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29 août 2018

Arbres de vie, arbres de mort ?


Ces trois arbres, Zaqqoum, Waq-Waq, arbre de la Lune et du Soleil, sont visiblement unis dans une même parenté sémiologique. Tératomorphes, ornés de têtes, doués de paroles, ils sont situés dans des régions éloignées du monde, aux confins de l’humanité, où le voyageur recherche le dépaysement, la richesse et la gloire, et où Alexandre veut atteindre l’immortalité par la découverte de la fontaine de vie. L’Orient des paradis perdus et des voyageurs égarés est l’espace des peuples anthropophages, de l’éphémère (mort des femmes-fruits) et des mauvais présages (mort du héros) comme le tréfonds de l’enfer où pousse le Zaqqoum des damnés.


L’arbre Waq-waq est par tradition (littéraire) l’arbre du pays des femmes, l’arbre de la fertilité qui porte des enfants et des femmes gouvernées par une reine, survivance d’un ancien culte de fécondité immémorial en Asie et sans doute ailleurs. L’arbre d’Alexandre, dans sa version orientale repensée, est à la fois un arbre de la connaissance et un arbre de vie, un arbre qui n’appartient pas à la réalité du monde puisque savant des choses interdites, la date et le lieu de la mort du héros. Quand au Zaqqoum, il punit les femmes infanticides par l’ingestion de fruits infects.

Les arbres Waq-waq n’ont-ils pas de ce fait une symbolique unique ? Ne sont-ils pas à la fois des arbres symboles de vie pour les allusions implicites faites à l’endroit de la fécondité, mais aussi des arbres porteur de mort par les messages qu’ils délivrent et parce qu’ils sont hybrides, zoomorphes, anthropomorphes même, à la différence du Sidrat al-Muntahâ, végétal et minéral ? l’hybridation animale ou végétale est en effet perçue dans le monde islamique comme étant un fait étrange relatif aux univers merveilleux décrits dans les cosmographies, les récits de voyage, les romans épiques etc. L’hybride, monstrueux par nature, est désigné comme un signe précurseur de mort.

En outre, le Zaqqoum, comme l’arbre de la Lune et du Soleil, possède un trait supplémentaire. C’est ainsi que l’arbre du Soleil serait l’arbre de vie alors que l’arbre de la Lune associé, au monde inférieur, indiquerait le monde des morts. Fidèle à la cosmologie islamique, la conception des cieux du Mi’râj Nâmeh offre l’image d’un monde céleste dans lequel se superposent les sept cieux et les sept terres (ou les lieux infernaux), une cosmologie dualiste et binaire, ou en miroir, le monde céleste répond au monde infernal. Muhammad franchit les sept degrés qui le mènent vers le paradis, et il aperçoit les tréfonds de l’enfer et son arbre maudit. Si l’arbre du monde, selon le mystique Ibn ‘Arabi, est celui sur lequel tout repose, axe du monde portant à la fois les terres (enfer) et les cieux, c’est cependant de l’une de ses branches que naît l’arbre de vie.

Arbre de vie et arbre de mort ne sont-ils alors que deux émanations de ce même axe de verticalité qui unit le monde céleste et le monde infernal en se rejoignant ?

En effet, le Zaqqoum est situé au centre des enfers, au fond de la vallée des larmes, alors que l’arbre de vie est une excroissance de l’arbre du monde porteur des cieux, aux racines inversées puisant son énergie dans le divin, comme le Zaqqoum le puise dans l’enfer. On peut alors s’interroger sur le sens de l’existence de ces deux arbres si différents : l’un, épine dorsale du monde, est aussi un arbre de vie, alors que l’autre, infernal, est un châtiment pour les infidèles. L’un apaise la faim de ses fruits exquis et la soif grâce au breuvage de lait, de miel, d’eau et de vin, l’autre punit par ses nourritures démoniaques et empoisonnées.

Le thème de l’arbre de vie dans la cosmologie primitive sumérienne du poème Enûma Elish dès le troisième millénaire est conjugué à celui de l’arbre cosmique dans un poème babylonien datant du IXè siècle av. J.-C. Cet arbre géant naît dans l’Apsû, les eaux dormantes du monde souterrain et infernal où règne Ea / Enki le père des dieux. Ses racines atteignent les enfers et sa frondaisons, les cieux. Cet arbre fait de lapis-lazuli, serait le pin noir du paradis babylonien ; il est donc à la fois l’arbre de vie d’où viennent les eaux douces nourrissant la végétation et les hommes, mais aussi omphalos, puisque croissant à Eridu, le centre du monde des Mésopotamiens . Ea / Enki, maître des eaux dormantes et souterraines est une divinité à la fois infernale et favorable aux humains : son symbole est l’arbre de vie et il abreuve Ishtar de l’eau de vie afin de rappeler temporairement sur terre pour qu’elle préside à la renaissance de la nature au printemps, et aux récoltes en été. En effet, dans la mythologie suméro-babylonienne le lien entre le monde des morts, les enfers, et celui des vivants où règnent les dieux, est assuré par des personnages médiateurs (dieux, héros) qui, symboles de fertilité ou de fécondité, passent d’un monde à l’autre et ont tous pour emblème l’arbre de vie. C’est le cas de Tammûz / Dumûzi le fiancé d’Innana / Ishtar, condamné à vivre aux enfers pour que la déesse puisse retourner sur terre et permettre aux hommes, aux plantes et aux animaux de se reproduire ; c’est aussi le cas d’Attis, de Démeter, etc. La vie sur terre, la reproduction des espèces, passent par la négociation entre divinités infernales et divinités bénéfiques aux êtres vivants ; l’enfer libère ses hôtes des liens de la mort pour que la vie soit.

Ainsi l’arbre de vie, axe du monde, est pour les Sumériens un arbre qui naît chez les Morts. Le Zaqqoum n’est-il pas une réminiscence de cet ancien symbole ?

La représentation du Zaqqoum, comme celle du Waq-waq, ne serait donc pas fortuite mais emblématique de la fonction même de ce type d’arbres dans l’imaginaire du monde musulman proche-oriental : il symbolise les rites de la fécondité , le cycle de la vie et de la mort, mais aussi par le lieu même où il croît et par sa position d’omphalos des enfers, il participe au « symbolisme du centre » cher à Mircea Eliade, comme une partie intégrante de l’axe du monde. L’arbre est donc prodige, signe et présage, annonce du paradis pour les croyants et menace d’éternels tourments pour les pêcheurs.






Caiozzo Anna, Une curiosité de l’enfer musulman : la représentation de l’arbre Zaqqûm dans un manuscrit timouride du XVe siècle, Journal de la Renaissance, 2006, vol. 4, 73-88.
Le Coran, traduit et annoté par Denise Masson, éditions La Pléiade, 1967.
Muhammad près de l’arbre infernal – Le Zaqqoum – Mi’râj Nameh 1436
Muhammad près du sidrat al-muntaha- L’arbre Thoubaa – Mi’râj Nameh 1436
Arbre Waq-waq – 15è siècle – Manuscrit Kitab al-bulhan.
Arbre Waq-waq – Persian, Safavid, 16è siècle – Qazvin, Iran – collection Victor Goloubew Boston Museum
Arbre de la Lune et du Soleil – Shah nameh – Shiraz 1430 – Ebrahim Soltan b. Shah Rokh – Oxford, Bodleian Library, MS Ouseley Add. 176, fol. 311v


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