L’objet principal de cette note
est de présenter la légende (1) indienne du déluge comme un cas particulier du
Voyage Patriarcal (pitriyâna), et, en même temps, en relation cohérente et
intelligible avec d’autres concepts fondamentaux de la cosmologie et de
l’eschatologie védiques. Certaines analogies avec d’autres aspects
traditionnels de la légende du déluge seront incidemment signalées. Quels que
soient les fondements pouvant ou non exister pour une croyance en un déluge
historique, la doctrine des manvantaras est, comme celle des kalpas, une partie
essentielle de la tradition hindoue, et elle ne peut pas plus être expliquée
par quelque événement historique que ne peuvent l’être les anges védiques par
la déification des héros. En outre, la légende du Déluge appartient
indiscutablement à une tradition plus ancienne qu’aucune des rédactions ou
références indiennes existantes, plus ancienne que le Védas dans leur forme
actuelle ; ces rédactions doivent être envisagées comme ayant, avec les versions
sumérienne, sémitique et peut-être aussi eddique, une source commune, les
correspondances étant imputables non pas à une « influence » mais à une
transmission par héritage à partir d’une source commune.
Les « déluges » constituent une
caractéristique normale et réitérée du cycle cosmique, c’est-à-dire de la
période (para) d’une vie de Brahmâ, se montant à 36 000 kalpas, ou « jours »
d’un temps angélique. En particulier, le nâimittikapralaya à la fin de chaque
kalpa (au bout d’un « jour » de temps angélique, et équivalent au « Jugement
Dernier » du Christianisme), et le prâkritikapralaya à la fin d’une vie d’un
Brahmâ (au bout d’un jour de Temps Céleste) sont essentiellement des
résorptions des existences manifestées en leur potentialité indéterminée, les
Eaux, et chaque cycle renouvelé de manifestation est une production, le « jour
» suivant, des formes qui demeurent à l’état latent en tant que potentialités
dans les flots du réservoir de l’être. Dans chaque cas les semences, idées ou
images de la future manifestation persistent durant l’intervalle ou
l’entre-Temps de résorption, à un degré supérieur d’existence, où elles sont
inaffectés par la destruction des formes manifestées.
À ce sujet, il faut, bien entendu,
comprendre que le symbolisme chronologique, inévitable du point de vue
empirique, ne saurait être envisagé comme caractérisant véritablement
l’actualité intemporelle de toutes les possibilités d’existence dans
l’indivisible présent de l’Absolu, pour Qui toute multiplicité se reflète en
une seule image. Alors, comme il ne peut y avoir aucune destruction des choses
telles qu’elles sont dans le Soi, mais seulement des choses telles qu’elles
sont en elles-mêmes, l’éternité, ou mieux, l’intemporalité, des idées est une
nécessité métaphysique. D’où, en vérité, le concept d’un autre type de
transformation, un anyantika pralya, résorption ultime ou absolue, devant être
accomplie par l’individu, en quelque temps ou lieu qu’il soit, sous forme de la
Réalisation : lorsque, en fait, par annihilation du moi, un homme effectue pour
lui-même la transformation des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et
les connaît uniquement telles qu’elles sont dans le Soi, il devient immortel –
non pas de façon relative, comme le sont les Dévas qui subsistent simplement
jusqu’à la fin des temps – mais de façon absolue comme étant indépendant du
temps et de toute autre contingence. On doit noter que les idées (images,
types) en question ne sont pas exactement des idées platoniciennes, mais des
idées ou types d’activité, car la connaissance de l’être du Soi consistent en
un acte pur, et, selon le symbolisme chronologique, leur efficacité créatrice
est exprimée en des termes tels que adrishya ou apûrva karma, ou « non-vu » ou «
conséquence latente ».
(1) Pour les principaux textes,
voir Adam Hohenberger, Die indische Flustage und das Matsyapurâna (Leipzig,
1930).
Tandis que la création d’un
monde (Brâhmanda) au commencement d’un para, et la re-création des éléments
résorbés du cosmos au commencement de chaque kalpa, sont l’œuvre de Brahmâ
(Prajâpati), le Père, la genèse et la régence immédiates de l’humanité dans
chaque kalpa et dans chaque manvantara sont assurées par un Ancêtre (pitri) de
lignée angélique, appelé Manu ou Manus. Dans chaque kalpa, il y a quatorze
manvataras, chacun d’entre eux étant régi par un Manu particulier en tant que
père et législateur, de même que, également, les rishis, et Indra et autres
(karma-) devas, sont particuliers à chaque manvatara. Le premier Manu de
l’actuel kalpa était Svâyambhuva, « enfant de Svayambhû », et le septième et
actuel Manu est Vâivasvata, « enfant du Soleil ». Chaque Manu est un survivant
déterminé et conscient du manvatara
précédent, et c’est par lui que la tradition sacrée est conservée et transmise.
Le Manu particulier envisagé n’est pas toujours spécifié dans les textes, et en
de pareils cas on doit comprendre en général qu’il est fait référence au Manu
actuel (Vâivasvata). Il n’est pas expressément indiqué qu’un déluge se produit
à la fin de chaque manvantara, mais on peut le supposer par analogie avec « le
» déluge associé à Manu Vâivasvata (ShB I, 8, 1-10), et par analogie avec le «
déluge » plus important qui marque la fin d’un kalpa, mais, tandis que dans le
dernier cas le principe de continuité est fourni pas l’Hypostase créatrice,
flottant, en étant couché et endormi, à la surface des eaux, porté par le Nâga
« Éternité » (Ananta), dans le cas d’une résorption ou submersion partielle des
formes manifestées prenant place à la fin d’un manvantara, le maillon assurant
la liaison est fourni par le voyage d’un Manu dans une arche ou un bateau. On
peut noter que ce voyage est essentiellement une navigation montant ou
descendant sur la pente (pravat) du ciel plutôt qu’un voyage en va-et-vient, et
qu’il est tout à fait différent du voyage du devayâna, lequel s’effectue de
façon continue vers le haut et en direction d’un rivage d’où il n’y a aucun
retour.
Nous n’avons aucune information
sur la durée chronologique du déluge et du voyage de Manu. Par analogie avec
les pralayas plus longs, une durée égale à celle du précédent manvatara peut
être envisagée, mais une analogie plus vraisemblable se trouve sans doute dans
les « crépuscules » des yugas, ce qui pourrait suggérer une période d’immersion
bien plus courte. Quant à la hauteur du déluge, nous sommes bien mieux
informés. En premier lieu, il est évident que la résorption des formes
manifestées à la fin d’un manvatara aura une portée cosmique moindre que celle,
à savoir des « trois Mondes », qui a lieu à la fin d’un kalpa, et cela voudra
nécessairement signifier que, des « trois Mondes », svar (les cieux « Olympiens
» au moins, et peut-être aussi bhuvar (les sphères « atmosphériques »)
échappant à la submersion, car nous savons en tout cas que Dhruva (l’Étoile
Polaire) reste inaffectée tout au long du kalpa. La terre (bhur) est
complètement submergée. Par ailleurs, le voyage d’un Manu, typiquement un
Ancêtre (pitri), est un cas particulier du Voyage des Ancêtres (pitriyâna), et
celui-ci, tel que nous le connaissons, est un voyage aller et retour jusqu’au
niveau de la Lune, sans qu’il soit nécessaire de supposer que la Lune soit
elle-même submergée.
Alors qu’il est hors de question
que les eaux du déluge puissent s’élever jusqu’aux cieux de l’Empyrée,
Mahar-Loka ou au-delà, il y a de bonnes raisons de supposer qu’en s’élevant
jusqu’au niveau de la Lune elles puissent atteindre les rivages des cieux
olympiens (Indra-Loka, deva-Loka). Car, bien que l’Indra-Loka ou le deva-loka
soit considéré comme une étape du Voyage, non pas des Ancêtres mais des Anges,
il est indéniable que l’Indra-loka est constamment envisagé comme un lieu de
récompense pour les défunts méritants (2) , les guerriers en particulier, qui y
résident en jouissant de la compagnie des apsarasas et autres plaisirs jusqu’à
ce qu’arrive, au temps voulu, le moment de leur retour à des conditions
humaines. Et alors qu’il est dit que l’effet latent des œuvres subsiste
effectivement en dernière analyse tout au long d’un kalpa (Vishnu Purâna II,
8), il apparaîtrait, d’après le fait que l’occupation de l’office d’Indra dure
seulement la période d’un manvantara (3)
(c’est pourquoi un kalpa peut aussi bien être dénommé une période de
quatorze Indras qu’une période de quatorze Manus) (4) , il apparaît donc que
cette récompense dans l’Indra-loka doive être en général de la même durée ; par
conséquent, au commencement d’un manvatara quelconque une descente générale à
partir du Monde des Ancêtres. Il est clair que les deux Mondes, Indra-loka ou
deva-loka et la Lune en tant que pitri-loka, sont équivalents du point de vue
psychologique, car tous deux sont des lieux de récompense des œuvres kâmya ; en
fait, les Ancêtres sont constamment décrits comme buvant le Soma en compagnie
des Anges, et il est précisément indiqué en Vâlakhilya IV, 1 que Manu but le
Soma en compagnie d’Indra. On pourrait exprimer cela en disant que, alors que
la Lune est naturellement le pitri-loka du point de vue du Brâhmane, en tant
que demeure posthume de « ceux qui dans le village révèrent une croyance dans
le sacrifice, le mérite et l’aumône » (CU V, 10, 3), l’Indra-loka ou le
deva-loka est naturellement la demeure des morts du point de vue du guerrier,
le Kshatrya. Et si l’Indra-loka est catalogué seulement comme une étape du
devayâna, c’est parce qu’il représente en réalité une étape à partir de
laquelle il y a non seulement la nécessité d’un retour pour ceux qui ont
seulement accompli la voie des œuvres, mais la possibilité d’un passage par la
voie du Soleil vers les cieux empyréens au cours du Krama mukti, et sans
retour, dans le cas de « ceux qui comprennent ceci et, dans la forêt, adorent
en vérité » (BU VI, 2, 15). Lorsqu’il est dit en RV X, 14, 17 que les deux rois
rencontrés par le défunt en atteignant le « ciel » ne sont pas Indra et Yama,
mais Varuna et Yama, c’est-à-dire Varuna dans le cas du Voyage Angélique
(puisque celui qui a atteint ce degré des eaux célestes est confronté à la
possibilité d’un état futur seulement selon les conditions célestes), et Yama dans
le cas du Voyage des Ancêtres, on peut supposer que l’Indra (-loka) est omis
puisqu’il est seulement une étape sur la voie conduisant à Varuna.
(2) « Méritants », c’est-à-dire
devant recevoir la récompense des œuvres kâmya, tout en n’étant pas qualifiés
par l’Intelligence pour un Affranchissement (mukti) graduel ou immédiat.
(3) Ceux qui, en tant
qu’individus, sont spécifiques à un manvantara donné sont les Anges recteurs
(devâh), les Prophètes (rishayah), et Manu et ses descendants, c’’est-à-dire
les rois et les autres hommes. Les Anges en question ne peuvent, bien entendu,
être considérés comme faisant partie de l’ordre âjânaja (« par naissance », par
ex. Kâmadeva), mais appartiennent à la classe du karma, détenant des fonctions
auxquelles une qualification par les
œuvres les a habilités, et, de ces karma-devâh ou Anges des œuvres, Indra est
le chef. D’où, il est couramment admis qu’un individu qui se prépare
convenablement en ce monde peut devenir l’Indra (ou, à ce sujet, même le
Brahmâ) d’un cycle futur ; et la jalousie est souvent attribuée aux Anges à
l’encontre de ceux qui leur succèdent ainsi dans cet office.
Il y a certaines incohérences de
détail, mais pas de principe, comme en Vishnu Purâna II, 8, où il est dit que
l’ « immortalité » des Anges signifie une survivance sans changement d’état
jusqu’à la fin du kalpa, et ibid. III, 1 où la durée de vie d’un Indra ou
autres Anges (du karma) est limitée au manvantara.
En tout cas, le point de vue
hindou sur la nature des fonctions angéliques est identique à celui de la
théologie chrétienne orthodoxe, cf. saint Grégoire et saint Augustin, Angelus
nomen est officii, non naturae ; à ce sujet, et pour la traduction du mot deva par « Ange », voir
Coomaraswamy, « On Translation : Mayâ, Deva, Tapas », 1933.
(4) Cf. Vishnu Purâna III, 1, et
Mârkandeya Purâna C, 44.
Maintenant, en ce qui concerne
Yama, du fait qu’il est le frère de Manu (Vâivasvata) en ce moment, on doit
comprendre que « Yama » implique toujours le Yama d’un manvantara donné. Yama
et Manu, tous deux qualifiés d’Ancêtres (pitri), sont différenciés du point de
vue suivant, à savoir que, tandis que Yama, étant le premier homme à mourir,
fut aussi le premier à découvrir le chemin conduisant à l’autre monde, en
d’autres termes à jalonner le passage vers l’extérieur sur le pitriyâna, et par
là, étant le premier habitant, devint roi et souverain de tous ceux qui le
suivirent, Manu est à la fois le dernier et le seul survivant du manvantara
antérieur, et le père et le législateur de l’actuel. L’opinion de Hillebrandt
(Vedische Mythologie, I, 394 ; II, 368, etc.) est bien acceptable, lorsqu’il
considère Yama comme régent originel de la sphère de la Lune, peut-être, à une
époque le Dieu-Lune, son royaume ou paradis étant précisément celui des morts.
En tous cas, d’une manière ou d’une autre, Yama et la Lune sont considérés
comme les séparateurs des morts, fixant leurs parcours (yâna) selon qu’ils sont qualifiés par les œuvres ou
par la Connaissance. Ce « jugement » est décrit de façon exceptionnelle en Kaush.
Up. I, 2 comme une sélection effectuée par la Lune elle-même, en tant que porte
du monde céleste (5). De manière plus caractéristique, la séparation est
effectuée par les deux chiens de Yama, Shabla et Shyâma (« Iridescent » et «
Sombre »), qui correspondent au Soleil et à la Lune, selon la thèse de
Bloomfield (JAOS, XV, 171) par référence à RV X, 14, 10 ; et ceci est confirmé
par Prashna Up. I, 9 et 10 (et le commentaire de Shankarâcârya), où le Soleil,
considéré comme une étape sur le devayâna est non seulement, en un sens passif,
infranchissable par ceux qui sont dépourvus de la Connaissance, mais réellement
et activement une barrière (nirodha) empêchant ceux qui sont non qualifiés de
passer dans un paradis (amritam âyatanam) d’où il n’y a aucun retour.
Incidemment, ceci nous permet également d’établir la correspondance entre
l’Ange hébraïque à l’Épée Flamboyante et le Soleil védique, en tant que nirodha
; l’ « Épée Flamboyante » étant l’arme naturelle de l’Ange, en vertu de son
caractère solaire. L’analogie du pitriyâna avec l’échelle de Jacob peut aussi
être soulignée.
Tandis que la Connaissance
partielle qui constitue la nef du Voyageur au cours du Voyage Angélique le
délivre de la nécessité d’un retour aux conditions corporelles humaines, l’effet
latent des œuvres implique nécessairement un parcours en sens inverse du Voyage
des Ancêtres. En d’autres termes, le pitriyâna est une représentation
symbolique de ce qui est maintenant dénommé la doctrine de la réincarnation, et
il se rattache à la notion de causalité latente (adrishta ou apûrva). Le
caractère purement symbolique de ce concept dans sa globalité est rendu
d’autant plus manifeste si nous réfléchissons que, du point de vue de la Vérité
même, et dans le Présent absolu, il ne peut y avoir aucune distinction entre la
cause et l’effet, et que ce qui est souvent envisagé comme la « destruction du
karma », ou plus exactement comme une destruction des effets latents des
Œuvres, effectuée par la Connaissance et impliquée avec mukti, n’est pas réellement
une destruction des causes effectives (comme s’il était possible de faire que
ce qui a été n’ait pas été, ou de concevoir une potentialité d’être non
réalisée dans le Soi), mais simplement une Réalisation de l’identité de la «
cause » et de l’ « effet ». On doit semblablement comprendre, en rapport avec
la désignation des états de l’être en termes spatiaux, par exemple « le Soleil
» ou « la Lune », que ceux-ci ne doivent pas être pris plus à la lettre en
relation avec les luminaires visibles, que les désignations analogues des états
de l’être en tant que phases du temps, par exemple, celles de la moitié de mois
lumineuse ou bien obscure, cf. Prashna Up. I, 12. Il ne semble pas, en réalité,
que la tradition védique propose réellement quelque doctrine que ce soit d’une
réincarnation selon le sens hautement individuel et littéral des Bouddhistes,
des Jainas et du monde moderne, ni en aucun cas un retour individuel à des
conditions identiques (6), comme celles d’un manvantara déterminé, mais
simplement un retour à des conditions analogiques en un autre âge, manvantara
ou kalpa selon le cas. Ainsi dégagée d’une interprétation par trop littérale,
la doctrine védique (des Upanishads) de la « réincarnation » a une certaine
ressemblance avec les concepts modernes d’ « hérédité » : nous parlons
également de la continuité du « plasma des germes », des « gênes » relativement
perpétuels, et de la possibilité que les caractéristiques d’un lointain parent
puissent ressurgir en un de ses descendants ; nous savons seulement trop bien
que « l’Homme est né dans un jardin tout planté et semé », et rares parmi nous
sont ceux qui peuvent toujours écarter la conviction qu’ « un homme reçoit ce
qui lui advient ».
(5) Cf. BU III, 1, 6 où la Lune,
atteinte grâce à l’efficience du prêtre brâhmane, ici identifiée à l’Intellect,
est tour à tout identifiée à l’Intellect, à Brahman, à la « totale délivrance
».
(6) Une exacte reproduction
d’une quelconque réalité passée serait métaphysiquement inconcevable, puisque
deux quelconques réalités identiques, considérées du point de vue du présent
absolu, où toutes les possibilités d’être sont simultanément réalisées, doivent
être une seule et même réalité. La métaphysique affirme le caractère unique de
chaque monade, et c’est précisément cette unicité qui fait que l’individu tel
qu’il est en lui-même est inconnaissable, alors qu’il est intelligible tel
qu’il est dans le Soi et en tant qu’il est le Soi.
Un autre point important à ce
propos : tandis que le point de vue védique présuppose nécessairement une
immortalité, c’est-à-dire une intemporalité, de toutes les possibilités d’être
qui subsistent en tant que types dans le Soi (et ceci doit être conçu du point
de vue du Soi comme une existence éternelle sur la toile du monde non seulement
de chaque individu, mais aussi de chaque action de chaque individu à tout
niveau d’existence), une immortalité de cette nature ne saurait en aucune façon
être envisagée comme une immortalité du point de vue de la conscience
individuelle. Il est établi de façon suffisamment nette que l’immortalité
relative des Anges et l’immortalité absolue de la Réalisation sont l’une et
l’autre des états qui dépendent tous deux de l’effort personnel, ou bien, comme
cela est dit d’un point de vue plus limité dans la tradition chrétienne, chaque
individu doit faire son salut. Il ne saurait y avoir d’ « immortalité » pour la
monade individuelle qui n’a pas, pour ainsi dire, acquis une « âme » par
l’accomplissement voulu des œuvres, ou bien réalisé le Soi, partiellement en
tant que Voyageur ou complètement en tant que Connaissant. Quant aux êtres
infra-humains, « les petites créatures qui font continuellement retour » dont
il est dit « Sois né et meurs », leur état est le « troisième état », leur
trajet est éphémère, et ne s’effectue ni par le devayâna ni par le pitriyâna,
bien qu’on ne puisse écarter la possibilité que même un animal, dans certaines
circonstances, puisse développer une conscience ayant une capacité de survie.
Quant à ces êtres humains par la forme mais si peu menschlich par nature parce
qu’ils n’accomplissent même pas une virtualité (kâushalya) dans les Œuvres,
leur Psychè est dite renaître dans les seins des animaux, ou bien encore être
perdue. De là (évidemment uniquement du point de vue humain, puisqu’il n’y a
aucune supériorité d’un état par rapport à un autre aux yeux du Soi)
l’importance capitale d’une naissance dans la forme humaine, car c’est ici et
maintenant qu’est déterminé si l’individu héritera ou non de la Vie Éternelle,
ou du moins d’une opportunité renouvelée de gagner la Vie Éternelle. En outre,
le Véda est un corpus de Vérité où est présentée la voie de la vie, et cette
Vérité, éternelle dans la conscience du Soi (sans distinction de la «
connaissance » et de l’ « être »), est transmise telle qu’elle a été « étendue
», par une succession de Prophètes (rishayah) de manvantara (7).
Tandis que le pitriyâna est
ainsi manifesté au cours de la succession des manvantaras, le devayâna est
essentiellement un parcours où l’individu est emporté de plus en plus loin de «
la tempête de l’écoulement du monde » (Maître Eckhart, éd. Evans, I, 192), et,
normalement, ceux qui voyagent dans la nef de la Connaissance ne « revienne jamais
» (punar na avartante). La seule exception à cela est celle d’un avatara, dont
le retour ou la descente est en vérité inévitable, comme celle des Ancêtres
mais avec cette différence que, dans ce cas, la nécessité provient d’un
engagement personnel purement volontaire (comme cela est tout à fait évident
dans le cas des Bodhisattvas, dont la manifestation en tant que Bouddha résulte
d’un puranidhâna), et avec cette particularité supplémentaire que, dans de
pareils cas, la descente n’est pas tellement une incarnation effective ou un
assujettissement impuissant aux conditions humaines, mais bien plutôt une
manifestation (nirmâna) n’affectant par la concentration de la conscience au
degré supérieur de l’être à partir duquel a lieu l’avatarna (8). Dans le cas
d’un avatarna du Seigneur Suprême, cela doit être conçu comme un acte immédiat
de la volonté et de la grâce (9), et, ici, a fortiori, la doctrine du nirmâna
ou celle d’une incarnation purement partielle (amsha) doivent être citées (10).
(7) Dans d’autres versions de la
légende du déluge, la continuité de la tradition est présentée de façon plus
mécanique.
(8) Pour une explication de
l’avatarna en liaison avec les Apântaratamas védiques et autres, se reporter au
commentaire de Shankarâcârya sur les Vedânta Sutras III, 3, 30-31. La doctrine
du nirmâna correspond à l’hérésie docétique dans le Christianisme et elle a son
équivalent dans le Manichéisme.
(9) Comme en BG, passim.
(10) Tout comme, du point de vue
chrétien, il est supposé que la totalité de l’être du Fils fut, de pas
l’Incarnation, emprisonné dans le sein de Marie.
Nous avons vu que toute
procession d’un état d’être à un autre, bien qu’étant formellement « une mort à
nouveau » (punar mrityu), est envisagée du point de vue védique comme le passage
d’une étape à une autre lors d’un voyage sur la mer de la vie. Cette mer peut
être considérée seulement comme ayant une surface horizontale tant que notre
attention se borne à un même état d’être, mais, chaque fois qu’un changement
d’état est envisagé, comme lors des voyages des Anges ou des Ancêtres, la
surface de la mer de la vie est nécessairement conçue sous forme d’une pente
(11) ou de l’enveloppe d’une succession de degrés, qui irait vers le haut ou
vers le bas selon les cas, et comme si elle allait d’une vallée à une colline
ou vice versa. La pente, l’abrupt, ou la hauteur est appelée pravat, par
contraste avec nivat, descente ou profondeur. Pravat se rencontre fréquemment
dans le Rig Veda et dans l’Atharva Veda. Il suffira de noter ici AV VI, 28, 3
où il est dit que Yama fut le premier à atteindre la déclivité (pravat),
découvrant le chemin conduisant à la multiplicité, et AV X, 10, 2 où les
escarpements sont dits au nombre de sept, en rapport évident avec les sept
degrés d’être, que sont les « trois Mondes » et les quatre cieux empyréens,
Mahar, Janas, Tapas et Satyam, et encore AV XVIII, 4, 7 où la traversée des
gués (tîrtha) des grands précipices est dite être effectuée au moyen des œuvres
sacrificielles des méritants. Tout ceci s’accorde avec le Voyage Angélique des
illuminés dans la nef de la Connaissance, et le Voyage des Ancêtres de ceux
dont la nef est les Œuvres.
L’idée selon laquelle la mer de
la vie est comme un océan et sa « surface » comme une pente, explique en outre
une bonne part de la terminologie du voyage posthume et de celui d’un Manu. Par
exemple, l’atteinte du degré d’un état d’être déterminé, port d’escale au cours
du voyage, est conçue comme un amarrage dans un port, comme en AV XIX, 39, 7 où
il est fait incidemment allusion au Voyage Angélique. Ce vaisseau naviguant
dans le ciel est pourvu d’une haussière (bandhana) d’or, et des notions
correspondantes peuvent être trouvées en ShB I, 8, 1, 6 dans l’injonction
donnée à Manu, vrikshe nâvam pratibandhîshvatam, « amarre le bateau à un arbre
» ; et Mbh III, 187, 48, « amarre le bateau au sommet de l’Himâlaya » ; et III,
187, 50, nâu-bandhana, « amarrage du bateau », désignant le sommet de
l’Himâlaya où le bateau de Manu touche terre lorsque le déluge se retire. De la
même façon, l’idée d’une pente ou bien d’un « vers le haut » opposé au « vers
le bas », chaque fois qu’une descente sur la mer de la vie est envisagée, comme
en AV XIX, 39, 8 où il est dit que pour eux (les pèlerins sur le devayâna) qui
« voient l’immortalité » il n’y a pas de « glissement vers le bas »
na’avaprabhramshana (12) et ShB I, 8, 1, 6 où la descente de l’arche de Manu
est présentée comme avasarpana, avec la signification de « glissement vers le
bas ».
Le parallélisme général de ce
qui précède avec la tradition biblique est très étroit : le récit de la
création dans la Genèse correspond à la création au commencement de l’actuel
kalpa, celui du Déluge de Noé à celui du Déluge et de Manu Vâivasvata. Manu,
cependant, n’est pas envisagé comme prenant avec lui une femme et des couples
de créatures selon leurs espèces ; en d’autres termes l’appareil de la version
hébraïque est à cet égard plus artisanal. Manu est un père de l’humanité au
sens où tous les hommes sont dans la semence de Manu ; et du fait que la
réincarnation des ancêtres n’est pas instantanée, mais jour après jour selon le
cours naturel des évènements, on doit comprendre non par le pitiyâna selon son
acception générale, leur généalogie à partir de Manu étant, en quelque sorte,
implicite et par vertu séminale. Leur naissance effective de jour en jour est
décrite de façon quelque peu obscure, dans divers récits d’un retour lors du
Voyage Patriarcal, comme une descente du rasa avec la pluie et un développement
subséquent.
Le crépuscule des dieux de
l’Edda et la restauration du monde qui s’ensuit peuvent aussi représenter la
tradition originelle d’un déluge à la fin d’un cycle du monde : dans le
Völuspa, des expressions comme vepr oll válynd, ragna rok, verold steypesk,
skelfr Yggdrasels, snysk jormongandr, himenn klofnar, suivies de Sér upp koma
opro sinne jorth ór aegre ipjagroena… sás á fjalle fiske veiper, et l’assemblée
des Aesir faisant songer à fornar rúnar, constituent toutes d’étroits
parallèles aux descriptions indiennes de la fin d’un âge du monde et de la
restauration consécutive. La découverte du gollnar toflor paers i árdaga átta
hofpo rappelle la version de Bérose de la légende du déluge (Isaac Preston
Cory, Ancients Frangments, Londres, 1832, pp. 26 sq), où un récit du
commencement, de la procession et de la fin de toutes choses (un véritable
Purâna !) est enterré à Sippara avant l’inondation de la terre, et retrouvé
après le retrait du déluge, et alors à nouveau livré à la connaissance des
hommes.
(11) Une considération globale
du symbolisme traditionnel nous conduirait à identifier cette « pente » au pas
d’une spirale centrée sur l’axe vertical de l’univers, ou bien comme de celle
de l’arrangement des feuilles sur l’Arbre de la Vie.
(12) Ce mot, divisé en
nâva-prabhramshana, était à une certaine époque interprété comme équivalent de
nâu-bandhana, mais ceci a été à juste titre rejeté pour des raisons
grammaticales et autres. Le passage de l’AV ne se rapporte pas à la descente de
l’arche de Manu, mais constitue une référence accessoire à un voyage vers le
haut sur le devayâna.
Ananda K. Coomaraswamy, La
Signification de la Mort, ch VII.
Références :
AV: Atharva Veda
BU: Brihadâranyaka Upanishad
CU: Chândogya Upanishad
Kaush. Up. : Shvetâsvatara Upanishad
RV: Rig Veda
ShB : Shatapatha Brâhmana