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07 mai 2018

La Double Spirale - René Guénon

Nous pensons qu’il n’est pas sans intérêt de faire ici une digression, au moins apparente, à propos d’un symbole qui est étroitement connexe de celui du yin-yang : ce symbole est la double spirale (fig. 10), qui joue un rôle extrêmement important dans l’art traditionnel des pays les plus divers, et notamment dans celui de la Grèce archaïque1.



Comme on l’a dit très justement, cette double spirale, « qui peut être regardée comme la projection plane des deux hémisphères de l’Androgyne, offre l’image du rythme alterné de l’évolution et de l’involution, de la naissance et de la mort, en un mot représente la manifestation sous son double aspect »2. Cette figuration peut d’ailleurs être envisagée à la fois dans un sens « macrocosmique » et dans un sens « microcosmique » : en raison de leur analogie, on peut toujours passer de l’un à l’autre de ces deux points de vue par une transposition convenable ; mais c’est surtout au premier que nous nous référerons directement ici, car c’est par rapport au symbolisme de l’« Œuf du Monde », auquel nous avons déjà fait allusion à propos du yin-yang, que se présentent les rapprochements les plus remarquables.

[1] Certains veulent naturellement, conformément aux tendances modernes, n’y voir qu’un motif simplement « décoratif » ou « ornemental » ; mais ils oublient ou ignorent que toute « ornementation » a originairement un caractère symbolique bien qu’elle ait pu, par une sorte de « survivance », continuer à être employée à des époques où ce caractère avait cessé d’être compris.
[2] Elie Lebasquais, Tradition hellénique et Art grec, dans les Études traditionnelles, numéro de décembre 1935.




À ce point de vue, on peut considérer les deux spirales comme l’indication d’une force cosmique agissant en sens inverse dans les deux hémisphères, qui, dans leur application la plus étendue, sont naturellement les deux moitiés de l’« Œuf du Monde », les points autour desquels s’enroulent ces deux spirales étant les deux pôles3. On peut remarquer tout de suite que ceci est en relation étroite avec les deux sens de rotation du swastika (fig. 11), ceux-ci représentant en somme la même révolution du monde autour de son axe, mais vue respectivement de l’un et de l’autre des deux pôles4 ; et ces deux sens de rotation expriment bien en effet la double action de la force cosmique dont il s’agit, double action qui est au fond la même chose que la dualité du yin et du yang sous tous ses aspects.

[3] La double spirale est l’élément principal de certains talismans très répandus dans les pays islamiques ; dans une des formes les plus complètes, les deux points dont il s’agit sont marqués par des étoiles qui sont les deux pôles ; sur une verticale médiane qui correspond au plan de séparation des deux hémisphères, et respectivement au-dessus et au-dessous de la ligne qui joint les deux spirales l’une à l’autre, sont le Soleil et la Lune ; enfin, aux quatre angles sont quatre figures quadrangulaires correspondant aux quatre éléments, identifiés ainsi aux quatre « angles » (arkân) ou fondements du monde.
[4] Cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. X.

Il est facile de se rendre compte que, dans le symbole du yin-yang, les deux demi-circonférences qui forment la ligne délimitant intérieurement les deux parties claire et obscure de la figure correspondent exactement aux deux spirales, et leurs points centraux, obscur dans la partie claire et clair dans la partie obscure, correspondent aux deux pôles. Ceci nous ramène à l’idée de l’« Androgyne », ainsi que nous l’avons indiqué précédemment ; et nous rappellerons encore à ce propos que les deux principes yin et yang doivent toujours être considérés en réalité comme complémentaires, même si leurs actions respectives, dans les différents domaines de la manifestation, apparaissent extérieurement comme contraires. On peut donc parler, soit de la double action d’une force unique, comme nous le faisions tout à l’heure, soit de deux forces produites par polarisation de celle-ci et centrées sur les deux pôles, et produisant à leur tour, par les actions et réactions qui résultent de leur différenciation même, le développement des virtualités enveloppées dans l’« Œuf du Monde », développement qui comprend toutes les modifications des « dix mille êtres »5.

[5] Ceux qui se plaisent à chercher des points de comparaison avec les sciences profanes pourraient, pour une application d’ordre « microcosmique », rapprocher ces figurations du phénomène de la « caryokinèse », point de départ de la division cellulaire ; mais il est bien entendu que, pour notre part, nous n’attribuons à tous les rapprochements de ce genre qu’une importance fort relative.

Il est à remarquer que ces deux mêmes forces sont aussi figurées de façon différente, bien que équivalente au fond, dans d’autres symboles traditionnels, notamment par deux lignes hélicoïdales s’enroulant en sens inverse l’une de l’autre autour d’un axe vertical, comme on le voit par exemple dans certaines formes du Brahma-danda ou bâton brâhmanique, qui est une image de l’« Axe du Monde », et où ce double enroulement est précisément mis en rapport avec les deux orientations contraires du swastika ; dans l’être humain, ces deux lignes sont les deux nâdîs ou courants subtils de droite et de gauche, ou positif et négatif (idâ et pingalâ)6. Une autre figuration identique est celle des deux serpents du caducée, qui se rattache d’ailleurs au symbolisme général du serpent sous ses deux aspects opposés7 ; et, à cet égard, la double spirale peut aussi être regardée comme figurant un serpent enroulé sur lui-même en deux sens contraires : ce serpent est alors un « amphisbène »8, dont les deux têtes correspondent aux deux pôles, et qui, à lui seul, équivaut à l’ensemble des deux serpents opposés du caducée9.

[6] Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XX. – L’« Axe du Monde » et l’axe de l’être humain (représenté corporellement par la colonne vertébrale) sont également désignés l’un et l’autre, en raison de leur correspondance analogique, par le terme Mêru-danda.
[7] Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXX.
[8] Cf. Le Roi du Monde, ch. III.
[9] Pour expliquer la formation du caducée, on dit que Mercure vit deux serpents qui se battaient (figure du chaos), et qu’il les sépara (distinction des contraires) avec une baguette (détermination d’un axe suivant lequel s’ordonnera le chaos pour devenir le Cosmos), autour de laquelle ils s’enroulèrent (équilibre des deux forces contraires, agissant symétriquement par rapport à l’« Axe du Monde »). Il faut remarquer aussi que le caducée (kêrukeion, insigne des hérauts) est considéré comme l’attribut caractéristique de deux fonctions complémentaires de Mercure ou Hermès : d’une part, celle d’interprète ou de messager des Dieux, et, d’autre part, celle de « psychopompe », conduisant les êtres à travers leurs changements d’états, ou dans les passages d’un cycle d’existence à un autre ; ces deux fonctions correspondent en effet respectivement aux deux sens descendant et ascendant des courants représentés par les deux serpents.

Ceci ne nous éloigne en rien de la considération de l’« Œuf du Monde », car celui-ci, dans différentes traditions, se trouve fréquemment rapproché du symbolisme du serpent ; on pourra se rappeler ici le Kneph égyptien, représenté sous la forme d’un serpent produisant l’œuf par sa bouche (image de la production de la manifestation par le Verbe10), et aussi, bien entendu, le symbole druidique de l’« œuf de serpent »11. D’autre part, le serpent est souvent donné comme habitant les eaux, ainsi qu’on le voit notamment pour les Nâgas dans la tradition hindoue, et c’est aussi sur ces mêmes eaux que flotte l’« Œuf du Monde » ; or les eaux sont le symbole des possibilités, et le développement de celles-ci est figuré par la spirale, d’où l’association étroite qui existe parfois entre cette dernière et le symbolisme des eaux12.

[10] Cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. XLVII.
[11] On sait que celui-ci était représenté, en fait, par l’oursin fossile.
[12] Cette association a été signalée par Ananda K. Coomaraswamy dans son étude Angel and Titan (sur les rapports des Dêvâs et des Asuras). – Dans l’art chinois, la forme de la spirale apparaît notamment dans la figuration du « double chaos », des eaux supérieures et inférieures (c’est-à-dire des possibilités informelles et formelles), souvent en rapport avec le symbolisme du Dragon (voir Les États multiples de l’être, ch. XII).

Si l’« Œuf du Monde » est ainsi, dans certains cas, un « œuf de serpent », il est aussi ailleurs un « œuf de cygne »13 ; nous voulons surtout faire allusion ici au symbolisme de Hamsa, le véhicule de Brahmâ dans la tradition hindoue14. Or il arrive souvent, et en particulier dans les figurations étrusques, que la double spirale est surmontée d’un oiseau ; celui-ci est évidemment le même que Hamsa, le cygne qui couve le Brahmânda sur les Eaux primordiales, et qui s’identifie d’ailleurs à l’« esprit » ou « souffle divin » (car Hamsa est aussi le « souffle ») qui, suivant le début de la Genèse hébraïque, « était porté sur la face des Eaux ». Ce qui n’est pas moins remarquable encore, c’est que, chez les Grecs, de l’œuf de Léda, engendré par Zeus sous la forme d’un cygne, sortent les Dioscures, Castor et Pollux, qui sont en correspondance symbolique avec les deux hémisphères, donc avec les deux spirales que nous envisageons présentement, et qui, par conséquent, représentent leur différenciation dans cet « œuf de cygne », c’est-à-dire en somme la division de l’« Œuf du Monde » en ses deux moitiés supérieure et inférieure15. Nous ne pouvons d’ailleurs songer à nous étendre ici davantage sur le symbolisme des Dioscures, qui à vrai dire est fort complexe, comme celui de tous les couples similaires formés d’un mortel et d’un immortel, souvent représentés l’un blanc et l’autre noir16, comme les deux hémisphères dont l’un est éclairé tandis que l’autre est dans l’obscurité. Nous dirons seulement que ce symbolisme, au fond, tient d’assez près à celui des Dêvas et des Asuras17, dont l’opposition est également en rapport avec la double signification du serpent, suivant qu’il se meut dans une direction ascendante ou descendante autour d’un axe vertical, ou encore en se déroulant ou s’enroulant sur lui-même, comme dans la figure de la double spirale18.

[13] Le cygne rappelle d’ailleurs le serpent par la forme de son cou ; il est donc, à certains égards, comme une combinaison des deux symboles de l’oiseau et du serpent, qui apparaissent souvent comme opposés ou comme complémentaires.
[14] On sait d’autre part, en ce qui concerne les autres traditions, que le symbolisme du cygne était lié notamment à celui de l’Apollon hyperboréen.
[15] Pour préciser cette signification, les Dioscures sont figurés avec des coiffures de forme hémisphérique.
[16] C’est notamment la signification des noms d’Arjuna et de Krishna, que représentent respectivement jîvâtmâ et Paramâtmâ, ou le « moi » et le « Soi », l’individualité et la personnalité, et qui, comme tels, peuvent être mis en rapport l’un avec la Terre et l’autre avec le Ciel.
[17] On pourra rapprocher ceci de ce que nous avons indiqué dans une note précédente à propos de l’enchaînement des cycles.
[18] Cf. l’étude de Ananda K. Coomaraswamy déjà citée plus haut. – Dans le symbolisme bien connu du « barattement de la mer », les Dêvâs et les Asuras tirent en sens contraires le serpent enroulé autour de la montagne qui représente l’« Axe du Monde ».

Dans les symboles antiques, cette double spirale est parfois remplacée par deux ensembles de cercles concentriques, tracés autour de deux points qui représentent encore les pôles : ce sont, tout au moins dans une de leurs significations les plus générales, les cercles célestes et infernaux, dont les seconds sont comme un reflet inversé des premiers19, et auxquels correspondent précisément les Dêvas et les Asuras. En d’autres termes, ce sont les états supérieurs et inférieurs par rapport à l’état humain, ou encore les cycles conséquents et antécédents par rapport au cycle actuel (ce qui n’est en somme qu’une autre façon d’exprimer la même chose, en y faisant intervenir un symbolisme « successif ») ; et ceci corrobore aussi la signification du yin-yang envisagé comme projection plane de l’hélice représentative des états multiples de l’Existence universelle20. Les deux symboles sont équivalents, et l’un peut être considéré comme une simple modification de l’autre ; mais la double spirale indique en outre la continuité entre les cycles ; on pourrait dire aussi qu’elle représente les choses sous un aspect « dynamique », tandis que les cercles concentriques les représentent sous un aspect plutôt « statique »21.

[19] Nous avons déjà signalé ce rapport dans L’Ésotérisme de Dante.
[20] Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXII.
[21] Bien entendu, cela n’empêche pas le cercle de représenter par lui-même un aspect « dynamique » relativement au carré, ainsi que nous l’avons dit plus haut ; la considération des deux points de vue « dynamique » et « statique » implique toujours, par leur corrélation même, une question de rapports. – Si, au lieu d’envisager l’ensemble de la manifestation universelle, on se bornait à un monde, c’est-à-dire à l’état correspondant au plan de la figure supposé horizontal, les deux moitiés de celle-ci représenteraient respectivement, dans tous les cas, le reflet des états supérieurs et la trace des états inférieurs dans ce monde, comme nous l’avons déjà indiqué précédemment à propos du yin-yang.

En parlant ici d’aspect « dynamique », nous pensons naturellement encore à l’action de la double force cosmique, et plus spécialement dans son rapport avec les phases inverses et complémentaires de toute manifestation, phases qui sont dues, suivant la tradition extrême-orientale, à la prédominance alternante du yin et du yang : « évolution » ou développement, déroulement22, et « involution » ou enveloppement, enroulement, ou encore « catabase » ou marche descendante et « anabase » ou marche ascendante, sortie dans le manifesté et rentrée dans le non-manifesté23. La double « spiration » (et l’on remarquera la parenté très significative qui existe entre la désignation même de la spirale et celle du spiritus ou « souffle » dont nous parlions plus haut en connexion avec Hamsa), c’est l’« expir » et l’« aspir » universels, par lesquels sont produites, suivant le langage taoïste, les « condensations » et les « dissipations » résultant de l’action alternée des deux principes yin et yang, ou, suivant la terminologie hermétique, les « coagulations » et les « solutions » : pour les êtres individuels, ce sont les naissances et les morts, ce qu’Aristote appelle genesis et phthora, « génération » et « corruption » ; pour les mondes, c’est ce que la tradition hindoue désigne comme les jours et les nuits de Brahmâ, comme le Kalpa et le Pralaya ; et, à tous les degrés, dans l’ordre « macrocosmique » comme dans l’ordre « microcosmique », des phases correspondantes se retrouvent dans tout cycle d’existence, car elles sont l’expression même de la loi qui régit tout l’ensemble de la manifestation universelle.

[22] Bien entendu, nous ne prenons le mot « évolution » que dans son sens strictement étymologique, qui n’a rien de commun avec l’emploi qui en est fait dans les théories « progressistes » modernes.
[23] Il est au moins curieux que Léon Daudet ait pris le symbole de la double spirale pour « schéma de l’ambiance » (Courriers des Pays-Bas : voir la figure dans Les Horreurs de la Guerre, et les considérations sur l’« ambiance » dans Melancholia) : il envisage l’un des deux pôles comme « point de départ » et l’autre comme « point d’arrivée », de sorte que le parcours de la spirale doit être regardé comme centrifuge d’un côté et comme centripète de l’autre, ce qui correspond bien aux deux phases « évolutive » et « involutive » ; et ce qu’il appelle « ambiance » n’est pas autre chose au fond que la « lumière astrale » de Paracelse, qui comporte précisément l’ensemble des deux courants inverses de la force cosmique que nous considérons ici.



René Guénon - Article paru dans « Études Traditionnelles » de Mars 1936 et repris à peu de chose près dans "La Grande Triade", éd. Gallimard (1946) - Chapitre V - La Double Spirale