Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

13 janvier 2018

GUERRE ET PAIX INTÉRIEURE CHEZ IBN ‘ARABÎ - 2-



3. La mujâhada comme «capital symbolique»

Dans ce même chapitre 76, Ibn ‘Arabî commente le verset «Dieu a acheté (ishtarâ) des croyants leurs personnes et leurs biens en échange du paradis»(Cor. 9/111).
C’est une sorte d’échange ou de commerce qui s’effectue entre l’homme et Dieu. Le premier vend son âme au second tout en sachant que ce qu’il trouve chez ce dernier (c’est-à-dire le paradis) est plus attrayant. Le rapport entre l’homme et son âme est décrit par Ibn ‘Arabî comme étant métaphorique (musta‘ âr), une description qui n’existe pas chez ses prédécesseurs, et que nous allons examiner par la suite. Dans son Ḥaqâ’iq al-tafsîr, Abû ‘Abd al-Raḥmân al-Sulamî5 (m. 412/1021) opte pour une explication de ce verset qui présente l’apport divin, à savoir le paradis, comme une monnaie d’échange, comme un rachat ou une rédemption. Les deux éléments concernés sont les biens matériels (al-amwâl) et l’âme (al-nafs), c’est-à-dire deux éléments qui sont, par nature, aimables, et l’idée de les perdre suscite la crainte et le désarroi. Donner de son bien matériel et vendre son âme à Dieu sont, d’après cette conception, l’expression de la mujâhada, parce que le don en aumône de ses biens matériels (zakât) et la purification de l’âme (tazkiyya) sont deux démarches qui nécessitent application et abnégation. 


C’est ce que semble admettre aussi ‘Abd al-Karîm al-Qushayrî6 (m. 465/ 1072) dans son Laṭâ’if al-ishârât, lorsqu’il évoque l’âme comme une denrée ayant une valeur: l’âme doit être débarrassée des vices qui l’obscurcissent et amoindrissent sa qualité au regard de l’acquéreur qui est Dieu. Ibn ‘Arabî, quand à lui, évoque, par le biais d’un rapport métaphorique7 (isti‘âra), l’âme comme prêt ou emprunt, ce qui n’est pas sans lien avec l’idée de l’échange (ou le commerce). L’âme est ce que le corps emprunte pour assurer son fonctionnement vital, et le corps est un habitacle que l’âme emprunte pour se donner une forme visible pouvant parler, voir, agir, pâtir, et communiquer. Ainsi, aucun n’est la propriété légale et tangible de l’autre. Chacun est le locataire de l’autre avec la conviction de le quitter un jour.

Selon l’auteur des Futûḥât, l’âme que Dieu achète, d’après le verset 111 de la sourate al-tawba, précédemment cité, est l’âme animale (al-nafs al-hayawâniya) que lui vend l’âme raisonnable (al-nafs al-nâṭiqa). L’âme animale sujette aux vices est vouée à la destruction sous la double forme du martyre et de la mortification, tandis que l’âme raisonnable est destinée à occuper le paradis en accomplissant ce que le Coran appelle «le commerce lucratif» (tijâra râbiḥa) dans la sourate 61 (al-ṣaff), verset 10: «Ô vous qui avez cru! Vous indiquerai-je un commerce qui vous sauvera d’un châtiment douloureux?». Le commerce, bien qu’il ait une connotation marchande voire mercantile, est, de surcroît, un lien entre des sujets. Il est, de ce fait, la rencontre de deux êtres. Le commerce connote donc l’échange lucratif auquel l’âme raisonnable procède en sacrifiant l’âme animale, et la rencontre béate entre Dieu et le serviteur. Il s’agit, dans cette perspective, d’un “capital” que le serviteur détient en l’entourant d’attaches fort cruciales (biens matériels, âme) et de “transactions” auxquelles il doit procéder pour gagner le paradis dans un moindre degré, et l’amour de Dieu dans un degré plus éminent. Il s’agit donc d’un rapport symbolique, si par “symbole” on entend un signe présent pouvant évoquer une chose absente avec laquelle il entretient un rapport de corrélation: «Un symbole ne signifie pas: il évoque et focalise, assemble et concentre, de façon analogiquement polyvalente, une multiplicité de sens qui ne se réduisent pas à une seule signification ni à quelques-unes seulement»8. 8 Alleau R. La science des symboles. Paris: Payot 1976. P. 12–13.

Comme son étymologie l’indique, le symbole (sumbolon) implique toujours le rassemblement de deux moitiés: une face visible et une face invisible telle la lune durant sa phase bimensuelle. Le sumbolon est le signe de reconnaissance de cette lune sous sa phase initiale (croissant de lune) pour identifier le début du mois de jeûne (ramaḍân): «Mangez et buvez jusqu’à ce que se distingue, pour vous, le fil blanc de l’aube du fil noir de la nuit. Puis accomplissez le jeûne jusqu’à la nuit» (Cor. 2/187). Le symbole est indice de la distinction entre deux aspects de la même réalité: le jour et la nuit (pour la journée), le visible (shahâda) et le caché (ghayb) pour l’existence, etc. Cet aspect double de la réalité est caractérisé plus par la corrélation que par l’antinomie. Il est le fruit d’une unité intrinsèque que les soufis ont su identifier par le terme waḥdat al-wujûd, lorsque Dieu devient l’être en soi du serviteur, non pas son essence, en vertu de cette limite distinctive (sumbolon) entre divinité et humanité, mais en fonction d’un rapport qui se trame au niveau des formes épiphaniques comme nous le découvrirons par la suite.Le combat sous le signe de la waḥdat al-wujûd
Ainsi, Ibn ‘Arabî donne à la mujâhada une dimension universelle (jihâd‘âmm), parce qu’il pense que tout être qui fournit un effort et subit les infortunes du destin est un combattant. Dans ce champ de bataille, l’homme s’efforce de faire basculer l’ordre des choses en sa faveur, par le biais du négoce. Le fait de dire qu’il subit les adversités fait penser qu’il y a des actes qui dépendent du combattant, et que d’autres actes ne dépendent pas de lui, puisqu’il est assujetti à l’ordre des choses qui dépend du décret divin et du destin (ḥukm al-qaḍâ’ wa l-qadar). La question de ce décret divin, c’est-à-dire la relation entre la liberté et le déterminisme, a été, maintes fois, discutée dans l’histoire doctrinale de l’islam,le plus souvent avec véhémence, notamment dans les débats théologiques.


L’explication d’Ibn ‘Arabî s’inscrit dans ce débat théologique, tout en se démarquant de ses méthodes dialectiques et spéculatives. Il place son explication sous le signe de ce que les soufis appellent communément «l’unicité de l’être» (waḥdat al-wujûd), même si Ibn ‘Arabî n’est pas le fondateur ou le promoteur de cette théorie, apparue vraisemblablement après lui, dans les commentaires de ses disciples, en particulier Ṣadr al-Dîn al-Qûnawî (m. 673/1274). L’idée principale de cette “théorie”9 est que Dieu est l’être en soi de l’existence. Celle-ci est caractérisée par l’unicité, à l’image de l’unicité de Dieu. Tous les êtres qui composent cette existence ont le statut des êtres possibles siégeant dans la science de Dieu. Ils n’ont donc pas une existence réelle et nécessaire, mais uniquement une existence éphémère ou métaphorique. Nous venons de voir le recours d’Ibn ‘Arabî à l’explication métaphorique en ce qui concerne le rapport entre l’âme et le corps. La waḥdat al-wujûd n’est rien d’autre que l’extension du dogme de l’unicité (al-tawḥîd), tel qu’il a été institué par la religion musulmane. Cette unicité prend une dimension ontologique plus large et devient dans le taṣawwuf (le soufisme) l’expression de l’unité absolue. Ainsi, Ibn ‘Arabî lit le verset 17 de la sourate 8 (al-anfâl): «Et lorsque tu lançais, ce n’est pas toi qui lançais, mais c’est Dieu qui lançait» à la lumière de cette théorie. Dans cette sourate est évoquée la bataille de Badr pendant laquelle le prophète Muḥammad a lancé une poignée de terre en direction de l’ennemi. La règle que l’auteur établit dans son explication du verset est la concomitance de la négation (wa mâ ramayta) et de l’affirmation (idh ramayta). Elle  .Nous employons ici “théorie” avec plus de circonspection, car la waḥdat al-wujûd, tellqu’elle est impliquée dans les textes d’Ibn ‘Arabî et telle qu’elle a été thématisée chez ses disciples, n’est pas le résultat d’une «vision spéculative» que connote toute théorie (theôria est essentiellement une vision, un spectaculum, et par extension, une idée, une doctrine, un système de pensée, etc.). Elle est plutôt une “contemplation” si par celle-ci on entend «vision contemplative du témoin (shuhûd al-shâhid) qui demeure dans le coeur, par Dieu» (Fut. T. II. P. 495/ Chapitre 209). Il s’agit d’un témoignage enraciné dans le coeur et n’émane pas de vision spéculative. L’ontologie concerne l’existence et ses degrés de manifestation.
M.C. Zine exprime l’identité entre l’acte et son contraire par l’intervention de Dieu qui est le véritable acteur, le vrai lanceur derrière l’apparence humaine du prophète ou à travers cette apparence humaine. D’autant plus que la structure du verset est une sorte d’asyndète qui efface les conjonctions (wa mâ ramayta idh ramayta).Ibn ‘Arabî l’explique ailleurs par le fait que les combattants (‘asâkir) n’ont pas d’existence réelle, tout comme les êtres demeurant dans la science divine, et qu’ils sont des apparences (maẓâhir) pour la manifestation réelle de la divinité (tajallî).Ibn ‘Arabî tire de cette règle un principe défiant toute logique et aboutissant à la perplexité (al-ḥayra). Le lanceur est, à la fois, Dieu et n’est pas Dieu. Ce qui provoque ce qu’il appelle shubha, une sorte de “confusion” entre deux choses en apparence semblables, mais en réalité différentes. Le verset a été expliqué autrement par Abû Ja‘far Muḥammad b. Jarîr al-Ṭabarî (m. 310/923) dans Jâmi‘ al-bayân, selon qui les actes humains sont acquis (muktasaba) par Dieu, c’est-à-dire que les hommes agissent grâce à l’assistance (al-tawfîq) et à la providence (al-‘inâya) divines. Nous trouvons une explication similaire chez Sulamî qui considère la volonté divine comme moteur réel des actes humains.D’après Qushayrî, l’acte du prophète qui lance la poignée de terre lors de la bataille de Badr trouve son principe unificateur chez Dieu.Il apparaît indéniable que la signification du verset repose sur l’unité transcendantale des actes humains: l’acteur est divin, mais l’apparence est humaine.
La suite du verset [«et ce pour éprouver les croyants d’une belle épreuve de sa part» met aussi en jeu le destin qui enveloppe la totalité du monde. Il s’agit d’une épreuve (balâ’) qui justifie, selon Ibn ‘Arabî, l’appellation de combattant (mujâhid) pour tout être soumis à ce destin. Un autre verset le démontre, le verset 31 de la sourate 47 (Muḥammad): «Et certes nous vous éprouverons jusqu’à ce que nous sachions ceux d’entre vous qui combattent et ceux qui sont patients, et nous éprouverons ce que vous aurez fait»

Ibn ‘Arabî a longuement commenté ce verset pour expliquer la prééminencede la science divine et montrer qu’elle contient la totalité des êtres et des actes.
Il fait également allusion à l’épreuve qui est une forme d’expérience (khibra) par le biais de laquelle l’être acquiert des connaissances, par goût initiatique (dhawq). L’épreuve lui permet de se forger un caractère vigoureux et de tenir tête aux vicissitudes du destin.

Nous n’allons pas nous attarder sur l’aspect épistémologique et exégétique de l’interprétation de ce verset. Nous retenons seulement que le combat (al-jihâd)dont il s’agit dans ce verset excède la définition restreinte et canonique transmise par le droit musulman (fiqh). Ce jihâd acquiert une signification universelle de lutte contre les adversités venant de l’extérieur (le monde) et les vices se retrouvant à l’intérieur (l’âme). Ce jihâd est inscrit dans une unité totale qui est l’action de Dieu dans le monde. Ibn ‘Arabî dit, en substance, que le vrai combattant est Dieu sous la forme humaine des adversaires. Nous voici donc en face d’une conception tempérée du jihâd, non seulement parce qu’elle minimise sa signification relayée par l’orthodoxie, mais parce qu’elle effectue aussi un écart sémantique et herméneutique majeur dans le vocable même du mot jihâd. Ainsi, on passe de la lutte armée à l’effort moral et physique qui se manifeste dans le moindre acte louable. La tradition mystique n’a gardé de la guerre que sa forme stratégique et tactique pour déjouer les plans rusés du vice. Ainsi, nous pouvons voir chez de nombreux mystiques musulmans toute une littérature polémologique dont les acteurs sont le coeur (al-qalb), l’intellect (al-‘aql), l’âme (al-nafs), la passion (al-hawâ), les membres corporels (al-jawâriḥ), les idées fugaces (al-khawâṭir), etc. Cette littérature attribue aussi à ces forces et facultés une connotation humaine, dans la mesure où le coeur est assimilé au roi, l’intellect au conseiller du roi, les membres corporels aux soldats, etc. S’agit-il d’une extrapolation humaine pour tirer un quelconque enseignement?

Mohammed Chaouki Zine

(IREMAM, Aix-en-Provence, France)