Le fil directeur de ce parcours
est immédiatement annoncé par le titre de l’ouvrage : il s’agit, à l’occasion
d’une lecture assidue des textes, de collecter les éléments constitutifs du
discours akbarien sur la sainteté, dans le but de recomposer les linéaments
d’une hagiologie irréductiblement originale et complexe. L’avant-propos de
l’auteur précise l’intention herméneutique rigoureuse qui préside à sa
démarche, dans une perspective critique à l’égard des lectures précédemment
conduites de l’œuvre d’Ibn Arabî : il s’agit en effet de demeurer au plus près
de l’esprit, des textes et de l’expérience dont surgit une pensée qui résiste à
tout réductionnisme. Ainsi, pas plus que la doctrine d’Ibn Arabî ne se réduit à
un christianisme « sans le Christ » [2], elle ne saurait sans quelque
arbitraire être amputée de sa part mystique et spirituelle, au profit de sa
seule dimension spéculative et intellectuelle. D’emblée, mais sans que la
critique ne soit davantage approfondie dans la suite de l’ouvrage, l’auteur
évoque l’éminente interprétation d’Ibn Arabî qui est proposée par Henry Corbin
[3], pour s’en distinguer et relever cependant que la volonté de « débusquer un
shi’ite clandestin dans les écrits de ce sunnite déclaré » [4] n’a eu pour
effet que d’en dénaturer le propos. Contre ces interprétations hostiles ou plus
simplement biaisées, l’ambition de l’auteur est de saisir le plus adéquatement
qu’il se peut, l’originalité d’une œuvre indissociable de l’expérience
visionnaire qui l’alimente.
Or, cette démarche rencontre une
difficulté qui doit être préalablement mentionnée. Il faut donc prévenir le
néophyte contre tout éventuel malentendu : que l’on ne s’attende pas à
découvrir, à la faveur de cette lecture, un strict exposé doctrinal dogmatique
et scolaire, énonçant sur un mode descriptif les principales thèses d’une
pensée qui, en tout état de cause, échappe par nature à une telle entreprise.
L’œuvre d’Ibn Arabî est foisonnante, formellement variée et parfois,
délibérément obscure : à la fois métaphysique et poétique, affirmant une
inspiration divine, elle demeure rétive à toute systématisation unilatéralement
spéculative [5]. Seule une lecture attentive des textes du corpus prenant en
charge leur extrême diversité, semble donc pouvoir permettre d’en appréhender
au plus près l’esprit. Mais par ailleurs, c’est aussi conformément à un parti
pris explicitement assumé, que M. Chodkiewicz annonce sa volonté de restituer
la cohérence et l’unité de cette pensée, en l’abordant à travers la grille de
lecture thématique que constitue la doctrine de la sainteté. De ce point de
vue, le terme « doctrine » tel qu’il apparaît dans le titre de l’ouvrage ne
doit pas être surinterprété : « le mot “doctrine” dont nous usons dans le titre
de cet ouvrage renvoie à la traduction écrite d’une connaissance visionnaire et
d’une expérience personnelle de la sainteté : nous ne trouverons pas chez Ibn
Arabî, sur ce sujet ou sur l’un quelconque de ceux qu’il aborde, l’expression
systématique d’une théorie telle qu’on pourrait la lire sous la plume d’un
théologien » [6]. La particularité de l’angle thématique sélectionné ne doit
cependant pas le faire passer pour contingent : « d’une certaine façon, Ibn
Arabî, de la première à la dernière ligne de son œuvre, n’a jamais parlé
d’autre chose que de la sainteté, de ses voies et de ses fins » [7].
Notons toutefois que s’il est
donc vrai que cette étude offre à l’auteur l’occasion d’aborder un certain
nombre de points centraux de la pensée akbarienne, il n’en reste pas moins que
leur compréhension requiert pour être pleinement satisfaisante, une
connaissance minimale de la pensée d’Ibn Arabî, ainsi que de l’environnement
historique et spirituel en lequel celle-ci s’inscrit. Ainsi, pour apprécier la
rigueur des analyses textuelles proposées par l’auteur et prendre la mesure de
la singularité de cette doctrine de la sainteté, il est souhaitable de
connaître simultanément le contexte coranique qui la nourrit, ainsi que la
métaphysique à laquelle elle est adossée.
Enfin, il nous semble utile de
signaler que bien que l’auteur prenne le soin de les transcrire avec
simplicité, l’emploi fréquent de termes issus de la langue arabe et directement
intégrés au discours sans être systématiquement accompagnés de leur traduction,
ne facilite guère la saisie immédiate du propos pour le lecteur non-arabophone.
Ces réserves liminaires étant
formulées, il convient de noter que l’ouvrage est à l’image de la richesse et
de la beauté du corpus akbarien : il offre une précieuse occasion pour le
lecteur d’accomplir un cheminement instructif et éclairé parmi un grand nombre
de textes d’Ibn Arabî, qu’il cite généreusement et commente avec soin. Surtout,
il parvient, au cours de ses dix chapitres, à rendre compte de la vivacité et
de l’intensité de l’expérience mystique qui suscite le discours d’Ibn Arabî sur
la sainteté, laissant ponctuellement affleurer une adhésion marquée à la figure
spirituelle du Maître, ce qui ne peut manquer de résonner singulièrement pour
qui n’en goûte pas intérieurement la profondeur.
A. La notion de sainteté
L’ouvrage s’ouvre sur une
explicitation du champ sémantique de la sainteté en islam. La notion de
sainteté se trouve au cœur de la mystique islamique où elle se déploie en dépit
de la défiance certaine que les tenants du dogme et de l’orthodoxie nourrissent
à l’égard de toute forme de dévotion présentant le risque de dégénérer en
idolâtrie. Ibn Arabî (1165-1240) naît et grandit en Espagne à une époque où le
soufisme s’épanouit et accède à une nouvelle visibilité ; ses concepts et sa
doctrine se précisent, sa pratique se structure socialement en confréries
désormais apparentes et le culte des saints se répand sous la forme d’une
dévotion populaire conférant à la foi islamique son expression concrète. C’est
à cette pratique que doit être rapporté l’usage de la notion de sainteté chez
Ibn Arabî, ce qui nous éloigne considérablement du sens que revêt cette notion
en contexte chrétien. De fait, il faut commencer par souligner que ce que nous
désignons en contexte chrétien par le français « saint » serait plus rigoureusement
traduit par la racine arabe « QDS » qui exprime l’idée de pureté, d’absolu et
d’inviolabilité. Ainsi, « qiddîs » est le terme arabe habituellement utilisé
pour qualifier les saints de la chrétienté. Mais ce dont il est question dans
le cadre de la pensée d’Ibn Arabî renvoie aux formes concrètes et populaires
d’une piété islamique de plus en plus marquée par l’influence du soufisme et
peut être rendu par la racine « WLY ». Cette racine possède deux significations
majeures : elle exprime la proximité et le gouvernement. Le saint ou « walî »,
c’est à la fois l’ami, le proche, mais également celui qui prend en charge,
assiste et régit. Décliné en son sens passif (celui qui est protégé et aimé de
Dieu, mais aussi assisté dans sa lutte contre les passions) et en son sens
actif (celui qui protège, le patron, le gouverneur), le terme désigne également
l’un des noms de Dieu. Il est ainsi question, avec la notion de sainteté («
walâya »), d’une qualité et d’une réalité dont le caractère le plus frappant est
qu’elle est attribuée au divin autant qu’à l’homme. Cette double attribution se
trouve au cœur de l’élaboration akbarienne de la notion, puisqu’il apparaîtra à
l’issue de cette étude que le propre du saint vivant, c’est de parvenir, à même
sa présence dans le monde, à entretenir une proximité maximale à l’égard du
divin, ce en quoi il constitue le lieu d’une mise en relation entre ciel et
terre. Le saint est ainsi autant celui qui concentre en lui la réception d’une
forme d’assistance et de grâce divine, que celui qui perçoit de manière intime
et en son vécu, la présence de Dieu. Cette proximité à l’égard d’Allâh fait de
lui le lieu de manifestation du divin. Au terme de son parcours spirituel, le
walî parvient en effet à s’éteindre en Dieu, si bien qu’il s’efface dans sa
singularité pour accéder à une complète « transparence » qui en fait l’un des «
lieux théophaniques privilégiés » [8].
Concernant le substantif de
walâya qui renvoie à la notion de sainteté, M. Chodkiewicz note que « la chose
précède le mot » [9], puisque dans le Coran autant que parmi les exégètes de
l’islam, l’idée de sainteté occupe une place importante. Néanmoins, c’est à
Hakîm al-Tirmidhî (IXe siècle) que revient l’élaboration doctrinale de la
sainteté et la première formulation du syntagme de « Sceau des saints », par
analogie avec la conviction islamique fondamentale selon laquelle le Prophète
Muhammad scelle le cycle de la prophétie. Auteur d’un Livre du Sceau des
saints, il constitue l’une des sources d’Ibn Arabî qui le cite dans ses
Illuminations de La Mecque (ou Livre des Conquêtes spirituelles de La Mecque).
Cette première ébauche de constitution d’une doctrine de la sainteté a
cependant rapidement rencontré l’hostilité des théologiens et des spécialistes
de la jurisprudence islamique, en particulier en raison de son traitement du
rapport entre sainteté et prophétie. Pour Tirmidhî, alors que la prophétie
connaît un terme historique avec la fin du monde à travers les deux figures du
nabî (prophète) et du rasûl (messager) [10], la sainteté, elle, jouit d’une
éternité qui justifie qu’on la considère également comme un attribut de Dieu.
La question problématique du point de vue des tenants de l’orthodoxie, tient
dès lors au statut de la relation qu’il faut reconnaître entre prophétie et
sainteté et à la hiérarchie éventuelle qu’il convient de maintenir entre les
deux. Le contenu de la notion de « Sceau des saints » demeure malaisé à
identifier chez Tirmidhî et n’est décrit que de manière allusive. Le Sceau des
saints est celui qui, parmi les saints, jouit d’une faveur divine spéciale
grâce à laquelle il parvient à s’affranchir du joug de son ego. Il témoigne
ainsi en faveur de Dieu et en constitue une « preuve » [11].
Le rapide descriptif des
occurrences de la notion de sainteté dans la littérature soufie et
hagiographique qui occupe le deuxième chapitre de l’ouvrage, nous permet
d’identifier deux traits constants du saint : il entretient une relation
particulière avec la prophétie, dans la mesure où il en est la confirmation
vivante, d’une part ; il se distingue d’autre part intérieurement par
l’effacement de son ego et par sa capacité à s’anéantir en Dieu. Ajoutons qu’un
tel état n’advient qu’à l’issue d’un itinéraire spirituel scandé par des étapes
que la sainteté ponctue en son plus haut point. Ces données lacunaires issues
de la tradition hagiographique trouvent une formulation et une clarification
notable dans l’œuvre d’Ibn Arabî dont elles fondent le versant initiatique et
non strictement spéculatif. Les chapitres trois à dix restituent les principaux
éléments doctrinaux de la conception akbarienne de la sainteté et culminent
dans la description finale du Sceau de la sainteté et de son parcours
initiatique doublement orienté vers Dieu et vers les hommes.
B. Héritage prophétique et réalité
muhammadienne
L’identification par M.
Chodkiewicz d’une doctrine de la sainteté dans l’œuvre d’Ibn Arabî s’appuie sur
l’examen scrupuleux d’un corpus textuel dont les références majeures sont : Le
Livre des chatons des sagesses (Fusûs al-hikam), Les Illuminations de La Mecque
(Al-Futûhât al-Makkiya), L’Épître des Lumières (Risâlat al-Anwâr) et le Livre
du Voyage nocturne (Kitâb al-Isrâ).
Conçue comme attribut humain, la
sainteté est la « capacité qu’ont les saints d’accueillir, selon les
circonstances, l’autorité et le pouvoir de tel Nom divin ou de tel autre et de
réverbérer tantôt la Justice et tantôt la Miséricorde, tantôt la Majesté et
tantôt la Beauté » [12]. La sainteté est associée chez Ibn Arabî à la prophétie
en son sens général, c’est-à-dire à la prophétie non restreinte à son
expression historique ― l’islam considérant que la mission de Muhammad clôt le
cycle des prophéties. Ignorant toute borne temporelle, la sphère de la sainteté
possède dès lors une extension maximale, puisqu’elle englobe et dépasse celle
de la prophétie qui demeure limitée historiquement. Tout prophète, qu’il soit
ou non messager, participe donc également de la sainteté. Mais d’autre part,
c’est par la notion fondamentale d’héritage que les saints sont directement
reliés aux prophètes, dans la mesure où chaque saint s’inscrit dans la
filiation du prophète qui offre le type spirituel particulier où se singularise
la réception de la sagesse divine. « D’une part, la walâya [sainteté] englobe
la nubuwwa [prophétie] et la risâla [prophétie légiférante] qui procèdent
d’elle et auxquelles elle est donc supérieure en la personne de celui qui
conjoint ces trois qualifications. D’autre part, nous avons vu apparaître
l’idée d’“héritage” qui implique la dévolution aux awliyâ [saints] de quelque
chose dont les prophètes détiennent originellement la propriété : la walâya est
donc, d’une certaine façon, dépendante de la nubuwwa et représente, en somme,
un mode de participation à cette dernière. » [13]. Aussi, s’il est vrai que
d’une part, la sainteté inclut et comprend d’abord la prophétie (dans la double
entente que cette dernière revêt en islam), il faut aussi noter que par le lien
qui le relie au prophète auquel il participe, le saint demeure redevable selon
des degrés distincts, de la plénitude de la filiation dont il hérite. Une telle
plénitude est elle-même déterminée par une autre relation d’inclusion : celle
qui inscrit tout héritage prophétique à l’intérieur de l’héritage plus vaste
qui est celui du Prophète Muhammad : car « tous les saints sont des “héritiers
muhammadiens” » [14]. Cet héritage plus vaste ne peut être élucidé qu’à l’aune
d’une explicitation de la notion de réalité muhammadienne (chapitre 4).
La relation que tisse Ibn Arabî
entre sainteté et prophétie est donc paradoxale et complexe : elle inscrit la
prophétie dans un lien d’inclusion à l’intérieur de la sphère de la sainteté et
admet néanmoins simultanément une subordination du saint au type prophétique
dont il hérite. Néanmoins, toute filiation prophétique particulière
s’inscrivant elle-même dans une relation d’héritage plus vaste à l’égard de la
réalité muhammadienne, c’est cette dernière notion qu’il convient de clarifier
à présent.
La notion de réalité ou essence
(haqîqa) muhammadienne outrepasse la condition historique de la personne en
laquelle elle s’incarne. L’élaboration de ce concept constitue littéralement
une « innovation blâmable » (bid’a) du point de vue de l’orthodoxie, mais
trouve sa source dans les occurrences coraniques de la notion de « nûr » (lumière)
associée au Prophète et dans l’usage traditionnel du concept de « nûr muhammadî
» ou « lumière muhammadienne ». La réalité muhammadienne épouse tout le cycle
de la prophétie et chaque prophète en constitue « une réfraction partielle à un
moment de l’histoire humaine » [15]. Chaque prophète n’est que la manifestation
particulière de cette essence muhammadienne qui trouve son parfait
accomplissement en Muhammad. La réalité muhammadienne emprunte à la notion de
lumière muhammadienne sa dimension cosmologique. La lumière muhammadienne
constitue en effet le premier être existencié de la création, ainsi que le
décrit ce passage des Illuminations de La Mecque cité par M. Chodkiewicz : «
Allah “S’épiphanisa par Sa Lumière à cette poussière que les gens de la pensée
spéculative appellent la matière première universelle et dans laquelle
l’univers entier se trouvait en puissance, et chacune des choses qui étaient
dans cette poussière reçut de cette Lumière à la mesure de sa capacité et de sa
prédisposition, de même que les angles d’une pièce reçoivent la lumière du
flambeau, la recueillent et en sont illuminés d’autant plus fort qu’ils sont
plus proches du flambeau. Dieu a dit en effet : ‘Le symbole de Sa Lumière est
comme une niche dans laquelle se trouve un flambeau’(Cor. 24 : 35), comparant
ainsi Sa Lumière à un flambeau. Or il n’y avait rien dans la poussière qui fût
plus proche de la lumière et plus disposé à la recevoir que la Réalité (haqîqa)
de Muhammad, qu’on appelle aussi l’Intellect. Il est donc [= Muhammad] le chef
de l’univers dans sa totalité et le premier être à apparaître à l’existence… Et
l’univers procède de son épiphanie” » [16]. La Lumière muhammadienne est ce que
Dieu a créé en premier, la réalité dont toute chose est créée.
Mais la notion de réalité
muhammadienne renvoie aussi à la figure akbarienne de « l’Homme parfait », lieu
de manifestation accomplie du divin, image et miroir de Dieu. Cette perfection
devant être ici entendue comme être en acte de ce en vue de quoi l’homme a été
créé, elle ne rencontre un tel achèvement qu’en la personne de Muhammad où elle
culmine comme le terme de toute vie spirituelle. La perfection muhammadienne
caractérise la sainteté par excellence, si bien que « la walâya [sainteté] du
walî [saint] ne peut être que la participation à la walâya du Prophète » [17].
Tout saint se rapporte donc à
cet héritage muhammadien, quoique selon deux modalités : directe pour
l’héritier muhammadien, ou indirecte pour les autres saints, c’est-à-dire par
l’intermédiaire d’un type prophétique particulier ― celui de Jésus par exemple,
pour le saint christique, celui de Moïse pour le saint moïsiaque, etc.
(chapitre 5). La notion d’héritage fonde ainsi une distinction « horizontale »
entre les saints : elle donne lieu à une typologie des saints ordonnée autour
de la distinction entre différents types prophétiques dont la source et la
somme réside en Muhammad. Dans la communauté constituée par les saints, chaque
prophète marque de l’empreinte de son type spirituel particulier, celui qui en
hérite. L’héritage prophétique du saint se reconnaît à ses traits de caractère
autant qu’à son comportement et à ses capacités. Mais cette classification des
saints n’est pas rigide : un même saint peut conjuguer plusieurs héritages et
se rattacher à plusieurs types spirituels ou n’en recueillir qu’une partie. Le
saint muhammadien, quant à lui, totalise les qualités associées à chaque type
prophétique. D’autre part, la communauté des saints s’ordonne verticalement
selon une hiérarchie de degrés et de fonctions. Ibn Arabî fixe et précise les
éléments de cette hiérarchie tels qu’ils sont hérités de la tradition, mais il
le fait d’une manière singulière, c’est-à-dire en tant que témoin et non en
tant que pur théoricien. C’est là, une fois de plus, l’occasion pour l’auteur
d’insister sur la dimension vécue de l’expérience spirituelle d’Ibn Arabî : «
Nous n’avons pas affaire ici, par conséquent, à une construction théorique
mais, comme nous l’avons marqué dès le début du livre, à l’expression d’une
certitude fondée sur la vision directe et l’expérience intime » [18].
Au sommet de la hiérarchie des
hommes de Dieu, se trouvent les « Pôles », élite de saints qui réunissent tous
les états spirituels (ou dispositions) et étapes (ou « stations ») qui
jalonnent la quête de la perfection. Les Pôles se répartissent hiérarchiquement
en fonction de leur héritage prophétique et parmi eux, le plus parfait est
celui qui est muhammadien. Le chapitre 7 détaille la structure hiérarchique
complexe de cette communauté des saints ordonnée selon des classes d’hommes
spirituels. Les catégories supérieures assurent « la régulation des mondes
supérieurs et inférieurs » [19], les niveaux suivants correspondent à des
individus qui sont parvenus à un certain degré spirituel. Le degré supérieur de
la sainteté est atteint par les « solitaires » (« afrâd ») situés au même
niveau spirituel que le Pôle et parmi lesquels se trouvent les « Gens du Blâme
» (« malâmiyya » ou « malâmatiyya »), en raison des reproches qu’ils
s’adressent à eux-mêmes dans leur quête de pureté et d’affranchissement à
l’égard du joug de l’ego, mais également en raison de l’incompréhension et de
la désapprobation que leur pratique suscite.
Ce qu’il importe de relever à
propos de cette communauté hiérarchisée des gens de Dieu, c’est que le degré
suprême de la sainteté auquel parviennent les « solitaires » est également
nommé par Ibn Arabî « prophétie générale » (ou « station de la proximité »,
d’après la signification de la racine « WLY ») : cette quasi-équivalence
atteste de l’étroitesse du lien entre sainteté et prophétie, sans pour autant
revenir sur l’affirmation constante d’une relation de filiation plaçant
toujours les saints dans la dépendance à l’égard des prophètes dont ils
héritent. Cette prophétie générale peut d’ailleurs être libre ― lorsqu’elle est
liée à un héritage autre que muhammadien ― ou restreinte ― elle est alors
héritée de Muhammad.
La doctrine akbarienne de la
sainteté trouve enfin son achèvement dans la description de la fonction
spirituelle suprême : celle de Sceau des saints. L’étude de cette notion
calquée sur celle de Sceau des prophètes, ainsi que la description du voyage
initiatique caractérisant l’expérience spirituelle du saint, occupent les trois
derniers chapitres de l’ouvrage et culminent dans l’examen de cette originale «
proximité » qui définit la sainteté : médiateur entre Dieu et les hommes, le
saint est proche de Dieu autant que de ses créatures.
C. Le Sceau des saints et le
double parcours du walî
Avec la notion de « Sceau des
saints », nous nous trouvons en présence d’un concept innovant et hétérodoxe
qui se trouve à la source de la désapprobation suscitée par l’hagiologie
akbarienne auprès des spécialistes du droit islamique. Cette notion désigne la
plus importante des fonctions spirituelles et est constituée par analogie à
partir de celle de « Sceau des prophètes », que le Coran applique à Muhammad
pour signifier qu’avec lui s’achève le cycle de la prophétie [20].
La notion est initialement constituée
par Tirmidhî, qui l’explicite peu et ne précise pas quelle est l’identité de ce
Sceau des saints. Ibn Arabî la complète en distinguant une triple manière pour
la sainteté d’être scellée. Il existe trois Sceaux : 1) le premier Sceau est
celui par lequel Dieu scelle la sainteté universelle. Il s’agit de Jésus après
lequel il ne doit donc y avoir aucun saint appartenant à la prophétie générale
indéterminée et accédant au degré des « solitaires » ; 2) le deuxième Sceau est
celui par lequel Dieu scelle la sainteté générale restreinte c’est-à-dire celle
qui est issue de l’héritage muhammadien, puisqu’après lui, il ne doit plus y
avoir de saint muhammadien ; 3) enfin, le dernier Sceau est qualifié de « Sceau
des enfants » : après lui, aucun saint relevant des autres degrés de la
sainteté, ni aucun homme ne doit plus naître. Voici ce qu’écrit Ibn Arabî sur
la question : « Il y a en fait deux Sceaux, l’un par lequel Dieu scelle la
sainteté en général et l’autre par lequel Il scelle la sainteté muhammadienne.
Quant à celui qui est le Sceau de la sainteté d’une manière absolue, c’est Isâ
[= Jésus]. Il est le saint à qui appartient par excellence la fonction
prophétique non légiférante à l’époque de cette Communauté [= la communauté
musulmane] car il est désormais séparé de la fonction de prophète législateur
et d’envoyé (rasûl). Lorsqu’il descendra à la fin des temps, ce sera en qualité
d’héritier et de Sceau et il n’y aura après lui aucun saint à qui appartienne
la prophétie générale […]. Quant à la fonction de Sceau de la sainteté
muhammadienne, elle appartient à un homme d’entre les Arabes, l’un des plus
nobles par son lignage et son pouvoir. Il est vivant à notre époque. Je l’ai
connu en 595. J’ai vu le signe qui lui est propre et que Dieu a caché en lui à
l’abri des regards de ses serviteurs mais qu’il a dévoilé pour moi dans la
ville de Fès afin que je puisse constater la présence en sa personne du Sceau
de la sainteté. Il est donc le Sceau de cette prophétie libre [= non
légiférante] qu’ignorent la plupart des hommes. Dieu l’a éprouvé en l’exposant
à la critique de gens qui contestent ce dont il a reçu de Dieu lui-même, en son
secret intime, la certitude absolue en fait de connaissance de Dieu. De même
que, par Muhammad, Dieu a scellé la prophétie légiférante, de même par le Sceau
muhammadien il a scellé la sainteté qui provient de l’héritage muhammadien, non
pas celle qui provient de l’héritage des autres prophètes : parmi les saints,
en effet, il y en a qui héritent d’Abraham, de Moïse ou de Jésus par exemple et
il y en aura encore après ce Sceau muhammadien tandis qu’il n’y aura plus de
saint qui soit “sur le cœur” de Muhammad » [21].
Concernant le Sceau muhammadien,
il faut distinguer en lui deux aspects : 1) le premier correspond à son
expression individuelle et historique : en tant qu’individu, le Sceau de la
sainteté muhammadienne est inférieur au Sceau de la sainteté universelle,
c’est-à-dire à Jésus. 2) Le second aspect correspond à une dimension plus
profonde : cet individu n’est en réalité que le support sensible manifestant la
fonction de Sceau. Le Sceau de la sainteté muhammadienne est ainsi la «
manifestation extérieure au plan de l’histoire de l’aspect le plus secret et le
plus fondamental de la réalité muhammadienne en laquelle réside la source de toute
walâya [sainteté] » [22], si bien que considéré sous l’aspect de sa fonction,
le Sceau de la sainteté muhammadienne tient sous son autorité Jésus lui-même.
Par ailleurs, si le Sceau de la
sainteté universelle est identifié à Jésus, la question est aussi de savoir qui
est le Sceau muhammadien. Le propos d’Ibn Arabî sur cette question est
fluctuant voire contradictoire. Dans le passage des Illuminations de La Mecque
précédemment mentionné et cité par M. Chodkiewicz, Ibn Arabî prétend l’avoir
rencontré à Fès. Mais un autre texte ouvrant les Illuminations décrit une
vision le révélant comme étant lui-même le Sceau de la sainteté. Évoquant le
Prophète ou réalité muhammadienne, Ibn Arabî écrit : « Il me vit derrière le
Sceau [= Jésus], place où je me tenais en raison de la communauté de statut qui
existe entre lui et moi, et lui dit : “Celui-ci est ton pareil, ton fils et ton
ami. Dresse pour lui devant moi la Chaire de tamaris.” Ensuite il me fit signe
à moi-même : “Lève-toi, ô Muhammad, et monte en chaire, et célèbre la louange
de Celui qui m’a envoyé et la mienne car en toi il y a une parcelle de moi qui
ne peut plus supporter d’être loin de moi et c’est elle qui gouverne ta réalité
intime” […] Alors le Sceau installa la Chaire en ce lieu solennel. Sur son fronton
était inscrit en lumière brillante : Ceci est la station muhammadienne la plus
pure ! Celui qui y monte est l’héritier et Dieu l’envoie pour veiller au
respect de la Loi sacrée ! En cet instant me furent accordés les Dons des
Sagesses : et c’était comme si m’avaient été octroyées les Sommes des Paroles »
[23]. Dans ce dispositif, Ibn Arabî se tient derrière Jésus en vertu de son
infériorité : il n’est qu’un saint là où le premier est un prophète et un
messager. Mais « le rapport s’inverse ensuite puisque Jésus reçoit du Prophète
l’ordre de dresser le minbar [c’est-à-dire l’estrade] d’où le Shaykh al-Akbar
va prononcer la louange divine, ce qui met en évidence la suprématie
fonctionnelle du Sceau de la sainteté muhammadienne » [24]. Malgré les ambiguïtés
et contradictions relevées dans les différents textes du corpus, l’auteur
conclut sur cette question qu’Ibn Arabî « s’identifiait catégoriquement au
Sceau de la sainteté muhammadienne » [25] et qu’il faut considérer les
multiples songes et visions dont la description jalonne ses écrits, comme
autant d’étapes d’une telle révélation.
Pour conclure sur les trois
clôtures de la sainteté : Jésus clôt le degré suprême de la sainteté, Ibn Arabî
achève celle qui porte la plénitude de l’héritage muhammadien et le Sceau des
enfants scelle toute forme de sainteté quel qu’en soit le degré.
Le Sceau des saints est enfin
porteur d’une mission : protecteur de la maison de la sainteté, il est
dépositaire d’un trésor spirituel dont il doit assurer la transmission. Sa sainteté
est liée à une quête qui est décrite sur le modèle de l’image traditionnelle de
l’ascension du Prophète (ou mi’râj). C’est sur L’Épître des Lumières et sur le
Livre du voyage nocturne que l’auteur s’appuie ici, en les citant abondamment.
La quête spirituelle trouve son aboutissement dans une forme non strictement
théorique de la connaissance et obéit à des règles pratiques que ne parviennent
à appliquer que les êtres d’exception : « Il faut que tu t’isoles à l’écart des
hommes et que tu préfères la retraite à la compagnie. Ta proximité de Dieu sera
à la mesure de ton éloignement, intérieur et extérieur, des créatures. Il
s’impose à toi d’avoir acquis au préalable la science nécessaire pour
t’acquitter de ce qui t’incombe en matière de pureté légale, de prière, de
jeûne, de piété et de tout ce qui t’a été prescrit, sans plus. C’est là la
première porte du voyage. Viennent ensuite l’accomplissement de ces actes, la
pratique du scrupule, l’ascèse et l’abandon confiant à Dieu. Cet abandon à
Dieu, dans le premier des états successifs que tu y connaîtras, te fera
bénéficier de quatre faveurs surnaturelles qui sont les signes et les preuves
que tu as atteint le degré initial : la terre se repliera sous tes pas, tu
marcheras sur les eaux, tu voyageras à travers les airs et les créatures
pourvoiront à ta nourriture [sans effort de ta part]. L’abandon à Dieu est, en
cette matière, la réalité fondamentale. Après cela, les stations, les états,
les faveurs surnaturelles et les descentes divines se succéderont jusqu’à la
mort » [26]. L’initié parcourt de nombreuses étapes de son ascension au cours
desquelles il doit toujours déjouer les tentations liées à la prégnance de son
imagination. Ibn Arabî évoque dans le chapitre 367 des Illuminations de La
Mecque le terme de ce voyage, où il devient lui-même lumière : « J’obtins, dans
ce voyage nocturne les significations de tous les Noms divins. Je vis que tous
ces Noms se rapportaient à un seul Nommé et à une Essence unique. Ce Nommé
était l’objet de ma contemplation et cette essence était mon être même. Mon
voyage n’avait lieu qu’en moi-même et c’est vers moi-même que j’étais guidé. Et
c’est à partir de cela que je sus que j’étais un serviteur à l’état pur, sans
qu’il y eût en moi la moindre trace de souveraineté » [27].
Le terme du périple n’est
cependant pas atteint une fois l’initié parvenu à la station de la proximité et
à l’anéantissement ou annihilation de ses attributs humains. Parvenu au sommet
et désormais dépouillé de son ego, il lui faut en effet à nouveau effectuer le
même cheminement en sens inverse, pour revenir vers les créatures. Ce retour
vers les créatures est la marque d’un plus grand degré de perfection pour celui
qui ne se contente pas de « rester en station », c’est-à-dire dans l’«
anéantissement » de la station de la proximité. Deux catégories distinguent
ceux qui reviennent : les premiers reviennent sur leurs pas pour se
perfectionner par une autre voie, les seconds sont qualifiés de savants et ont
pour mission de guider et de diriger les créatures par leur parole. Celui qui
s’oublie dans la contemplation de Dieu n’accède ainsi qu’à une part de
l’essence de la sainteté. C’est dans le monde que le saint complète la
connaissance spirituelle qui est la sienne : « La place du saint vivant est
parmi les hommes ; et, mort, il ne cessera, par sa ruhâniyya ― sa présence
spirituelle ― de se mêler à eux et de veiller sur leur sort » [28]. La retraite
du saint, conclut M. Chodkiewicz dans cette page finale, consiste à se cacher
en se montrant : « c’est une retraite dans la foule » [29]. Ici se comprend le
sens de cette notion de proximité contenue dans la racine « WLY » qui donne son
nom au saint en islam : le saint connaît une double proximité. Proche de Dieu,
il ne peut l’être pleinement que s’il est également proche des créatures de
Dieu. Être simultanément terrestre et céleste, le saint est l’isthme par lequel
est assurée la jonction des deux mondes.
Ces considérations par
lesquelles M. Chodkiewicz clôt son étude de la sainteté et de la fonction du
walî chez Ibn Arabî, semblent s’appliquer singulièrement au Shaykh al-Akbar
lui-même. On ne peut manquer de mentionner, pour finir, l’impression touchante
que confère l’expression sobre mais appuyée de l’attachement de l’auteur à la
figure d’Ibn Arabî. Celui-ci apparaît ainsi dans l’évocation de sa « présence
invisible et au-delà de la mort » [30], ou dans un passage évoquant le « maître
que la tombe ne séparait pas des vivants » [31]. C’est qu’il en est du propos
de l’auteur comme du discours du Maître : ils sont indissociables d’une
expérience vécue dont la fruition confère toute sa saveur à la connaissance
qu’elle nourrit.
Notes
[1] Michel Chodkiewicz, Le Sceau
des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Gallimard,
coll. « Tel », 1986 et 2012 (édition revue et augmentée).
[2] Ibid., p. 14. L’expression
est employée pour désigner la réception de l’œuvre d’Ibn Arabî par Miguel Asin
Palacios.
[3] Henry Corbin, L’imagination
créatrice dans le soufisme d’Ibn ’Arabî, Paris, Flammarion, 1958 (1e éd.), 1977
(2e éd.).
[4] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 14.
[5] Cf. M. Chodkiewicz, op.
cit., p. 15 : « La conjugaison, en la personne d’Ibn Arabî, de la sainteté et
du génie, la fusion en son œuvre des sciences et des formes littéraires les
plus diverses rendent, il est vrai, fort difficile d’en faire saisir ― et
d’abord d’en saisir ― la nature et la stature. ».
[6] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 28.
[7] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 24-25.
[8] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 39.
[9] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 37.
[10] En islam, on distingue
traditionnellement entre messager et prophète. Le messager se différencie du
prophète par le fait qu’il ne se contente pas seulement de confirmer la loi
révélée par ses prédécesseurs, mais qu’il en apporte une nouvelle et se trouve
investi d’une mission de transmission.
[11] Cité par M. Chodkiewicz,
op. cit., p. 40.
[12] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 67.
[13] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 62.
[14] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 69.
[15] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 70.
[16] Cité par M. Chodkiewicz,
op. cit., p. 77.
[17] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 79.
[18] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 99.
[19] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 110.
[20] Cf. Coran, Sourate 33, «
Les coalisés », verset 40.
[21] Ibn Arabî, Al-Futûhât
al-Makkiyya (Les Illuminations de La Mecque), Bûlâq, 1329 h., 4 vol., vol. II,
p. 49, cité par M. Chodkiewicz, op. cit., p. 122-123.
[22] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 131.
[23] Ibn Arabî, Al-Futûhât
al-Makkiyya (Les Illuminations de La Mecque), op. cit., vol. I, p. 3, cité par
M. Chodkiewicz, op. cit., p. 138.
[24] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 138.
[25] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 142.
[26] Épître des Lumières, citée
par M. Chodkiewicz, op. cit., p. 156-157.
[27] Cité par M. Chodkiewicz,
op. cit., p. 174.
[28] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 183.
[29] Ibid.
[30] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 149.
[31] M. Chodkiewicz, op. cit., p. 150.