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12 janvier 2018

GUERRE ET PAIX INTÉRIEURE CHEZ IBN ‘ARABÎ





«Guerre» et «paix» sont deux notions antinomiques comme le mouvement et le repos: il n’y a pas de guerre paisible, comme il n’y a pas de paix conflictuelle.

Nous ne pouvons pas les traiter comme un “oxymore”, bien que les mystiques aient été friands de cette figure de style qu’ils maniaient avec brio dans la poésie comme dans les oeuvres de systématisation doctrinale. Le passage d’une situation à l’autre se fait en fonction des conditions objectives et des conjonctures. Dans le langage mystique, ce sont les états spirituels (aḥwâl, pl. de ḥâl) qui déterminent la situation dans laquelle se trouve l’adepte: situation de guerre (combat–mujâhada, ascèse–riyâḍa, observation des préceptes–‘ibâda, extase–wajd, etc.)ou situation de paix (quiétude–sakîna, stabilité–tamkîn, intimité–uns, etc.).



Cependant, guerre et paix ne vont pas l’une sans l’autre: la guerre comme effort physique et épreuve morale finit par s’estomper et aboutir à la trêve. La tradition mystique met en scène le combat que la raison (al-‘aql) doit mener contre la passion (al-hawâ), une description classique que la plupart des soufis ont développé dans leurs manuels.1. 1 En particulier chez al-Ḥakîm al-Tirmidhî. Kitâb al-‘aql wa al-hawâ. Alexandrie: Dâr al-Ma‘rifa al-Jâmi‘iyya 1991; Idem. Riyâḍat al-nafs. Beyrouth: Dâr al-kutub al-‘ilmiyya 2005,comme nous le découvrirons plus loin.

La conception canonique ou jurisprudentielle de la guerre, qu’on appelle habituellement jihâd, a été modifiée par la tradition mystique et orientée vers l’expérience intérieure. En s’appuyant sur les textes coraniques et prophétiques, cette tradition a fait sienne la conception ésotérique de la guerre, reléguant le jihâd armé au rang de combat mineur n’ayant pas les mêmes vertus que la lutte de l’âme contre ses passions.

  
1.                           1  Jihâd mineur et jihâd majeur

Nous savons que la référence scripturaire qui fait valoir le jihâd intérieur est la parole du prophète qui, rentrant d’une expédition militaire, déclara: «Nousvoici revenus de la lutte mineure (jihâd asghar) pour nous livrer à la lutte majeure (jihâd akbar)». Un de ses compagnons lui demanda ce qu’il entendit par «lutte majeure», il répondit: «la guerre du coeur», ou «la lutte contre les passions». D’autres traditions prophétiques attestent de la valeur spirituelle du combat contre soi-même, et non pas contre l’autre. Ce combat “réflexif ” (qui vise le soi) et “introspectif ” (dont la direction se tend vers l’intérieur) revêt une grande valeur morale chez la plupart des soufis. Parmi ces traditions prophétiques,on retiendra le discours du prophète lors de son dernier pèlerinage (hajjat al-wadâ‘) qui fait état de la guerre contre soi-même à laquelle le combattant doit se livrer. Il dit: «Le croyant (mu’min) est celui dont les gens n’ont pas à se défier en ce qui concerne leurs biens et leur personne; le musulman (muslim) est celui dont les gens n’ont pas à redouter la langue ni la main; le combattant (mujâhid) est celui qui mène le combat contre lui-même dans l’obéissance à Dieu; et l’exilé (muhâjir), celui qui a quitté son foyer, est celui qui renonce à ses péchés»2. 2 Aḥmad Ibn Ḥanbal. Musnad. T. VI. P. 21.Sufism and ‘Irfan: Ibn al-‘Arabi and His School * M.C. Zine

Ce hadith est autant une description de la nature de ces personnages (le croyant, le musulman, le combattant et l’exilé) qu’une véritable définition du rôle que chacun joue, tour à tour, dans la pratique religieuse. Les personnages portent les significations à même leurs noms respectifs:

1. Le croyant (mu’min) n’est pas uniquement celui qui atteste sa foi, mais aussi celui qui est digne de confiance (amîn).

2. Le musulman (muslim) n’est pas seulement celui qui prouve son appartenance à l’islam, mais aussi celui qui s’abstient de faire du mal à autrui, et par rapport auquel les autres se sentent à l’abri (du verbe salima, être sain et sauf).

3. Le combattant (mujâhid) n’est pas celui qui désire triompher sur l’autre,mais celui qui a l’art et la manière de maîtriser son ego.

4. Enfin, l’exilé (muhâjir) n’est pas celui qui délaisse ses obligations enversles siens, mais celui qui abandonne ses vices (du verbe hajara, abandonner, renoncer,etc.).

Ce texte est une leçon magistrale, herméneutique de surcroît (car il nous renvoie(ta’wîl) à la racine étymologique des mots employés, à la fois comme significations et comme fonctions), qui éclaire notre conception de la foi, de l’islam, du jihâd, et de la vertu. Nous savons pourquoi dans la mystique musulmane, la quête de la quiétude, de la beauté et de l’indulgence prévaut sur le ressentiment,l’antagonisme et la rétorsion, autant de volontés négatives attribuées au jihâd au sens militaire, devenues la proie des lectures étriquées.

Nous verrons ci-après qu’une fouille terminologique dans le mot jihâd permet de faire apparaître d’autres significations, autres que celles établies, légalisées et imposées par l’orthodoxie.


                              2. Jihâd: analyse grammaticale et herméneutique

La racine JHD renvoie à des mots qui désignent l’effort et la peine. C’est ce qu’on lit en substance dans un vocabulaire de base comme Lisân al-‘Arab d’Ibn Manẓûr. Le verbe jahada signifie «effectuer un effort avec assiduité et application». Ce qui est caractéristique dans cette description langagière, c’est que la racine JHD partage avec les autres racines (où les lettres apparaissent dans un autre ordre comme HJD ou HDJ) une signification commune. Cette inversion(qalb) est fréquente dans la langue des Arabes comme l’a remarqué Jalâl al-Dîn al-Suyûtî dans son al-Muẓhir fî ‘ulûm al-lugha. Si on applique la règle de l’inversion, dans la racine HJD, il y a le verbe tahajjada qui signifie «faire la prière toute la nuit», une situation qui implique nécessairement l’éveil, rendu possible par l’effort fourni dans cette circonstance. De même dans la racine HDJ,on trouve le verbe hadaja qui veut dire «marcher d’un pas tremblant», un acte qui évoque une situation difficile due à une infirmité, et implique assurément l’idée de l’effort pour assurer l’acte de marcher.

Dans le vocabulaire soufi, on emploie très peu le mot jihâd, mais plutôt mujâhada. Le chapitre 76 des Futûḥât est entièrement dédié à la mujâhada. Fin connaisseur de la science des lettres, Ibn ‘Arabî n’hésite pas à appliquer leur secret et leur alchimie dans la description de cette notion. Il commence dans ce chapitre par définir, sur le plan grammatical, les voyelles désignées comme lettres faibles (ḥurûf al‘illa, mot à mot les lettres de la maladie), à savoir le wâw, le alif et le yâ’.


Le mot ‘illa désigne la cause (sabab), mais aussi la douleur, symptôme de la maladie. D’ailleurs, la composition du wâw, du alif et du yâ’ donne le mot wây, sous forme d’onomatopée, qui est l’expression de la douleur. Ces lettres faibles sont engendrées par les trois désinences ou les signes désinentiels (ḥarakât)33 Il est à noter que le mot ḥaraka signifie le mouvement, et donc l’effort actualisé. que sont la ḍamma , la fatḥa  et la kasra.

1. La ḍamma a engendré le wâw et recèle l’idée de regroupement ou d’incorporation (ḍamm) des bataillons d’une armée pour se préparer à la guerre.

2. La fatḥa a généré le alif et dérive du terme fatḥ qui est la victoire d’un vainqueur.

3. La kasra a produit le yâ’ et implique l’idée de l’inkisâr, c’est-à-dire la défaite d’un vaincu.Si Ibn ‘Arabî évoque ici ces lettres faibles, c’est pour les rapporter au vocable  ‘illa qui définit, d’une part, la cause, parce que ces désinences sont la cause génératrice des lettres faibles; et, d’autre part, l’idée d’un effort, voire d’un essoufflement.

La mujâhada serait donc cet état de labeur, voire de tribulation qui affecte l’âme par des peines corporelles. Ibn ‘Arabî met la destruction des âmes (itlâf al-muhaj) à l’apogée de la mujâhada, que ce soit par le martyre ou, dans la tradition mystique, par la mortification. Notre auteur associe la signification même du jihâd à cette destruction, par le fait qu’il y ait la perte du corps et effarement de l’âme. Deux sortes d’âmes éprouvent cette frayeur de perdre le corps: d’une part une âme attachée à la vie d’ici-bas et dont l’idée de se séparer provoque chez elle le désarroi et, d’autre part, une âme attachée à la vie éternelle et dont l’idée de quitter la vie d’ici-bas signifierait l’interruption des oeuvres pieuses4. 4 Ibn ‘Arabî. Futûḥât [dorénavant: Fut.]. Vol. II. P. 146–147

Mohammed Chaouki Zine


(IREMAM, Aix-en-Provence, France)