tang ; comme nous y reviendrons plus loin avec quelques développements, nous nous contenterons, pour le moment, de dire que ce Ming-tang était comme une image de l’Univers (14) concentrée en quelque sorte en un lieu qui représentait l’« Invariable Milieu » (et le fait même que l’Empereur résidait en ce lieu faisait de lui la représentation de l’« homme véritable ») ; et il l’était à la fois sous le double rapport de l’espace et du temps, car le symbolisme spatial des points cardinaux y était mis en rapport direct avec le symbolisme temporel des saisons dans le parcours du cycle annuel. Or le toit de cet édifice avait une forme arrondie, tandis que sa base avait une forme carrée ou rectangulaire ; entre ce toit et cette base, qui rappellent les deux parties supérieure et inférieure de l’écaille de la tortue, l’Empereur représentait donc bien l’Homme entre le Ciel et la Terre. Cette disposition constitue d’ailleurs un type architectural qui se retrouve d’une façon très générale, avec la même valeur symbolique, dans un grand nombre de formes traditionnelles différentes ; on peut s’en rendre compte par des exemples tels que celui du stûpa bouddhique, celui de la qubbah islamique, et bien d’autres encore, ainsi que nous aurons peut-être l’occasion de le montrer plus complètement dans quelque autre étude, car ce sujet est de ceux qui ont une grande importance en ce qui concerne le sens proprement initiatique du symbolisme constructif.
14. Comme la tortue au symbolisme de laquelle il était rattaché, ainsi que nous le verrons, par la figuration du Lo-chou qui en fournissait le plan.
Nous citerons encore un autre symbole équivalent à celui-là sous le rapport que nous envisageons présentement : c’est celui du chef dans son char ; celui-ci, en effet, était construit sur le même « modèle cosmique » que les édifices traditionnels tels que le Ming-tang, avec un dais circulaire représentant le Ciel et un plancher carré représentant la Terre. Il faut ajouter que ce dais et ce plancher étaient reliés par un mât, symbole axial (15), dont une petite partie dépassait même le dais (16), comme pour marquer que le « faîte du Ciel » est en réalité au-delà du Ciel lui-même ; et ce mât était considéré comme mesurant symboliquement la hauteur de l’homme-type auquel le chef était assimilé, hauteur donnée par des proportions numériques qui variaient d’ailleurs suivant les conditions cycliques de l’époque. Ainsi, l’homme s’identifiait lui-même à l’« Axe du Monde », afin de pouvoir relier effectivement le Ciel et la Terre ; il faut dire d’ailleurs que cette identification avec l’axe, si elle est regardée comme pleinement effective, appartient plus proprement à l’« homme transcendant », tandis que l’« homme véritable » ne s’identifie effectivement qu’à un point de l’axe, qui est le centre de son état, et virtuellement par-là à l’axe lui-même ; mais cette question des rapports de l’« homme transcendant » et de l’« homme véritable » demande encore d’autres développements qui trouveront place dans la suite de cette étude.
15. Cet axe n’est pas toujours représenté visiblement dans les édifices traditionnels que nous venons de mentionner, mais, qu’il le soit ou non, il n’en joue pas moins un rôle capital dans leur construction, qui s’ordonne en quelque sorte tout entière par rapport à lui.
16. Ce détail, qui se retrouve dans d’autres cas et notamment dans celui du stûpa, a beaucoup plus d’importance qu’on ne pourrait le croire au premier abord, car, au point de vue initiatique, il se rapporte à la représentation symbolique de la « sortie du Cosmos ».
René Guénon - La Grande Triade (1946) - éd. Gallimard - 1957 - Chapitre XIV - Le Médiateur
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