3. La mujâhada comme «capital symbolique»
Dans ce même chapitre 76, Ibn ‘Arabî commente le verset
«Dieu a acheté (ishtarâ) des croyants leurs personnes et leurs biens en échange
du paradis»(Cor. 9/111).
C’est une sorte d’échange ou de commerce qui s’effectue
entre l’homme et Dieu. Le premier vend son âme au second tout en sachant que ce
qu’il trouve chez ce dernier (c’est-à-dire le paradis) est plus attrayant. Le
rapport entre l’homme et son âme est décrit par Ibn ‘Arabî comme étant
métaphorique (musta‘ âr), une description qui n’existe pas chez ses prédécesseurs,
et que nous allons examiner par la suite. Dans son Ḥaqâ’iq al-tafsîr, Abû ‘Abd
al-Raḥmân al-Sulamî5 (m. 412/1021) opte pour une explication de ce verset qui
présente l’apport divin, à savoir le paradis, comme une monnaie d’échange, comme
un rachat ou une rédemption. Les deux éléments concernés sont les biens
matériels (al-amwâl) et l’âme (al-nafs), c’est-à-dire deux éléments qui sont,
par nature, aimables, et l’idée de les perdre suscite la crainte et le
désarroi. Donner de son bien matériel et vendre son âme à Dieu sont, d’après
cette conception, l’expression de la mujâhada, parce que le don en aumône de
ses biens matériels (zakât) et la purification de l’âme (tazkiyya) sont deux
démarches qui nécessitent application et abnégation.
C’est ce que semble
admettre aussi ‘Abd al-Karîm al-Qushayrî6 (m. 465/ 1072) dans son Laṭâ’if
al-ishârât, lorsqu’il évoque l’âme comme une denrée ayant une valeur: l’âme
doit être débarrassée des vices qui l’obscurcissent et amoindrissent sa qualité
au regard de l’acquéreur qui est Dieu. Ibn ‘Arabî, quand à lui, évoque, par le
biais d’un rapport métaphorique7 (isti‘âra), l’âme comme prêt ou emprunt, ce
qui n’est pas sans lien avec l’idée de l’échange (ou le commerce). L’âme est ce
que le corps emprunte pour assurer son fonctionnement vital, et le corps est un
habitacle que l’âme emprunte pour se donner une forme visible pouvant parler,
voir, agir, pâtir, et communiquer. Ainsi, aucun n’est la propriété légale et
tangible de l’autre. Chacun est le locataire de l’autre avec la conviction de
le quitter un jour.
Selon l’auteur des Futûḥât, l’âme que Dieu achète, d’après
le verset 111 de la sourate al-tawba, précédemment cité, est l’âme animale
(al-nafs al-hayawâniya) que lui vend l’âme raisonnable (al-nafs al-nâṭiqa).
L’âme animale sujette aux vices est vouée à la destruction sous la double forme
du martyre et de la mortification, tandis que l’âme raisonnable est destinée à
occuper le paradis en accomplissant ce que le Coran appelle «le commerce
lucratif» (tijâra râbiḥa) dans la sourate 61 (al-ṣaff), verset 10: «Ô vous qui avez
cru! Vous indiquerai-je un commerce qui vous sauvera d’un châtiment douloureux?».
Le commerce, bien qu’il ait une connotation marchande voire mercantile, est, de
surcroît, un lien entre des sujets. Il est, de ce fait, la rencontre de deux
êtres. Le commerce connote donc l’échange lucratif auquel l’âme raisonnable procède
en sacrifiant l’âme animale, et la rencontre béate entre Dieu et le serviteur. Il
s’agit, dans cette perspective, d’un “capital” que le serviteur détient en l’entourant
d’attaches fort cruciales (biens matériels, âme) et de “transactions” auxquelles
il doit procéder pour gagner le paradis dans un moindre degré, et l’amour de
Dieu dans un degré plus éminent. Il s’agit donc d’un rapport symbolique, si par
“symbole” on entend un signe présent pouvant évoquer une chose absente avec
laquelle il entretient un rapport de corrélation: «Un symbole ne signifie pas:
il évoque et focalise, assemble et concentre, de façon analogiquement polyvalente,
une multiplicité de sens qui ne se réduisent pas à une seule signification ni à
quelques-unes seulement»8. 8
Alleau R. La science des symboles. Paris: Payot 1976. P. 12–13.
Comme son étymologie l’indique, le symbole (sumbolon)
implique toujours le rassemblement de deux moitiés: une face visible et une
face invisible telle la lune durant sa phase bimensuelle. Le sumbolon est le
signe de reconnaissance de cette lune sous sa phase initiale (croissant de
lune) pour identifier le début du mois de jeûne (ramaḍân): «Mangez et buvez
jusqu’à ce que se distingue, pour vous, le fil blanc de l’aube du fil noir de
la nuit. Puis accomplissez le jeûne jusqu’à la nuit» (Cor. 2/187). Le symbole
est indice de la distinction entre deux aspects de la même réalité: le jour et
la nuit (pour la journée), le visible (shahâda) et le caché (ghayb) pour
l’existence, etc. Cet aspect double de la réalité est caractérisé plus par la
corrélation que par l’antinomie. Il est le fruit d’une unité intrinsèque que
les soufis ont su identifier par le terme waḥdat al-wujûd, lorsque Dieu devient
l’être en soi du serviteur, non pas son essence, en vertu de cette limite
distinctive (sumbolon) entre divinité et humanité, mais en fonction d’un
rapport qui se trame au niveau des formes épiphaniques comme nous le découvrirons
par la suite.Le combat sous le signe de la waḥdat al-wujûd
Ainsi, Ibn ‘Arabî donne à la mujâhada une dimension
universelle (jihâd‘âmm), parce qu’il pense que tout être qui fournit un effort
et subit les infortunes du destin est un combattant. Dans ce champ de bataille,
l’homme s’efforce de faire basculer l’ordre des choses en sa faveur, par le
biais du négoce. Le fait de dire qu’il subit les adversités fait penser qu’il y
a des actes qui dépendent du combattant, et que d’autres actes ne dépendent pas
de lui, puisqu’il est assujetti à l’ordre des choses qui dépend du décret divin
et du destin (ḥukm al-qaḍâ’ wa l-qadar). La question de ce décret divin, c’est-à-dire
la relation entre la liberté et le déterminisme, a été, maintes fois, discutée
dans l’histoire doctrinale de l’islam,le plus souvent avec véhémence, notamment
dans les débats théologiques.
L’explication d’Ibn ‘Arabî s’inscrit dans ce débat théologique,
tout en se démarquant de ses méthodes dialectiques et spéculatives. Il place
son explication sous le signe de ce que les soufis appellent communément
«l’unicité de l’être» (waḥdat al-wujûd), même si Ibn ‘Arabî n’est pas le
fondateur ou le promoteur de cette théorie, apparue vraisemblablement après lui,
dans les commentaires de ses disciples, en particulier Ṣadr al-Dîn al-Qûnawî
(m. 673/1274). L’idée principale de cette “théorie”9 est que Dieu est l’être en
soi de l’existence. Celle-ci est caractérisée par l’unicité, à l’image de
l’unicité de Dieu. Tous les êtres qui composent cette existence ont le statut
des êtres possibles siégeant dans la science de Dieu. Ils n’ont donc pas une
existence réelle et nécessaire, mais uniquement une existence éphémère ou
métaphorique. Nous venons de voir le recours d’Ibn ‘Arabî à l’explication
métaphorique en ce qui concerne le rapport entre l’âme et le corps. La waḥdat
al-wujûd n’est rien d’autre que l’extension du dogme de l’unicité (al-tawḥîd),
tel qu’il a été institué par la religion musulmane. Cette unicité prend une
dimension ontologique plus large et devient dans le taṣawwuf (le soufisme) l’expression
de l’unité absolue. Ainsi, Ibn ‘Arabî lit le verset 17 de la sourate 8 (al-anfâl):
«Et lorsque tu lançais, ce n’est pas toi qui lançais, mais c’est Dieu qui lançait»
à la lumière de cette théorie. Dans cette sourate est évoquée la bataille de
Badr pendant laquelle le prophète Muḥammad a lancé une poignée de terre en
direction de l’ennemi. La règle que l’auteur établit dans son explication du
verset est la concomitance de la négation (wa mâ ramayta) et de l’affirmation
(idh ramayta). Elle .Nous employons ici
“théorie” avec plus de circonspection, car la waḥdat al-wujûd, tellqu’elle est
impliquée dans les textes d’Ibn ‘Arabî et telle qu’elle a été thématisée chez
ses disciples, n’est pas le résultat d’une «vision spéculative» que connote
toute théorie (theôria est essentiellement une vision, un spectaculum, et par
extension, une idée, une doctrine, un système de pensée, etc.). Elle est plutôt
une “contemplation” si par celle-ci on entend «vision contemplative du témoin
(shuhûd al-shâhid) qui demeure dans le coeur, par Dieu» (Fut. T. II. P. 495/
Chapitre 209). Il s’agit d’un témoignage enraciné dans le coeur et n’émane pas
de vision spéculative. L’ontologie concerne l’existence et ses degrés de
manifestation.
M.C. Zine exprime
l’identité entre l’acte et son contraire par l’intervention de Dieu qui est le
véritable acteur, le vrai lanceur derrière l’apparence humaine du prophète ou à
travers cette apparence humaine. D’autant plus que la structure du verset est une
sorte d’asyndète qui efface les conjonctions (wa mâ ramayta idh ramayta).Ibn
‘Arabî l’explique ailleurs par le fait que les combattants (‘asâkir) n’ont pas d’existence
réelle, tout comme les êtres demeurant dans la science divine, et qu’ils sont
des apparences (maẓâhir) pour la manifestation réelle de la divinité (tajallî).Ibn
‘Arabî tire de cette règle un principe défiant toute logique et aboutissant à la
perplexité (al-ḥayra). Le lanceur est, à la fois, Dieu et n’est pas Dieu. Ce
qui provoque ce qu’il appelle shubha, une sorte de “confusion” entre deux
choses en apparence semblables, mais en réalité différentes. Le verset a été
expliqué autrement par Abû Ja‘far Muḥammad b. Jarîr al-Ṭabarî (m. 310/923) dans
Jâmi‘ al-bayân, selon qui les actes humains sont acquis (muktasaba) par Dieu, c’est-à-dire
que les hommes agissent grâce à l’assistance (al-tawfîq) et à la providence (al-‘inâya)
divines. Nous trouvons une explication similaire chez Sulamî qui considère la
volonté divine comme moteur réel des actes humains.D’après Qushayrî, l’acte du
prophète qui lance la poignée de terre lors de la bataille de Badr trouve son principe
unificateur chez Dieu.Il apparaît indéniable que la signification du verset
repose sur l’unité transcendantale des actes humains: l’acteur est divin, mais
l’apparence est humaine.
La suite du verset [«et ce pour éprouver les croyants d’une
belle épreuve de sa part» met aussi en jeu le destin qui enveloppe la totalité du
monde. Il s’agit d’une épreuve (balâ’) qui justifie, selon Ibn ‘Arabî, l’appellation
de combattant (mujâhid) pour tout être soumis à ce destin. Un autre verset le
démontre, le verset 31 de la sourate 47 (Muḥammad): «Et certes nous vous
éprouverons jusqu’à ce que nous sachions ceux d’entre vous qui combattent et
ceux qui sont patients, et nous éprouverons ce que vous aurez fait»
Ibn ‘Arabî a longuement commenté ce verset pour expliquer la
prééminencede la science divine et montrer qu’elle contient la totalité des
êtres et des actes.
Il fait également allusion à l’épreuve qui est une forme
d’expérience (khibra) par le biais de laquelle l’être acquiert des connaissances,
par goût initiatique (dhawq). L’épreuve lui permet de se forger un caractère
vigoureux et de tenir tête aux vicissitudes du destin.
Nous n’allons pas nous attarder sur l’aspect épistémologique
et exégétique de l’interprétation de ce verset. Nous retenons seulement que le
combat (al-jihâd)dont il s’agit dans ce verset excède la définition restreinte
et canonique transmise par le droit musulman (fiqh). Ce jihâd acquiert une
signification universelle de lutte contre les adversités venant de l’extérieur
(le monde) et les vices se retrouvant à l’intérieur (l’âme). Ce jihâd est
inscrit dans une unité totale qui est l’action de Dieu dans le monde. Ibn
‘Arabî dit, en substance, que le vrai combattant est Dieu sous la forme humaine
des adversaires. Nous voici donc en face d’une conception tempérée du jihâd,
non seulement parce qu’elle minimise sa signification relayée par l’orthodoxie,
mais parce qu’elle effectue aussi un écart sémantique et herméneutique majeur
dans le vocable même du mot jihâd. Ainsi, on passe de la lutte armée à l’effort
moral et physique qui se manifeste dans le moindre acte louable. La tradition
mystique n’a gardé de la guerre que sa forme stratégique et tactique pour
déjouer les plans rusés du vice. Ainsi, nous pouvons voir chez de nombreux
mystiques musulmans toute une littérature polémologique dont les acteurs sont
le coeur (al-qalb), l’intellect (al-‘aql), l’âme (al-nafs), la passion (al-hawâ),
les membres corporels (al-jawâriḥ), les idées fugaces (al-khawâṭir), etc. Cette
littérature attribue aussi à ces forces et facultés une connotation humaine,
dans la mesure où le coeur est assimilé au roi, l’intellect au conseiller du
roi, les membres corporels aux soldats, etc. S’agit-il d’une extrapolation
humaine pour tirer un quelconque enseignement?
Mohammed Chaouki Zine
(IREMAM, Aix-en-Provence, France)