Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

14 janvier 2018

GUERRE ET PAIX INTÉRIEURE CHEZ IBN ‘ARABÎ -3-

5. La guerre chez Ibn ‘Arabî: une «technique ascétique»

En réalité, les soufis ont su garder l’art de la guerre tel qu’il a été élaboré et
mis en oeuvre dans les expéditions militaires. Ce sont les mêmes techniques,
mais ce ne sont pas les mêmes cibles, ni les mêmes objectifs. Comme nous
l’avons écrit précédemment, le jihâd se focalise, dans la tradition mystique, sur
l’intériorité de l’âme. On notera d’ailleurs que le chapitre 76 des Futûḥât est suivi
par le chapitre 77 sur l’abandon du combat (tark al-mujâhada), un abandon
qui signifie plutôt dépassement. Dans ce chapitre, Ibn ‘Arabî rappelle l’idée
principale que le véritable combattant est Dieu qui apparaît par sa théophanie
(yatajallâ) sous la forme humaine des antagonistes. Il y a là comme une sorte de
sympathie universelle qui déborde les individualités adverses pour les fondre
dans l’unité transcendantale de Dieu. La référence d’Ibn ‘Arabî est le verset «Et
c’est à lui que revient l’ordre tout entier» . Dieu est pour ainsi
dire l’ultime refuge vers lequel tous les êtres, si disparates qu’ils soient, reviennent.
L’âme figure parmi ces êtres et son retour à Dieu serait heureux si c’est une
âme apaisée (nafs muṭma’inna) d’après les versets 27 et 28 de la sourate 89
(al-Fajr):

«Ô toi, âme apaisée, retourne vers ton seigneur, satisfaite et agréée»



Dans le Jâmi‘ al-bayân, al-Ṭabarî dit que l’âme apaisée est celle qui croit et
adhère à la parole de Dieu (al-muṣaddiqa), et donne son assentiment à tout ce qui
provient de lui par le biais du destin. C’est ce que Sulamî admet aussi dans
Ḥaqâ’iq al-tafsîr: l’âme apaisée est comme une parcelle de Dieu qui revient à
son origine.
Parler de l’âme apaisée, c’est évoquer les parcours douloureux qu’elle traverse
pour aboutir à l’apaisement. Ces parcours sont jalonnés d’épreuves et de
combats, au moyen de techniques ascétiques dûment observées. Quand on parle
d’art de la guerre, on invoque les techniques pour la mener à bien (une tecknè)
entraînant l’idée de moyens qui doivent être mis en oeuvre pour se lancer dans la
bataille.
Parmi les soufis qui furent les plus attentifs à cet aspect polémologique, on
trouve al-Ḥakîm al-Tirmidhî (m. 318/930), natif de Tirmidh (Termez) au nord du
Khorassan (l’actuel Ouzbékistan). Dans la plus grande partie de ses oeuvres, on
rencontre une description psychologique mettant en scène la mise en ordre de
bataille de deux armées, celle du coeur et celle de l’âme. Il écrit dans Al-masâ’il
al-maknûna: «Nous avons trouvé que la passion déchaîne les concupiscences, et
que l’intellect est à l’origine des sciences et de la connaissance». Et un peu plus
loin: «Le coeur gouverne les membres corporels. Il en est le prince. S’il est guidé
par la connaissance et l’intellect, il est alors droit; et s’il est envahi par la passion
et l’âme, il s’écarte de la voie de Dieu».
Dans la plupart des textes de Tirmidhî, on trouve les figures du roi, du prince,
du sultan, du gouvernement pour décrire la configuration du corps humain et ses
facultés cognitives. En d’autres termes, la description de Tirmidhî met en évidence
une gestion du corps semblable à celle pratiquée par un gouvernement
dans l’administration d’un peuple. Cette conception a été reprise par de nombreux
auteurs comme Abû Ḥâmid al-Ghazâlî (m. 505/1111) dans l’Iḥyâ’ ‘ulûm
al-dîn (cf. en particulier Kitâb sharḥ ‘ajâ’ib al-qalb/ Livre sur le commentaire
des merveilles du coeur) et Ibn ‘Arabî dans al-Tadbîrât al-ilâhiyya.
Le livre d’Ibn ‘Arabî est, à cet égard, caractéristique. Le sommaire de ce livre
met nettement en évidence l’alliance entre le corps humain et l’administration de
la cité. On y trouve une description de la «cité du corps» (madînat al-jism), la
guerre entre l’intellect et la passion, la gestion du commandement militaire, des
soldats et la supervision de l’armée. C’est dire à quel point le modèle militaire a
fasciné les soufis jusqu’à son application dans leur approche morale et spirituelle
de la mujâhada.
Dans les Tadbîrât al-ilâhiyya, Ibn ‘Arabî écrit que le corps est comme une
cité cosmopolite dont le roi serait le coeur (al-qalb). Il est appuyé par l’intellect
qui réside dans le cerveau (al-dimâgh), et dont la tâche est de guider les membres
corporels vers l’appréhension du bien, à l’instar du chef militaire qui veille sur
l’ordre de ses subordonnés. Une vraie machine à penser, l’intellect procède par
calcul et veille en luttant contre les intrusions malsaines. Mais au sein de cette
cité corporelle réside la passion (al-hawâ) qui dirige un groupe de pirates, et
tente de corrompre l’âme. Celle-ci est tiraillée entre les suggestions “angéliques”
provenant de l’intellect (qui les reçoit à son tour du coeur, lequel les reçoit de
l’Esprit Saint) et les suggestions “diaboliques” émanant de la passion d’après le
verset 8 de la sourate 91 (al-Shams): «Et lui a alors inspiré son immoralité de
même que sa piété» . Si l’âme répond à l’appel de l’intellect,
elle est alors une âme apaisée (nafs muṭma’inna), et si elle succombe aux tentations
de la passion, elle est une âme incitatrice au mal (ammâra bi l-sû’) d’après
le verset 53 de la sourate 12 (Yûsuf).
C’est ainsi qu’Ibn ‘Arabî explique la guerre intestine dans le royaume corporel
et les étapes de mortification que l’âme doit franchir pour être apaisée, et rejoindre
son origine d’après les versets 27 et 28 de la sourate 89. Dans plusieurs
textes de son oeuvre, Ibn ‘Arabî commente ces versets en disant que l’âme qui
triomphe des vices de la passion rejoint son Seigneur qui se manifeste sous son
apparence corporelle, mais reste néanmoins caché (mastûr) comme l’énonce le
verset 30 «Et entre dans mon paradis» . Le mot janna a pour signification
“l’écran protecteur” (al-satr). L’âme devient ainsi protégée, et protectrice
du Seigneur qui se manifeste derrière sa forme humaine. Elle obtient la quiétude
(al-sakîna) qui est l’adhésion (al-îmân) ou l’assentiment, une explication rapportée
par Abû Naṣr al-Sarrâj (m. 378/988) dans al-Luma‘.
Les soufis définissent cette croyance en recourant à la requête d’Abraham qui
demanda à Dieu comment ressusciter les morts. Dieu dit: «Ne crois-tu pas encore?
». Il répondit: «Si, mais que mon coeur soit rassuré». Ibn ‘Arabî explique
cela dans ses réponses au questionnaire de Tirmidhî en disant que l’âme est
naturellement anxieuse face aux incertitudes du combat contre ses vices. Une
fois qu’elle réussit à dompter son ego, elle est alors apaisée et atteint la béatitude.
Ainsi, la paix intérieure de l’âme n’est possible qu’après un mouvement laborieux,
conformément au schéma universel de mouvement et de repos



Conclusion

Guerre et paix chez Ibn ‘Arabî sont conjointement liées, la première menant
nécessairement à l’autre. L’accent a été mis sur le déplacement sémantique et
herméneutique que les soufis (dont notre auteur) ont opéré au niveau du mot
jihâd allant de la guerre (au sens habituel) au combat intérieur. Certains soufis
étaient aussi des guerriers et assumaient une tâche à la fois mystique et politique,
comme ce fut le cas de Cheikh Arslân (XIIe siècle) ou de l’Emir Abdelkader
(m. 1301/1883) en Algérie. Le souci de fonder une politique de l’âme a vraisemblablement
prédominé dans leur vision du monde comme dans leur pratique morale.
La preuve en est l’extrapolation du modèle guerrier et cosmopolitique sur la
configuration du corps humain et le gouvernement de l’âme. En définitive, cette
conception a un atout majeur, celui de conjuguer l’ascèse psychologique (ou la
maîtrise de soi) et l’engagement politique, deux entreprises qui sont l’actualisation
effective du jihâd.

The walāyah of all preceding prophets also prospers in the community of
Muhammad (on whom be the peace and benedictions of God!). There are
awliyā’ on the footsteps of Jesus or Moses. There are awliyā’ realizing walāyah
on the heart of Abraham and so on; there are even seals (the summits of perfection)
of certain walāyah in the community of Muhammad, like Jesus who will
appear as both a prophet and walī in the Muhammadan community at the end of
the times.

Mohammed Chaouki Zine
(IREMAM, Aix-en-Provence, France)