Si nous en revenons au thème de la lumière, nous retrouvons le même caractère double : d’un côté, le
point est la première limitation, la racine de l’ « ignorance », à partir de laquelle la manifestation
devient possible ; il peut donc être assimilé à une obscurité. Du point de vue de la manifestation, en
revanche, il paraîtra tout naturel que le point par lequel le monde est créé, et qui est notre lien avec
le divin, soit assimilé à une lumière qui se propage dans toutes les directions28. Qu’en est-il alors de ce qui est « en amont » de ce point ? Dira-t-on qu’il s’agit d’une lumière ou d’une obscurité ? « Le Soi est la Splendeur qui transcende obscurité et lumière », écrit Ramana Maharshi29.
On constate que selon le contexte l’une ou l’autre est utilisée pour désigner ce dont il s’agit. Si l’accent est mis sur le fait que le non-manifesté est l’invisible par excellence, on rencontrera logiquement le symbolisme des ténèbres, celles-ci étant entendues alors dans leur sens supérieur, « comme ce qui est au-delà de la manifestation lumineuse, tandis que, dans leur sens inférieur et plus habituel, elles sont simplement, dans le manifesté, l’absence ou la privation de la lumière, c’est-à-dire quelque chose de purement négatif »30
.
Conformément à ce symbolisme, c’est par exemple durant la « Nuit du Destin » que s’effectue la
descente du Coran (alors que sa révélation s’étendit sur de nombreuses années). Nous verrons plus
loin Ibn ʿArabî qualifier les essences des possibles de « non lumineuses », parce que non manifestées.
28- Ici commencent les cosmogonies telle par exemple celle exposée par Robert Grosseteste dans son De Luce.
29- Œuvres réunies, p.26.
30- René Guénon : Les états multiples de l’être, ch.III.
Dans la Baghavad-Gîtâ, à laquelle Ramana Maharshi fait souvent allusion, c’est Arjuna « le blanc » qui représente le « moi » et Krishna « le noir » qui est le « Soi ».31
D’un autre côté, de même que le divin n’est pas « inconscience » mais Conscience absolue, source de
toutes les consciences particulières, de même est-il « Lumière sur lumière », comme le dit le Coran,
Lumière absolue invisible comme telle mais source éminente de toute lumière tant intelligible que
naturelle. Invisible comme telle, disons-nous, car c’est elle qui est la source de toute connaissance, y
compris de celle qu’elle peut avoir d’elle-même en se manifestant, et que donc elle existe « avant »
même qu’existe un œil qui puisse la percevoir.
Il n’y a que Lui. Lui et Sa Lumière sont identiques... La Conscience est cette Lumière qui rend
perceptible, non seulement la lumière, mais l’obscurité aussi... cette Conscience est pure
Connaissance, dans laquelle brillent à la fois la connaissance et l’ignorance.32
Ramana Maharshi utilise évidemment ici le mot « conscience » en un sens « universalisé, par une
transposition purement analogique...pour rendre la signification du terme sanscrit Chit »
33. Il s’agit donc de tout autre chose que de la conscience humaine ordinaire. Mais de même que cette Consciencequi est pure Connaissance est en réalité la véritable nature de notre conscience et ce qui lui permet de connaître quoi que ce soit, de même Sa Lumière est-elle la source de toute lumière :
Pour connaître quoi que ce soit, un éclairage est nécessaire. Un tel pouvoir d’éclairage ne peut
provenir que d’une lumière éclairant à la fois la lumière physique et l’obscurité. Par conséquent, cette Lumière se trouve au-delà de la Lumière visible et de l’obscurité. Elle n’est ni lumière ni obscurité ; mais on l’appelle Lumière parce qu’elle les éclaire toutes les deux. Elle est également infinie et demeure en tant que Conscience. Cette Conscience est le Soi dont chacun a connaissance. Personne n’est éloigné du Soi. Chacun est réalisé, chacun est le Soi. 34
L’illusion consiste à ne pas être conscient de cette identification, et la réalisation dans la cessation de
cette illusion.
Le mental fonctionne à la fois comme lumière et comme objet. Si l’objet est retiré, il ne reste
que la lumière... Si la lumière, c’est-à-dire le connaissant, ou la conscience, est vue, il ne reste
plus d’objet à voir. La pure lumière, c’est-à-dire la Conscience, seule subsiste.35
La Mundaka Upanishad fait allusion à la même lumière :
Derrière un suprême voile d’or, est assis sur un trône Brahman, immaculé et indivisible. Il est
pur, il est la Lumière des lumières, et seul le connaît le connaisseur de l’Atman.36
Et on lit juste après, dans la même Upanishad, le fameux verset :
31- René Guénon : « La blanc et le noir », Symboles [fondamentaux] de la science sacrée, ch. XLVII.
32- ERM 4 juin 1937.
33- René Guénon : Les états multiples de l’être, ch. XVI.
34- ERM, 29 avril 1938.
35- ERM, 18 avril 1937.
36- Mundaka Upanishad, II, ii, 9, in : 108 Upanishads, traduction et présentation de Martine Buttex, Dervy, 2012 p. 287.
Deux oiseaux, compagnons inséparables et portant le même nom, sont perchés sur le même
arbre. L’un d’eux mange les fruits aux saveurs variées, tandis que l’autre le contemple sans
manger.37
Comme l’explicite le verset suivant, l’oiseau qui mange est l’âme incarnée, et son compagnon le
« Seigneur adorable » ; autrement dit, le premier est le moi et le second le Soi. Celui-ci est vu comme
« Seigneur » dans la mesure où l’ego n’est pas entièrement aboli dans la connaissance non-duelle. Il
s’agit donc bien du même symbolisme que celui que nous avons rencontré dans la tradition islamique.
Ces deux oiseaux correspondent aussi sous une autre forme à ce que Maître Eckhart appelait les deux
yeux. Le « connaisseur de l’Atman », c’est-à-dire celui qui a réalisé son identité avec le Brahman, et
pour qui les deux oiseaux n’en font plus qu’un seul, se fond dans la lumière des lumières comme
l’étincelle dans le feu, comme la goutte d’eau dans l’océan, comme l’air emprisonné dans une jarre qui ne fait plus qu’un avec l’air environnant lorsque le réceptacle se brise38.
Le soleil illumine l’Univers, tandis que le Soleil d’Arunâchala39 est si éblouissant que l’Univers
est obscurci et que seule demeure une éclatante lumière ininterrompue. Mais celle-ci ne peut
être perçue à l’état présent, seul celui dont le lotus du Cœur s’est épanoui peut la percevoir.40
La manifestation, quant à elle, ne peut apparaître ni dans la pure lumière de l’absolu, ni non plus dans
les ténèbres complètes, mais dans un entre-deux qui permet la distinction.
Bien que seul et unique, Il (l’Être unique) se reflète néanmoins, en vertu de Ses pouvoirs
merveilleux, sur le minuscule point « je » (l’ego), appelé également ignorance ou ensemble des
tendances latentes ; cette lumière réfléchie est la connaissance relative...Ce pouvoir est appelé
mental sur le plan subtil et cerveau sur le plan physique. Ce mental ou cerveau sert à l’Être
éternel comme un verre grossissant, à travers lequel Il apparaît comme l’Univers... Par
conséquent, vous êtes toujours Cela et ne pouvez pas être autrement. Quels que soient les
changements, le même Être unique reste toujours vous-même ; il n’existe rien en dehors de
vous-même.41
Dans les « Huit stances sur Shri Arunâchala », Ramana Maharshi ne dédaigne pas d’utiliser des
métaphores optiques très actuelles en faisant référence à la photographie :
Si, comme une pierre lorsqu’elle est taillée et polie, le mental (impur) est ouvré contre la meule
du mental (pur) pour être débarrassé de ses défauts, il prendra la lumière de Ta Grâce (et brillera) comme un rubis dont le feu est inaffecté par un quelconque objet extérieur.
37- Ibid., III, i, 1. Ces deux oiseaux ont connu une grande fortune dans l’iconographie traditionnelle. Comme le
fait remarquer la traductrice, ils se retrouvent aussi dans la planche 7 du Traité de la Pierre philosophale de Lambsprinck (« Dans la Forêt deux oiseaux appellent. Et pourtant, en un juste sens, ne s'en trouve qu'un seul. ») Cela n’avait pas échappé à Denys Roman dans son compte-rendu de la réédition du Traité en question (Études Traditionnelles, n° 436, mars-avril 1973), dont nous citerons seulement une phrase : « Bien entendu, le point de vue métaphysique du texte hindou est différent du point de vue cosmologique de l’hermétisme ; mais on sait que le même symbolisme peut s’appliquer à des niveaux de réalité différents. »
38- Métaphore utilisée par Shankarâchârya dans son commentaire à la Mundaka Upanishad. Cf. Sankara :Mundakopanisadbhasya, traduction de P. Martin-Dubost, Éditions Orientales, 1978, p.46.
39- Colline sainte de l’Inde, considérée comme le siège de Shiva. Précision intéressante : « Originellement, Shivaapparut sous la forme d’une colonne de lumière. Lorsqu’il fut prié de se manifester concrètement, la colonne
de lumière disparut dans la Colline et se manifesta alors sous la forme d’un lingam. » (ERM, 8 mai 1938).
40- ERM, 8 janvier 1938.
41- ERM, 7 janvier 1937.
.oOo.
Lorsqu’une plaque sensible a été exposée au soleil, peut-elle encore être impressionnée ?
42
Ce que lui-même commente :
... le mental (la plaque sensible), une fois exposé à Ta lumière, ne peut plus refléter le monde.
De plus, le Soleil n’a d’autre source que Toi-même. Si ses rayons sont si puissants qu’ils
empêchent la formation d’images, combien alors plus forte doit être Ta Lumière ? Voilà
pourquoi il est dit que rien n’existe à part l’Être unique, Toi-même.43
Et au sujet de la stance suivante, Ramana Maharshi approfondit le symbolisme déjà signalé du mélange de lumière et d’obscurité :
Le point minuscule (l’ego) est constitué d’obscurité ; c’est l’ego formé de tendances latentes...
Cette obscurité est également appelée ignorance originelle (le péché originel). La Lumière qui
passe à travers elle se nomme Lumière réfléchie. Cette Lumière réfléchie, par ses qualités, est
connue habituellement comme Mental pur ou Ishvara ou Dieu. Il est bien connu qu’Ishvara est
uni à la mâyâ ; en d’autres termes, la lumière réfléchie est Ishvara.
De même qu’on ne peut confondre en plein jour une corde avec un serpent, et que cette corde
ne peut être vue dans l’obscurité, ainsi le monde ne peut apparaître ni dans le samâdhi de
l’Être pur, lumineux en soi, ni dans le sommeil ni dans l’évanouissement, etc. Ce n’est que dans
la lumière réfléchie (lumière mêlée à l’obscurité ou Connaissance souillée d’ignorance) que le
monde, qui n’est pas indépendant de sa source, semble naître, s’épanouir et se dissoudre. Sa
diversité ne peut exclure la Réalité, la Source originelle. Il s’agit ici d’un jeu dans lequel le seul
et unique Être se multiplie, est objectivé, puis se résorbe. Pour accomplir cela, il doit y avoir
une shakti (Pouvoir), et merveilleuse en plus ! Elle ne peut pas non plus être indépendante de
son origine. Dans l’Être pur, lumineux en soi, cette shakti ne peut être perçue. Et pourtant, ses
activités ne sont que trop bien connues. Que son jeu est sublime ! ... De même que la lumière
artificielle est projetée sur l’écran à travers une lentille, ainsi la Lumière réfléchie traverse la
pensée (la lentille grossissante) avant de se déployer sous la forme du monde ; de plus, la
pensée, qui est le monde à l’état de semence, semble être le vaste monde extérieur. Tel est
l’extraordinaire Pouvoir ! De cette manière, Ishvara, l’individu et le monde ne proviennent que
de la Lumière réfléchie, ayant l’Être unique, lumineux en soi, comme substrat.
La métaphore de l’image cinématographique projetée sur un écran, celui-ci (la pure Conscience)
n’étant pas affecté par les images (les pensées) dont il est le support, se retrouve à l’occasion d’autres
entretiens :
Les images projetées sur l’écran de cinéma ne peuvent être vues que grâce à l’obscurité, car
on ne peut voir un film dans la pleine lumière du jour. De même, le mental ne peut projeter
des pensées et voir des objets que grâce à une ignorance (avidyâ) sous-jacente. Le Soi est pure
connaissance, pure lumière dépourvue de toute dualité. La dualité implique l’ignorance. La
connaissance du Soi se tient au-delà de la connaissance relative et de l’ignorance. De même,
la lumière du Soi est au-delà de la lumière ordinaire et de l’obscurité.44
Ce qui implique, comme nous l’avons déjà souligné plus haut, qu’il ne faut pas prendre la métaphore
au pied de la lettre, car :
L’écran de cinéma n’est pas conscient et a donc besoin d’un spectateur, alors que l’écran du
Soi inclut le spectateur et le spectacle, ou plus exactement, il est tout lumière.45
42- Œuvres réunies, p.105-106.
43- ERM, 7 janvier 1937. Les deux citations suivantes se réfèrent à la même date.
44- ERM, 23 février 1939.
45- C’est la raison pour laquelle il est si difficile de parler de ce dont seule l’intuition directe peut permettre la
connaissance. Nous avons essayé de rassembler quelques textes émanant d’autorités indiscutables, mais tout
manque de clarté qui serait inhérent à leur choix ou à leur présentation ne serait évidemment imputable qu’à
nous-même. Et Dieu est plus savant !
à suivre....
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
vous pouvez me contacter directement par mail elfieraleuse@gmail.com