«Guerre» et «paix» sont deux notions antinomiques comme le
mouvement et le repos: il n’y a pas de guerre paisible, comme il n’y a pas de
paix conflictuelle.
Nous ne pouvons pas les traiter comme un “oxymore”, bien que
les mystiques aient été friands de cette figure de style qu’ils maniaient avec
brio dans la poésie comme dans les oeuvres de systématisation doctrinale. Le
passage d’une situation à l’autre se fait en fonction des conditions objectives
et des conjonctures. Dans le langage mystique, ce sont les états spirituels (aḥwâl,
pl. de ḥâl) qui déterminent la situation dans laquelle se trouve l’adepte:
situation de guerre (combat–mujâhada, ascèse–riyâḍa, observation des préceptes–‘ibâda,
extase–wajd, etc.)ou situation de paix (quiétude–sakîna, stabilité–tamkîn,
intimité–uns, etc.).
Cependant, guerre et paix ne vont pas l’une sans l’autre: la
guerre comme effort physique et épreuve morale finit par s’estomper et aboutir
à la trêve. La tradition mystique met en scène le combat que la raison
(al-‘aql) doit mener contre la passion (al-hawâ), une description classique que
la plupart des soufis ont développé dans leurs manuels.1. 1 En particulier chez al-Ḥakîm al-Tirmidhî. Kitâb al-‘aql wa al-hawâ.
Alexandrie: Dâr al-Ma‘rifa al-Jâmi‘iyya 1991; Idem. Riyâḍat
al-nafs. Beyrouth: Dâr
al-kutub al-‘ilmiyya 2005,comme nous le découvrirons plus loin.
La conception canonique ou jurisprudentielle de la guerre,
qu’on appelle habituellement jihâd, a été modifiée par la tradition mystique et
orientée vers l’expérience intérieure. En s’appuyant sur les textes coraniques et
prophétiques, cette tradition a fait sienne la conception ésotérique de la guerre,
reléguant le jihâd armé au rang de combat mineur n’ayant pas les mêmes vertus
que la lutte de l’âme contre ses passions.
1. 1 Jihâd mineur et jihâd majeur
Nous savons que la référence scripturaire qui fait valoir le
jihâd intérieur est la parole du prophète qui, rentrant d’une expédition
militaire, déclara: «Nousvoici revenus de la lutte mineure (jihâd asghar) pour
nous livrer à la lutte majeure (jihâd akbar)». Un de ses compagnons lui demanda
ce qu’il entendit par «lutte majeure», il répondit: «la guerre du coeur», ou
«la lutte contre les passions». D’autres traditions prophétiques attestent de
la valeur spirituelle du combat contre soi-même, et non pas contre l’autre. Ce
combat “réflexif ” (qui vise le soi) et “introspectif ” (dont la direction se tend
vers l’intérieur) revêt une grande valeur morale chez la plupart des soufis.
Parmi ces traditions prophétiques,on retiendra le discours du prophète lors de
son dernier pèlerinage (hajjat al-wadâ‘) qui fait état de la guerre contre
soi-même à laquelle le combattant doit se livrer. Il dit: «Le croyant (mu’min)
est celui dont les gens n’ont pas à se défier en ce qui concerne leurs biens et
leur personne; le musulman (muslim) est celui dont les gens n’ont pas à
redouter la langue ni la main; le combattant (mujâhid) est celui qui mène le
combat contre lui-même dans l’obéissance à Dieu; et l’exilé (muhâjir), celui
qui a quitté son foyer, est celui qui renonce à ses péchés»2. 2 Aḥmad Ibn Ḥanbal.
Musnad. T. VI. P. 21.Sufism and ‘Irfan: Ibn al-‘Arabi and His School * M.C.
Zine
Ce hadith est autant une description de la nature de ces
personnages (le croyant, le musulman, le combattant et l’exilé) qu’une
véritable définition du rôle que chacun joue, tour à tour, dans la pratique religieuse.
Les personnages portent les significations à même leurs noms respectifs:
1. Le croyant (mu’min) n’est pas uniquement celui qui
atteste sa foi, mais aussi celui qui est digne de confiance (amîn).
2. Le musulman (muslim) n’est pas seulement celui qui prouve
son appartenance à l’islam, mais aussi celui qui s’abstient de faire du mal à
autrui, et par rapport auquel les autres se sentent à l’abri (du verbe salima,
être sain et sauf).
3. Le combattant (mujâhid) n’est pas celui qui désire triompher
sur l’autre,mais celui qui a l’art et la manière de maîtriser son ego.
4. Enfin, l’exilé (muhâjir) n’est pas celui qui délaisse ses
obligations enversles siens, mais celui qui abandonne ses vices (du verbe hajara,
abandonner, renoncer,etc.).
Ce texte est une leçon magistrale, herméneutique de surcroît
(car il nous renvoie(ta’wîl) à la racine étymologique des mots employés, à la
fois comme significations et comme fonctions), qui éclaire notre conception de
la foi, de l’islam, du jihâd, et de la vertu. Nous savons pourquoi dans la
mystique musulmane, la quête de la quiétude, de la beauté et de l’indulgence
prévaut sur le ressentiment,l’antagonisme et la rétorsion, autant de volontés
négatives attribuées au jihâd au sens militaire, devenues la proie des lectures
étriquées.
Nous verrons ci-après qu’une fouille terminologique dans le
mot jihâd permet de faire apparaître d’autres significations, autres que celles
établies, légalisées et imposées par l’orthodoxie.
2. Jihâd: analyse grammaticale
et herméneutique
La racine JHD renvoie à des mots qui désignent l’effort et
la peine. C’est ce qu’on lit en substance dans un vocabulaire de base comme
Lisân al-‘Arab d’Ibn Manẓûr. Le verbe jahada signifie «effectuer un effort avec
assiduité et application». Ce qui est caractéristique dans cette description
langagière, c’est que la racine JHD partage avec les autres racines (où les
lettres apparaissent dans un autre ordre comme HJD ou HDJ) une signification
commune. Cette inversion(qalb) est fréquente dans la langue des Arabes comme
l’a remarqué Jalâl al-Dîn al-Suyûtî dans son al-Muẓhir fî ‘ulûm al-lugha. Si on
applique la règle de l’inversion, dans la racine HJD, il y a le verbe tahajjada
qui signifie «faire la prière toute la nuit», une situation qui implique
nécessairement l’éveil, rendu possible par l’effort fourni dans cette circonstance.
De même dans la racine HDJ,on trouve le verbe hadaja qui veut dire «marcher
d’un pas tremblant», un acte qui évoque une situation difficile due à une infirmité,
et implique assurément l’idée de l’effort pour assurer l’acte de marcher.
Dans le vocabulaire soufi, on emploie très peu le mot jihâd,
mais plutôt mujâhada. Le chapitre 76 des Futûḥât est entièrement dédié à la
mujâhada. Fin connaisseur de la science des lettres, Ibn ‘Arabî n’hésite pas à
appliquer leur secret et leur alchimie dans la description de cette notion. Il
commence dans ce chapitre par définir, sur le plan grammatical, les voyelles
désignées comme lettres faibles (ḥurûf al‘illa, mot à mot les lettres de la
maladie), à savoir le wâw, le alif et le yâ’.
Le mot ‘illa désigne la cause (sabab), mais aussi la
douleur, symptôme de la maladie. D’ailleurs, la composition du wâw, du alif et
du yâ’ donne le mot wây, sous forme d’onomatopée, qui est l’expression de la
douleur. Ces lettres faibles sont engendrées par les trois désinences ou les
signes désinentiels (ḥarakât)33
Il est à noter que le mot ḥaraka signifie le mouvement, et donc l’effort
actualisé. que sont la ḍamma , la fatḥa et la kasra.
1. La ḍamma a engendré le wâw et recèle l’idée de
regroupement ou d’incorporation (ḍamm) des bataillons d’une armée pour se
préparer à la guerre.
2. La fatḥa a généré le alif et dérive du terme fatḥ qui est
la victoire d’un vainqueur.
3. La kasra a produit le yâ’ et implique l’idée de
l’inkisâr, c’est-à-dire la défaite d’un vaincu.Si Ibn ‘Arabî évoque ici ces
lettres faibles, c’est pour les rapporter au vocable ‘illa qui définit, d’une part, la cause,
parce que ces désinences sont la cause génératrice des lettres faibles; et,
d’autre part, l’idée d’un effort, voire d’un essoufflement.
La mujâhada serait donc cet état de labeur, voire de
tribulation qui affecte l’âme par des peines corporelles. Ibn ‘Arabî met la
destruction des âmes (itlâf al-muhaj) à l’apogée de la mujâhada, que ce soit
par le martyre ou, dans la tradition mystique, par la mortification. Notre
auteur associe la signification même du jihâd à cette destruction, par le fait
qu’il y ait la perte du corps et effarement de l’âme. Deux sortes d’âmes
éprouvent cette frayeur de perdre le corps: d’une part une âme attachée à la
vie d’ici-bas et dont l’idée de se séparer provoque chez elle le désarroi et,
d’autre part, une âme attachée à la vie éternelle et dont l’idée de quitter la
vie d’ici-bas signifierait l’interruption des oeuvres pieuses4. 4 Ibn ‘Arabî. Futûḥât [dorénavant:
Fut.]. Vol. II. P. 146–147
Mohammed Chaouki Zine
(IREMAM, Aix-en-Provence, France)