Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

17 mars 2019

Guru et upaguru – René Guénon




CHAPITRE XX

GURU ET UPAGURU

Si l’on parle souvent du rôle initiatique du Guru ou du Maître spirituel (ce qui d’ailleurs, bien entendu, ne veut certes pas dire que ceux qui en parlent le comprennent toujours exactement), il est, par contre, une autre notion qu’on passe généralement sous silence : c’est celle de ce que la tradition hindoue désigne par le mot upaguru.
Il faut entendre par là tout être, quel qu’il soit, dont la rencontre est pour quelqu’un l’occasion ou le point de départ d’un certain développement spirituel ; et, d’une façon générale, il n’est aucunement nécessaire que cet être lui-même soit conscient du rôle qu’il joue ainsi. Du reste, si nous parlons ici d’un être, nous pourrions tout aussi bien parler également d’une chose ou même d’une circonstance quelconque qui provoque le même effet ; cela revient en somme à ce que nous avons déjà dit souvent, que n’importe quoi peut, suivant les cas, agir à cet égard comme une « cause occasionnelle » ; il va de soi que celle-ci n’est pas une cause au sens propre de ce mot, et qu’en réalité la cause véritable se trouve dans la nature même de celui sur qui s’exerce cette action, comme le montre le fait que ce qui a un tel effet pour lui peut fort bien n’en avoir aucun pour un autre individu. Ajoutons que les upagurus, ainsi entendus, peuvent naturellement être multiples au cours d’un même développement spirituel, car chacun d’eux n’a qu’un rôle transitoire et ne peut agir efficacement qu’à un certain moment déterminé, en dehors duquel son intervention n’aurait pas plus d’importance que n’en ont la plupart des choses qui se présentent à nous à chaque instant et que nous regardons comme plus ou moins indifférentes.

La désignation de l’upaguru indique qu’il n’a qu’un rôle accessoire et subordonné, qui, au fond, pourrait être considéré comme celui d’un auxiliaire du véritable Guru ; en effet, celui-ci doit savoir utiliser toutes les circonstances favorables au développement de ses disciples, conformément aux possibilités et aux aptitudes particulières de chacun d’eux, et même, s’il est réellement un Maître spirituel au sens complet de ce mot, il peut parfois en provoquer lui-même la manifestation au moment voulu. On pourrait donc dire que, d’une certaine façon, ce ne sont là que des « prolongements » du Guru, au même titre que les instruments et les moyens divers employés par un être pour exercer ou amplifier son action sont autant de prolongements de lui-même ; et, par suite, il est évident que le rôle propre de celui-ci n’est nullement diminué par là, mais que, bien au contraire, il y trouve la possibilité de s’exercer plus complètement et d’une façon mieux adaptée à la nature de chaque disciple, la diversité indéfinie des circonstances contingentes permettant toujours d’y trouver quelque correspondance avec celle des natures individuelles.

Ce que nous venons de dire s’applique au cas que l’on peut considérer comme normal, ou qui du moins devrait l’être en ce qui concerne le processus initiatique, c’est-à-dire à celui qui implique la présence effective d’un Guru humain ; avant de passer à des considérations d’un autre ordre, s’appliquant également aux cas plus ou moins exceptionnels qui peuvent exister en fait en dehors de celui-là, il convient de faire encore une autre remarque. Lorsque l’initiation proprement dite est conférée par quelqu’un qui ne possède pas les qualités requises pour remplir la fonction d’un Maître spirituel, et qui, par conséquent, agit uniquement comme « transmetteur » de l’influence attachée au rite qu’il accomplit, un tel initiateur peut aussi être assimilé proprement à un upaguru, qui a d’ailleurs comme tel une importance toute particulière et en quelque sorte unique en son genre, puisque c’est son intervention qui détermine réellement la « seconde naissance », et cela même si l’initiation doit demeurer simplement virtuelle. Ce cas est aussi le seul où l’upaguru doit forcément avoir conscience de son rôle, au moins à quelque degré ; nous ajoutons cette restriction parce que, quand il s’agit d’organisations initiatiques plus ou moins dégénérées ou amoindries, il peut arriver que l’initiateur soit ignorant de la véritable nature de ce qu’il transmet et n’ait même aucune idée de l’efficacité inhérente aux rites, ce qui, comme nous l’avons expliqué en d’autres occasions, n’empêche aucunement ceux-ci d’être valables dès lors qu’ils sont accomplis régulièrement et dans les conditions voulues. Seulement, il est bien entendu que, faute d’un Guru, l’initiation reçue ainsi risque fort de ne jamais devenir effective, sauf pourtant dans certains cas d’exception dont nous parlerons peut-être une autre fois ; tout ce que nous en dirons pour le moment, c’est que, bien que théoriquement il n’y ait pas là d’impossibilité absolue, la chose est à peu près aussi rare en fait que l’est le rattachement initiatique obtenu en dehors des moyens ordinaires, de sorte qu’il est en somme peu utile de l’envisager quand on veut s’en tenir à ce qui est susceptible de l’application la plus étendue.

Cela dit, nous reviendrons à la considération des upagurus en général, dont il nous reste encore à préciser une signification plus profonde que celle que nous avons indiquée jusqu’ici, car le Guru humain lui-même n’est au fond que la représentation extériorisée et comme « matérialisée » du véritable « Guru intérieur », et sa nécessité est due à ce que l’initié, tant qu’il n’est pas parvenu à un certain degré de développement spirituel, est incapable d’entrer directement en communication consciente avec celui-ci. Qu’il y ait ou non un Guru humain, le Guru intérieur est, lui, toujours présent dans tous les cas, puisqu’il ne fait qu’un avec le « Soi » lui-même ; et, en définitive, c’est à ce point de vue qu’il faut se placer si l’on veut comprendre pleinement les réalités initiatiques ; sous ce rapport, il n’y a d’ailleurs plus d’exceptions comme celles auxquelles nous faisions allusion tout à l’heure, mais seulement des modalités diverses suivant lesquelles s’exerce l’action de ce Guru intérieur. Comme le Guru humain, mais à un moindre degré et plus « partiellement » si l’on peut s’exprimer ainsi, les upagurus sont ses manifestations ; comme tels, ils sont, pourrait-on dire, les apparences qu’il revêt pour communiquer, dans la mesure du possible, avec l’être qui ne peut encore se mettre en rapport direct avec lui, de sorte que la communication ne peut s’effectuer qu’au moyen de ces « supports » extérieurs. Cela permet de comprendre, par exemple, comment il est dit que le vieillard, le malade, le cadavre et le moine rencontrés successivement par le futur Bouddha étaient des formes prises par les Dêvas qui voulaient le diriger vers l’illumination, ces Dêvas eux-mêmes n’étant ici que des aspects du Guru intérieur ; il ne faut pas nécessairement entendre par là que ce n’aient été que de simples « apparitions », bien que celles-ci soient assurément possibles aussi dans certains cas. La réalité individuelle de l’être qui joue le rôle d’un upaguru n’est point affectée ni détruite par là ; si cependant elle s’efface en quelque sorte devant la réalité d’ordre supérieur dont il est le « support » occasionnel et momentané, c’est seulement pour celui à qui s’adresse spécialement le « message » dont, consciemment ou plus souvent inconsciemment, il est ainsi devenu le porteur.

Pour prévenir toute méprise, nous ajouterons qu’il faudrait bien se garder d’interpréter ce que nous venons de dire en dernier lieu en ce sens que les manifestations du Guru intérieur constitueraient seulement quelque chose de « subjectif » ; ce n’est nullement ainsi que nous l’entendons, et, à notre point de vue, la « subjectivité » n’est que la plus vaine des illusions. La réalité supérieure dont nous parlons se situe bien au-delà du domaine « psychologique », et à un niveau où la distinction de l’« objectif » et du « subjectif » n’a véritablement plus aucun sens ; certains pourront même trouver que cela est trop évident pour qu’il y ait lieu d’y insister, mais nous connaissons trop bien la mentalité qui est celle de la plupart de nos contemporains pour ne pas savoir que de telles précisions sont loin d’être superflues ; n’avons-nous pas vu des gens qui, lorsqu’il est question de « Maître spirituel » vont jusqu’à traduire par « directeur de conscience » ?

René Guénon

Initiation et Réalisation Spirituelle, chap.XX : Guru et Upaguru 
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