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05 mars 2019

Carnaval, un monde sens dessus dessous



Le temps des retournements

Le carnaval correspond aujourd'hui à la période réservée aux divertissements entre le jour des Rois (Épiphanie) et le mercredi des Cendres, premier jour du carême. Il atteint son paroxysme au terme des réjouissances, c'est-à-dire à mardi gras (“carnevale” en italien), suivi d'un brutal retour à la vie ordinaire. En quoi des carnavals aussi connus que ceux de Venise en Italie, Nice en France, Cologne ou Munich en Allemagne, Bâle ou Zürich en Suisse, Binche en Belgique, Rio au Brésil ou de la Nouvelle-Orléans aux États-Unis, reflètent-ils les origines et les fondements des fêtes qui leur ont donné jour ?

Le carnaval et les fêtes qui lui ont donné naissance sont des festivités à caractère rigoureusement social. Ces fêtes n'ont pas pour but l'harmonie de l'être avec le Cosmos, mais le contraire puisqu'elles recourent systématiquement à un renversement, à une inversion des tendances propres au monde cosmique. Certes, de telles pratiques constituaient une excellente catharsis pour des êtres à la vie rigoureusement réglée et garantissaient aux autorités le maintien de l'ordre social. Cependant, si ces pratiques sont tombées en désuétude et si le carnaval se voit réduit, de nos jours, essentiellement à un rôle de spectacle où les railleries vis-à-vis des autorités constituent toujours un exutoire social, c'est probablement, comme le souligne René Guénon, que les défoulements, loin de rester confinés à des périodes bien définies, font aujourd'hui partie de la vie ordinaire. Une vie qui a même repris à son compte les manifestations de sorcières, bien éloignées des pratiques “à rebours” du “sabbat”, avec la remise au goût du jour de la fête d'Halloween


Des pratiques renversées

Le carnaval représente véritablement une période de divertissement en ce sens qu'elle divertit, détourne, distrait l'individu de ses préoccupations quotidiennes et de son existence bien réglée. Un moment bien singulier de la vie sociale où, dans les temps anciens, les règles volaient en éclats pour être littéralement vécues “à rebours”.

Il ne s'agissait pas d'une période de désordre social ou d'un retour à l'état indifférencié du chaos originel, mais bien plutôt d'un nouvel ordre social, d'un ordre à l'envers “où ce qui est en haut est comme ce qui est en bas” et inversement. Pendant ce laps de temps, le rôle d'évêque ou de roi était dévolu à un idiot ou un criminel qui régentait l'église ou le royaume à rebours des lois en usage. Le carnaval terminé, l'idiot retournait à son village et le criminel retrouvait la prison ou la potence s'il ne bénéficiait pas de l'amnistie. Afin de prévenir les excès, le clergé lui-même participait à ces facéties grotesques dans l'enceinte même de l'église. Ainsi, à l'occasion de la fête de l'Âne au Moyen Âge, les clercs affublaient l'animal des habits sacerdotaux et l'introduisaient jusque dans le chœur de l'édifice. La bête faisait alors l'objet aussi bien de plaisanteries graveleuses que de marques de respect habituellement réservées aux autorités ecclésiastiques. Ou encore, durant les fêtes des Fous, toujours au Moyen Âge, la population pratiquait des renversements de fonctions, d'âge, de sexe ou de code social (port des vêtements à l'envers, chevauchement de l'âne à rebours, profanation du sacré, raillerie des autorités, renversement des rôles masculin et féminin -1- etc.) qui mettait littéralement le monde sens dessus dessous dans un espace et pour un temps limités.

Toutes ces pratiques codifiées visaient à canaliser les tendances inférieures de l'être, à opérer une véritable catharsis et libérer des passions refoulées. Sans un encadrement fixant des limites, un véritable désordre aurait pu s'instaurer au risque de dégénérer en une explosion des pulsions pouvant aller jusqu'au meurtre. D'autant plus que la population usait du déguisement et du port du masque garantissant, en principe, l'anonymat. De fait, les mascarades contribuaient également à ce renversement. Chacun choisissait en effet, sans même s'en rendre compte, un déguisement et un masque qui reflétaient au mieux ses tendances inférieures. Loin de voiler la face, le masque laissait apparaître au contraire le véritable visage de l'individu. L'être montrait alors réellement une facette de lui-même cachée sous les différents masques conformes aux normes sociales. Le masque (“persona” en latin) dissimulait en fait les diverses apparences du personnage social et révélait la personnalité véritable de l'individu.

Ces fêtes qui avaient un caractère parodique et blasphématoire furent non seulement tolérées, mais officiellement reconnues. L'église condamna cependant, à plusieurs reprises, les scandales et la durée des fêtes fut écourtée au cours des siècles. À la fin du Moyen Âge, il n'avait déjà plus la spontanéité d'antan. Curieusement, il se produisit alors un déchaînement de manifestations de sorcellerie sans commune mesure avec celles des périodes précédentes. Les fêtes carnavalesques avaient en effet un étrange lien de parenté avec le sabbat des sorcières où tout se faisait également à l'envers. Ces manifestations furent dès lors considérées comme sataniques par la Sainte Inquisition et sonnèrent le glas de la tolérance vis-à-vis de pratiques d'un monde renversé, pourtant admises depuis l'antiquité.
Origines et fondements du carnaval

Pour saisir les raisons d'un tel monde renversant, il faut remonter aux origines de ces fêtes. Ce renversement des rôles était déjà pratiqué au cours des Saturnales romaines durant lesquelles maîtres et esclaves échangeaient leurs rôles pour un temps.

Tout comme les fêtes des Fous d'ailleurs, ces festivités avaient lieu au cours de la période de 12 jours qui séparent aujourd'hui Noël et l'Épiphanie. Une période qui couvre la fin de l'année écoulée et de début de l'année nouvelle et reproduit, en condensé, le cycle annuel de 12 mois. Ces fêtes correspondaient en fait à la célébration du solstice d'hiver associée à la fin de la descente du soleil dans le ciel et au début d'une nouvelle ascension. Un véritable renversement de tendance dans l'ordre cosmique qui trouva en quelque sorte un écho dans l'ordre strictement social. Un curieux écho toutefois. Au lieu de correspondre à une remontée faisant suite une descente, il reflétait plutôt une descente vers les états inférieurs après une éventuelle remontée. En ce sens, l'écho dans l'ordre social s'apparentait davantage au solstice d'été que d'hiver. Celui-ci correspond effectivement à renversement associé à la fin de l'ascension du soleil dans le ciel suivie d'une descente vers la terre et ses états humains ou inférieurs. Là encore, il s'agit d'une inversion complète des pratiques du monde social par rapport à la tendance du monde cosmique autour du solstice d'hiver. Or, l'harmonie réside précisément dans une adéquation de l'individu ou du microcosme au monde cosmique ou macrocosme. Dans ces conditions, à quel but obéissait une société pratiquant un renversement systématique de l'ordre des choses ?

A la vie proprement rythmée par le travail et les contraintes sociales, réglée par un principe d'ordre, d'économie de retenue s'opposait la manifestation d'une joyeuse insouciance, de transgression de certains interdits, de dépense et de consommation immodérées. Toutefois, transgression et dérèglement se déployaient à l'intérieur de formes codifiées afin de prévenir tout désordre. En fait, le détour par la fête, qui s'opposait trait pour trait à la vie ordinaire et régulée, apparaissait aux autorités comme le plus sûr garant du retour à l'ordre et de son maintien au sein de la communauté.


Bibliographie
René Guénon:
“Symboles de la Science sacrée”. Éditions Gallimard 1962;
Notamment le chapitre XXI sur la signification des fêtes “carnavalesques”.
Jean-Marie Pelt:
“Fleurs, fêtes et saisons”. Éditions Fayard 1988;
En particulier, le chapitre sur la saint Sylvestre.

1- Le renversement des rôles masculin et féminin a encore cours de nos jours dans les manifestations carnavalesques guadeloupéennes, alsaciennes, allemandes ou hollandaises. Dans les soirées dansantes, par exemple, seules les femmes (déguisées et masquées) peuvent inviter les hommes.

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