Charles Antoni : Un éveil
brusque peut-il survenir sans suivre un enseignement ?
Stephen Jourdain : En
théorie tout le monde peut, à tout instant, s’éveiller. Si on retient cette
terminologie, il semblerait que l’éveil spontané soit rare. Mais il est vrai que
l’Eveil recherché et trouvé est rare également. C’est extraordinairement facile
quand on sait faire le geste, (très, très facile, lumineux !), mais très
difficile à mettre en place ; il y a un truc !
C’est vrai qu’il y a un
truc ! Quand on est petit et qu’on apprend à monter à bicyclette, on se dit que
c’est impossible, qu’on ne tiendra jamais sur ce truc-là, impossible ! Et puis
on essaie, on se casse la gueule un certain nombre de fois, et tout d’un coup
on part sur son vélo. On a appris, on a compris. On ne sait pas expliquer ce
que l’on a compris, c’est très difficile mais, tout à coup, on sait monter à
vélo.
Là, on sait monter à Dieu,
on sait monter à l’Eveil ; c’est pareil ; il y a un truc. Le tout est de donner
le truc, ce n’est pas vraiment évident.
Comment le donner et
surtout comment le recevoir ?
La réponse, tout à fait
classique, c’est de vous suggérer de retourner votre question, de vous en
servir comme d’un instrument pour prendre appui en vous et reculer dans ce que
vous êtes. La réponse à une question n’est jamais au bout du doigt de la
question, elle est exactement de l’autre côté. Il n’y a pas de réponse de type
intellectuel, il n’y a que des réponses existentielles. Et l’existence, cette
existence qu’on veut atteindre est l’origine de la question ; il faut donc
s’intéresser à l’origine de la question plutôt qu’aux supputations qui se
trouvent en aval.
Tu as dit par ailleurs
qu’il est important d’être un bon rêveur. Est-ce quelque chose qui procède
d’une imagination fertile ? D’une faculté à rêver ? Ou est-ce au-delà du rêve ?
C’est vrai qu’il est
important, selon l’expression que j’emploie, de dormir « droitement ». Dormir «
droitement », cela impliquerait de n’avoir aucun souci d’Eveil. Il faut y
aller… mais il ne faut pas en faire un objet de recherche. La plupart de ces
personnes qu’on appelle « chercheurs spirituels » – il n’y a plus que des
chercheurs, tout le monde cherche – cela serait un acte de sagesse de leur
part, d’abord de ne pas dramatiser, de ne pas aller vers quelque chose. Parce
que si on va vers quelque chose, on va forcément aller vers un appât, un gros
objet, un monument. Il faudrait procéder très simplement. Il y a toutes sortes
de choses qu’on peut essayer de faire, des choses très simples, qui relèvent
plus de l’hygiène que de l’étude spirituelle, des choses que nous devrions tous
pratiquer, toutes ces choses qui tendent à faire de nous un être vivant. C’est
ça : au moins être vivant !
Il s’agit de trucs très
simples, de recettes très simples. Ne pas se mentir à soi-même, toujours être
parfaitement clair. Mentir aux autres, faire toutes les « saloperies » qu’on a
envie de faire dans l’existence, mais ne jamais se les cacher à soi-même. C’est
une mesure d’hygiène élémentaire mais il semblerait qu’elle ne soit pas toujours
appliquée. Après ça, essayer de se dégager des préjugés d’ordre social. Et puis
des préjugés plus importants, métaphysiques. Nous sommes des colliers de
préjugés. Moi je n’ai rien contre les préjugés, ni contre quoi que ce soit, je
ne fais le procès d’absolument rien, mais encore faut-il que ces préjugés ne
nous réduisent pas à leur malheureuse teneur intellectuelle. Or, en général,
nous ne sommes qu’un paquet de préjugés : il faut s’en décoller, prendre un peu
de recul. Je fais cette suggestion, très simple, que chacun devrait tous les
jours, 5 minutes pas plus, avoir un cahier où noter ses préjugés. Il n’est
jamais trop tard pour bien faire, même un moribond a intérêt à entreprendre ce
type de travail. Je pense que si on arrive à faire cela, ne pas se mentir à
soi-même et constamment faire l’inventaire de ses propres préjugés, (par
exemple qu’il faut absolument atteindre l’Eveil), on prendra de la distance.
Mais une distance qui ne
sera pas suspecte, qui ne sera pas celle de l’introspection. On ne s’examinera
pas avec celle de l’introspection. On ne s’examinera pas avec une paire de
jumelles, simplement on décodera. Dans l’état habituel on est collé ; on ne va
pas parler d’adhésion mais d’adhérence, au sens chirurgical du terme, « collé
». Nous avons nos attributs, nos déterminations parmi lesquelles nos préjugés
et nous y sommes collés. Nous sommes comme des légumes qui attachent au fond
d’une casserole : il faut absolument libérer les malheureux légumes ou le
malheureux fond de la casserole. Petite mesure d’hygiène ! Normalement si on
fait cela, on doit être payé en gain de vie, on doit sentir rapidement qu’on
est vivant. Mais on risque d’être atterré en se rendant compte qu’on était mort
depuis trente ans !
Il y a une petite chance
pour que l’enfance revienne, que la vie frémisse à nouveau en nous. A partir de
là on est digne du nom d’être humain. C’est déjà très bien, c’est l’essentiel.
Et si par la suite, on a envie de creuser cette intériorité qui a été remise en
place, creuser ce mystère dont le sens a émergé à nouveau, eh bien, on ira
joyeusement ! Pas parce que untel l’a dit mais parce que c’est l’appel de la
vie. Parce que c’est passionnant et amusant. A partir de là on pourra
éventuellement essayer d’accomplir certains actes spécifiques, on pourra essayer
de s’éveiller, de se taper sur l’épaule pour tout d’un coup se redresser en
soi-même, les yeux grands ouverts alors qu’on croyait être en train de veiller…
Ce qu’il est important de
dire c’est que, dans le fond, l’Eveil c’est gai, ce n’est pas triste, c’est
vivant. Et c’est désobéissant, ce n’est pas bien-pensant du tout.
C’est une bonne nouvelle !
Mais attention, il est des
désobéissances convenues ; il faut beaucoup s’en méfier ! En fait, ce n’est ni
bien ni mal pensant. Je ne veux pas dire que ce n’est pas pensant du tout, mais
c’est un cri de vie qui fout en l’air, balance en l’air toutes sortes d’idoles
lamentables. L’Eveil, d’une certaine façon, est une extraordinaire entreprise
de déboulonnage des idoles qu’on a plantées en soi. Mais ceci se fait dans la
liesse, la joie et non pas dans la tristesse et la componction.