Le symbole de l'état unifié
Habituellement représenté sous la forme d'un visage à double face ou d'un corps surmonté de deux têtes, l'Androgyne évoque les deux facettes essentielles de la vie, masculine et féminine ou mâle et femelle. Cependant, sa double signification dépasse la seule distinction des sexes et se rattache à l'état premier de l'être.
Situé au-delà des polarités, notamment masculine/féminine, l'Androgyne représente à la fois l'état originel et l'état accompli de l'être. En effet, Il symbolise celui ou celle qui a dépassé les souffrances de la vie propres au monde des apparences et ré-intégré l'Unité première dont il ou elle émane. Conjointement origine et aboutissement de la manifestation des êtres, l'Androgyne est un symbole universel de l'état unifié.
Le passage par le monde de la dualité depuis l'état originel est une étape nécessaire pour prendre pleinement conscience de la réalité perdue. Toutefois, pousser à ses extrémités l'identification sexuelle des êtres, en recourant notamment à l'excision du clitoris regardé comme une survivance du pénis ou à la circoncision du prépuce considéré comme un reliquat de la vulve, ne fait pas progresser d'un iota la conscience de soi.
La perception de la dualité ne découle pas du monde manifesté, mais de la vision que nous en avons. Tant que nous restons divisés en nous-mêmes, nous ne pouvons accepter le monde tel qu'il est et nous-mêmes tels que nous sommes en réalité, c'est-à-dire unifiés. Dès l'instant cependant où nous devenons conscients que tous les trésors du monde sont en nous, que rien ne manque, toutes les craintes, envies et illusions attachées à notre perception duelle des choses et des êtres s'envolent. Nous commençons à vivre comme un tout et nous transformons en un individu véritable (de “individuum” ou indivisible). Nous rentrons à nouveau chez nous.
Androgyne, alpha et oméga de l'être manifesté
Dans “Le Banquet” de Platon, Aristophane tient un discours sur l'amour tiré d'un mythe. Jadis, ne vivaient que des androgynes formés de deux êtres de sexes opposés, accolés l'un à l'autre. Forts de leur double nature, les androgynes voulurent défier les dieux et Zeus décida de les punir en les séparant en deux. Ils donnèrent naissance aux êtres humains tels que nous les connaissons. Selon Aristophane, l'amour ne serait rien d'autre que le sentiment de nostalgie de notre ancienne nature et une quête désespérée de l'unité perdue. L'union des êtres, ou des contraires, incarnerait une tentative de re-trouver le chaînon manquant à travers la recherche de l'âme sœur.
Il découle de ce mythe que l'Androgyne représente à la fois le tenant et l'aboutissant de l'être manifesté, soit que les opposés soient fusionnés à l'état potentiel dans l'être non encore manifesté, soit que l'être manifesté ait réalisé leur ré-intégration et rejoint l'Unité primordiale.
Originellement, l'être se situait au-delà des polarités fusionnées dans l'Unité. Il n'était ni masculin ni féminin et fort éloigné des caractéristiques physiques de l'hermaphrodite. En réalité, il se plaçait hors du plan existentiel, à un niveau proprement spirituel.
L'Androgyne n'est ni masculin ni féminin, Il est neutre. Il est à la fois le symbole de l'être non encore manifesté dont les polarités sont toujours fusionnées au sein de l'Unité et de l'être manifesté ayant réalisé leur ré-intégration au sein de l'Unité primordiale
Sa scission symbolise la polarisation de l'Unité primordiale, à la source de la manifestation de toute chose. Une polarisation entre lumière et obscurité, jour et nuit, Ciel et Terre, chaud et froid, feu et eau, yang et yin, masculin et féminin ainsi qu'entre toutes les sensations opposées: bonheur et malheur, peur et agressivité, tristesse et colère, doute et credo etc.
Dans de nombreuses traditions, l'Unité primordiale est représentée sous l'aspect de “l'Oeuf cosmique” de forme “sphérique”, la moins différenciée de toutes car elle ne privilégie aucune direction émanant du centre. La différentiation de l'Unité primordiale, sous ses aspects manifestés, passe par la dualité associée à la chute. L'Adam originel était androgyne; il est devenu mâle quand Ève est née de l'un de ses cotés (et non de l'une de ses côtes).
Au cours de sa manifestation, l'être devient masculin ou féminin et passe par des cycles successifs de mort dans un état d'existence et de re-naissance dans un autre tant qu'il n'est pas libéré de la perception de la dualité propre au monde manifesté. La vie est un tout et la vivre pleinement mène à la transcendance. Alors, le Ciel rencontre la Terre, les polarités opposées disparaissent et les antagonismes se muent en complémentarités pour se fondre dans l'Unité première. Le dépassement des oppositions entre doute et credo s'opère dans la confiance. De même, la résolution des antagonismes tristesse et colère passe par la compassion. Quant au dilemme entre peur et agressivité, il ne se résout que dans l'amour et le partage. Restaurer l'état premier, tel est l'objet, par exemple, du “Yoga” qui signifie union (des contraires).
Ces deux mouvements inverses se retrouvent dans les représentations de l'Androgyne au sein de diverses formes traditionnelles.
L'Androgyne est souvent dépeint soit comme une dyade, soit comme une entité bisexuée.
Les représentations de l'Androgyne
La représentation dyadique
Des traditions diverses offrent de nombreux exemples de représentations sous la forme de dyades:
Dans la tradition hindoue par exemple, Shiva est un dieu androgyne enlaçant étroitement Shakti, sa propre énergie dépeinte sous la forme d'une déité féminine (voir l'image ci-contre). Les sculptures érotiques du Temple de Khajurâho montrent de tels “couples” dont le véritable sens a été parfois oublié.
Dans la tradition chinoise, le “couple” de frère et sœur, Fo-hi et Niu-koua, est représenté uni par leurs queues de serpent entrelacées, symbole de la force cosmique et de ses deux courants. L'un d'eux permet à l'Unité primordiale de se manifester sous sa forme duelle, notamment féminine et masculine. L'autre correspond au retour de l'être manifesté dans sa forme originelle et unifiée. Cette représentation évoque le Caducée, un autre symbole androgyne.
Originellement fusionnés au sein de l'Oeuf Cosmique, Izanagi et sa jeune sœur Izanami jouent un rôle similaire dans le mythe de la création au Japon. En descendant du Ciel le long de l'arc-en-ciel, Izanagi plongea et agita sa précieuse lance dans l'océan; en la retirant, il laissa tomber une goutte d'eau qui forma la première île de l'archipel. Le couple y construisit l'auguste colonne céleste ainsi qu'un abri. Pour célébrer leur union sacrée, ils contournèrent la colonne, Izanami par la gauche et Izanagi par la droite, à l'image des deux serpents du Caducée.
En tant que matrice où se répand l'énergie primordiale, le dieu Ptah de l'Égypte pharaonique fut à la fois “père” et “mère” des dieux dont chacun symbolise certains aspects du dieu originel.
Les Dioscures, fils de Zeus, renferment le même sens. Nés des amours de Zeus métamorphosé en cygne et de Léda, Castor et Pollux sont issus de deux œufs. L'un donna naissance à Castor et Clytemnestre, l'autre à Pollux et Hélène. Le symbole est des plus clairs. D'ailleurs, la plupart des déités de la Grèce ancienne étaient androgynes.
La représentation sous forme d'entités bisexuées
L'image ci-dessus, non identifiée, offre un bel exemple d'une telle entité:
La ceinture nuageuse symbolise l'Oeuf cosmique dont la scission en deux moitiés traduit la polarisation de l'Unité primordiale. L'œuf contient un personnage potentialisé sous ses deux aspects masculin et féminin, séparés par un axe vertical. Les signes du zodiaque, extérieurs à l'œuf et représentant le Cosmos, indiquent que cet axe relie les deux équinoxes, référence probable au temps où le cycle annuel débutait au printemps.
Le côté masculin est associé au semestre printemps-automne et le féminin au semestre complémentaire automne-printemps. Les milieux des deux semestres sont situés sur un axe horizontal reliant solstices d'été et d'hiver. Le solstice d'été marque le début de la phase descendante du soleil vers le Pôle Sud Céleste tandis que le solstice d'hiver correspond au commencement de la phase ascendante du soleil en direction du Pôle Nord Céleste.
De cette vision céleste découle le sens attaché aux deux attitudes du personnage. La main droite féminine tient un vase tourné vers le “bas” d'où s'échappe un oiseau en direction de la phase descendante du soleil. Cet oiseau est associé au courant descendant du Ciel vers la Terre. La main gauche masculine enserre un vase orienté vers le haut d'où s'envole un autre oiseau en relation avec la phase ascendante du soleil. Il correspond au courant ascendant de la Terre vers le Ciel.
De la rencontre de ces deux courants ne peut résulter qu'un élément neutre non polarisé, produit de l'action combinée de deux principes complémentaires. En conséquence, cette image représente à la fois l'Androgyne primordial et la voie du retour de l'être manifesté dans son état premier non différencié.
Une autre manière de présenter les choses consiste à voir dans les courants descendant et ascendant les principes actif ou sulfureux et passif ou mercurien de la tradition hermétique.
Le Rebis hermétique (du “res bina” ou nature double) est composé d'un corps couronné de deux têtes, l'une masculine, l'autre féminine, comme sur l'image ci-dessous datant du début du XVIIe siècle.
Un oiseau, représentant le Principe immuable par opposition à la manifestation mouvante, se tient immobile sur la main droite. La main gauche porte un vase d'où émergent trois serpents. Le serpent central symbolise l'axe vertical ou “Axe du Monde” autour duquel s'enroulent en sens inverse les deux courants de la force cosmique (cf. le Caducée). Comme l'image précédente, cette dernière représente à la fois l'Androgyne primordial et la voie du retour à cet état.
Ce dernier aspect est renforcé par l'arbre situé à droite qui décrit les sept degrés de l'initiation hermétique. Les six premiers sont représentés par des couples de visages disposés symétriquement de part et d'autre du tronc car ils relèvent encore du monde manifesté ou de la dualité. Le dernier, symbolisé par le Soleil au faîte de l'arbre, identifie l'être qui a ré-intégré l'Unité primordiale. La Lune, en forme de barque sur laquelle se tient l'Androgyne, indique que ce dernier domine les eaux inférieures caractéristiques du monde de la dualité. Elle correspond à la marche sur les eaux commune à diverses traditions, notamment chrétienne.
La “Table d'Émeraude”, corps de la doctrine hermétique, décrit le Rebis comme engendré par le Soleil et la Lune. Or, la Lune est toujours subordonnée au Soleil dont elle ne fait que refléter la lumière. Elle représente en conséquence le principe passif ou féminin tandis que le Soleil figure le principe actif ou masculin. Cela semble en contradiction avec le sens donné à la première image où les aspects féminin et masculin sont respectivement associés aux principes actif et passif.
En fait, la seconde image personnifie une vision terrestre caractérisée notamment par les degrés initiatiques liés aux rites du retour à l'état primordial ou encore de passage de la Terre vers le Ciel. La première, au contraire, part d'une vision centrée sur le Pôle Nord Céleste symbolisant le point fixe ou le Principe immuable autour duquel tourne le monde manifesté. Elle privilégie davantage le passage du Ciel à la Terre. Par ailleurs, le personnage de la première image représente l'Un (scindé) en deux alors que dans la deuxième, il s'agit plutôt de deux (ré-unis) en Un. Ces deux visions céleste et terrestre sont inversées comme la vision dans un miroir où droite et gauche s'échangent. Tel est bien le sens donné, dans la Table d'Émeraude, à la formule: “ce qui est en haut (dans l'ordre céleste) est comme ce qui est en bas (dans l'ordre terrestre)” et inversement. Autrement dit, selon la vision adoptée, le principe féminin passif sur le plan terrestre peut devenir actif sur le plan céleste.
Notons que le champ de la représentation bisexuée de l'Androgyne s'étendait bien au-delà des êtres. Dans la tradition latine, par exemple, un alliage tel que le bronze, composé de cuivre (femelle) et d'étain (mâle), était regardé comme androgyne. Les objets en bronze étaient utilisés dans les rites de purification destinés à restaurer l'harmonie perdue.
Bibliographie
René Guénon:
“Le symbolisme de la croix”. Éditions Guy Trédaniel, 1996;
Particulièrement, le chapitre VI sur l'union des complémentaires.
“Aperçus sur l'ésotérisme chrétien”. Éditions traditionnelles, 1993;
Notamment le chapitre V sur le langage secret de Dante.
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