René Guénon, Recueil posthume : Comptes rendus, Année 1938
– Dans le Mercure de France (n° du 15 mars), M. Ludovic de Gaigneron, dans un article intitulé Ignorance et Sagesse, fait une excellente critique du prétendu « progrès » et de l’existence tout artificielle à laquelle il aboutit ; il estime bien préférable la soi-disant « ignorance » d’autrefois, laquelle, en réalité, était seulement « l’ignorance des illusions particulières à une propagande matérialiste qui exploite les exigences accrues d’une sensibilité de surface pour masquer le déterminisme inflexible et barbare des forces aveugles qu’elle multiplie ». Où il y aurait peut-être quelques réserves à faire, c’est lorsqu’il considère l’Église catholique, non seulement comme victime, mais aussi comme responsable en un certain sens de ce « progrès », c’est-à-dire en somme de la déviation moderne ; nous comprenons bien que ce qu’il lui reproche à cet égard, c’est d’avoir négligé les « sciences sacrées », à l’exception de la seule théologie, mais la faute en est peut-être plutôt à l’esprit occidental en général. Quoiqu’il en soit, il est malheureusement vrai que, dans le Christianisme, les rapports entre les deux domaines exotérique et ésotérique semblent n’avoir jamais été établis en fait d’une façon parfaitement normale comme ils l’ont été dans d’autres traditions ; il faut reconnaître qu’il y a là une sorte de « lacune » assez singulière, qui tient sans doute à des raisons multiples et complexes (l’absence d’une langue sacrée propre à la tradition chrétienne, par exemple, pourrait bien en être une), et dont l’explication pourrait d’ailleurs mener assez loin, car, au fond, c’est là ce qui fait que, à aucune époque, la « Chrétienté » n’a jamais pu se réaliser complètement.