Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

24 août 2020

Métaphysique de la Lumière -2-


Dans la tradition islamique, le point auquel nous avons fait allusion est le point souscrit sous la lettre
bâ’, initiale de la formule Bismillâh al-Rahmân al-Rahîm. Selon un symbolisme fondé sur la « science des lettres », « les choses existantes sont apparues du bâ’ (la première lettre de Bismi-Llah), chose qui s’explique par le fait que la bâ’ est la lettre qui, dans l’ordre alphabétique, vient immédiatement après l’alif ; or l’alif correspondant à l’Essence d’Allah, le bâ’ correspond à l’Intellect Premier (Al-Aqlu-l-Awwal) qui est "le premier être créé par Allah"».13



Plus précisément encore, c’est le point souscrit sous la lettre bâ’ qui est le point originel à partir duquel se déploie la manifestation. Rappelons14 ce passage d’Ibn ʿArabî :

C’est par le bâ’ que l’existence s’est manifestée, et c’est par le point (diacritique sous le bâ’)
que l’adorateur se distingue de l’adoré. On dit à Shiblî – qu’Allâh soit satisfait de lui ! – : “Tu
es Shiblî”. Il répondit : “Je suis le point qui est sous le bâ’ ”. Ce qui est ce que nous disions, à
savoir que le point se rapporte à la distinction. C’est l’existence du serviteur par laquelle est
manifestée pour lui la réalité essentielle de la servitude.15
Comme il a été noté, le bâ’ est la deuxième lettre de l’alphabet, et non la première. Mais dans le
symbolisme envisagé ici, l’alif n’est pas une lettre à proprement parler ; c’est le Calame divin, dont la
première goutte d’encre donne naissance au point sous le bâ’. « L’alif n’est pas une lettre pour qui a
humé le parfum des réalités essentielles »16. Cet alif est un symbole de l’Unité (sa valeur est 1).
Strictement dit, il ne s’appelle d’ailleurs pas encore alif, car il est évident que ce n’est qu’une fois
l’alphabet déployé que l’on peut le décomposer en ses lettres constitutives. Il devient alors la lettre
alif ordinaire, dont la valeur du total des lettres vaut 111 et qui symbolise l’unité dans les trois mondes.
Ce déploiement de l’alphabet (symbole de la manifestation) s’opère précisément lorsque la Lumière
de l’alif « passe » à travers le point et donne naissance au monde. Ce dernier peut être vu comme une
camera obscura à l’intérieur de laquelle les réalités principielles se projettent de manière inversée.
Du point de vue humain, ce point est ce que Ramana Maharshi, appelle « le minuscule point "je" » ;
c’est l’ego (ahamkâra), principe de limitation qui laisse passer la lumière de l’Être, mais une lumière
indirecte, affaiblie, comme mêlée d’obscurité, tant que le « je » n’a pas réalisé le Soi. Cette lumière
transmise par le point éclaire manas, le mental. Il y a lieu toutefois d’être attentif au fait que dans ce contexte le mot « mental » ne désigne pas seulement le mental au sens ordinaire du terme, c’est-à-
dire l’ensemble des pensées. En un certain sens, il « n’est pas autre chose que la pensée "je" » ; mais il est aussi :
... le principe universel sous-jacent à la correspondance entre les idées « intérieures » et les
objets « extérieurs »... C’est seulement le Cœur qui se manifeste par toutes ces formes. Au
centre du Cœur qui embrasse tout, c’est-à-dire dans la vastitude du mental pur, là resplendit
toujours le « Je » qui brille de soi-même.17

En tant que principe de l’ego, le mental est aussi celui de la connaissance distinctive18 ; mais il y a lieu de distinguer le mental dans son état « impur » rempli de pensées, et le mental purifié qui est en
quelque sorte pour l’individu le passage obligé pour accéder au Soi. En ce sens, il s’agit d’un autre
aspect de ce qui est désigné par le terme « cœur » (qalb, en arabe)19. La purification du mental est alors assimilée au « polissage du miroir du cœur », métaphore courante chez les auteurs soufis.



13 Al-Qâshânî : « Commentaire de la Fâtihah », Études traditionnelles, 1963, n° 376, p. 81 et suiv. Lorsque nous
citons, nous conservons les transcriptions
14 Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Les secrets de la Basmala » (Le Miroir d’Isis, n°5 et 6) où
ce symbolisme est étudié de manière plus approfondie.
15 Ibn ʿArabî : Al-Futûhât al-Makkiyya, 4 vol., Beyrouth, sd, ch. 5. L’affirmation contenue dans la dernière phrase
sera développée dans ce qui suit.
16 Futûhât, ch. 8. En ce sens, il correspond à l’Essence divine, ainsi qu’on l’a vu dans la citation d’al-Qâshânî.
17 Ramana Maharshi : Œuvres réunies. Écrits originaux et adaptations. Traduit de l’anglais par Christian
Couvreur et Françoise Duquesne, Éditions traditionnelles, 1984, p.37 et 39. (Dans la suite : Œuvres réunies).
18 Selon Ramana Maharshi, ahamkâra, buddhi, manas sont des mots qui désignent en fin de compte le même
principe limitatif, même si à certains points de vue on peut les distinguer comme le fait le Sâmkhya (un des
darshana, « points de vue », de l’hindouisme).
19 Ce mot a pour nombre 132, qui est le double de 66, nombre du nom Allâh, comme pour exprimer que de
notre point de vue le Principe se reflète dans le cœur du serviteur.

.oOo.

Certes, l’ego doit mourir, mais cette mort est en fait la cessation de l’illusion que ce « je » est distinct
du « Je » ; il ne s’agit donc pas d’une destruction de ce qui fait l’essence même de la personne, ce qui
serait de toute façon impossible puisque les essences immuables sont indestructibles, mais bien au
contraire de la dissipation de l’ignorance, laquelle n’est qu’un autre nom du principe limitatif qui nous fait illusoirement penser que nous sommes séparés du Principe de toute chose. La dissipation de cette illusion est alors comparée au lever d’une brume laissant apparaître le soleil de la connaissance,
laquelle est à proprement parler une lumière intérieure qui illumine le mental purifié.
Le point est aussi le « chas de l’aiguille » dont il est question dans l’Évangile. Le « riche » qui ne peut pas passer par ce chas est le mental non purifié, car « riche » de toutes les pensées. Le mental doit être purifié afin que puisse être atteint le « Royaume des Cieux » qui est « au-dedans de nous ».
Un autre passage du Coran fait allusion au mystère du point : c’est celui où Allâh conclut le « pacte
primordial » avec les êtres humains : « Et lorsque ton Seigneur tira des lombes des fils d’Adam leurs
descendances, Il les fit témoigner sur eux-mêmes : “Ne suis-Je pas votre Seigneur?” ils répondirent:
“Si, nous en témoignons ! ” » (Cor., 7 ; 172).
En arabe : « A lastu birabbikum ». La forme de la question est négative, ce dont la traduction rend
compte, et qui est déjà digne de remarque en soi. De fait, il faut bien noter qu’il n’est pas dit : « Je suis votre Seigneur », mais « Ne suis-je pas votre Seigneur ? ». L’Absolu, en effet, se manifeste en se
« limitant » Lui-même, par une limitation qui est illusoire en dernière analyse mais qui n’en apparaît
pas moins comme une négation. Or cette négation du verbe être entraîne en arabe un attribut
introduit par bi ; cette particularité, quant à elle, n’apparaît pas à la traduction, mais il est permis,
pensons-nous, d’y voir l’expression du « secret » qui lie la créature à son Seigneur : « serviteur » et
« Seigneur » sont deux termes corrélatifs qui ne vont pas l’un sans l’autre, et c’est justement par le bâ
primordial, ou plus précisément encore par le point sous ce bâ, que s’articule cette relation et
qu’apparaissent le Seigneur et le serviteur, le premier étant la « Face » (wajh) du second et la forme
sous laquelle ce dernier connaît et adore le divin. Ce qu’exprime le célèbre hadith : « Celui qui se
connaît lui-même (ou : connaît son âme) connaît son Seigneur (man ʿarafa nafsahu faqad ʿarafa
rabbahu) ». C’est aussi le sens profond du hadith qudsî : « Je suis auprès de l’idée que Mon serviteur
se fait de Moi, et Je suis avec lui quand il M’implore »20. Et Ramana Maharshi : « L’Être propre de
chacun est Son Pouvoir. »21

C’est en ce sens que le verset coranique (28 ; 88) : « Toute chose est périssable hormis Sa Face » (la
Face de Dieu, selon le sens ordinaire) est lu par Ibn ʿArabî selon le sens tout aussi correct
grammaticalement : « Toute chose est périssable hormis sa face », c’est-à-dire que chaque chose a son principe et sa raison d’être dans une essence éternelle qui est « sa face » impérissable par nature.
La divinité adorée par le serviteur est donc le visage que le divin se découvre lorsqu’il se connaît par la manifestation dont nous sommes le moyen et le lieu (conformément au double sens de la préposition arabe bi22). C’est là le secret de la créature :
Si l’Essence était dépourvue (d’) attributions, elle ne serait pas « Dieu ». Or ces attributions
proviennent de nous ; c’est nous par le fait que nous sommes nécessairement soumis à une divinité, qui Le faisons Dieu. Il ne peut être connu que si nous le sommes nous-mêmes, car (le
Prophète) a dit – sur lui la Paix ! – « Celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur »...



20 Ibn ʿArabî : La Niche des Lumières, traduction de Muhammad Vâlsan, Les Éditions de l’Œuvre, 1983.
21 L’enseignement de Ramana Maharshi. Nouvelle édition intégrale, Albin Michel, 2005. Il s’agit
d’enseignements oraux qui ont été notés par des disciples, et non d’un traité rédigé par le Maharshi. Dans la
suite, les références à cet ouvrage seront indiquées par l’abréviation ERM suivie de la date à laquelle l’entretien
a eu lieu. Pour la présente citation, 22 mars 1938.
22 Cf. René Guénon : « Er-Rûh », Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme, ch. 5.

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Mais ce secret lui-même a un secret, qui est le « secret du secret » :
... le dévoilement intuitif nous apprend que c’est Dieu Lui-même qui est cet informateur à Son
propre sujet et au sujet de Sa Divinité ; et que le monde n’est rien d’autre que Sa théophanie
dans les formes revêtues par les essences immuables dont l’existenciation serait impossible
sans Lui. 23
Autrement dit : L’Essence en soi est au-delà de toutes les relations ; elle ne devient « Divinité » que
par le fait que nous sommes le moyen et le lieu de la manifestation des essences immuables contenues en Elle de toute éternité. C’est pourquoi la formulation du verset cité est interrogative-négative, et pourquoi elle débouche sur le bâ’ par le point souscrit à partir duquel apparaît le « Seigneur » et qui constitue la source à partir de laquelle irradie la manifestation.
Le serviteur reste le serviteur et le Seigneur le Seigneur, car la relation n’est pas symétrique, mais la
véritable servitude consiste à réaliser que le Seigneur est le voile ultime qui voile et révèle en même
temps le Soi éternel. L’Essence en Soi n’est pas connaissable, ou plus exactement l’Essence se connaît Elle-même et cette connaissance qu’Elle a d’Elle-même engendre la manifestation (la création, en langage théologique), conformément au hadith qudsî : « J’étais un trésor caché et j’ai désiré être connu ; alors j’ai créé le monde afin d’être connu » ; du point de vue de l’Essence, bien sûr, connaissant, connaissance et connu sont une seule et même chose, ce qui est encore une manière impropre de s’exprimer car il n’y a pas un « point de vue de l’Essence ». L’Absolu est la Réalité, toute la réalité, et il n’y a d’autre réalité que Lui ; c’est nous, dans notre néant relatif de serviteur, qui voyons des relations et des points de vue. La notion de « serviteur » d’ailleurs selon Ibn ʿArabî s’applique non seulement à l’homme mais à la totalité de la manifestation dont l’Homme universel (et en islam de manière éminente le Prophète Muhammad) est comme un résumé. Mais le néant du serviteur est relatif, car la notion de néant absolu est une absurdité métaphysique ; puisque « il y a quelque chose plutôt que rien », la privation d’être ne peut jamais être totale. « Je suis le non existant se manifestant par Ta manifestation, la ténèbre illuminée par Ta lumière ! » s’exclame l’émir ‘Abd al-Qâdir24
.

Du fait qu’il est l’articulation entre l’Essence et la manifestation, ou entre le Soi et le moi (le « Je » et
le « je »), le point a un double aspect : pour notre monde, il est l’origine de toute chose ; mais la
véritable Réalité est, s’il est permis de s’exprimer ainsi, de « l’autre côté » de ce point. C’est pourquoi
on l’assimile parfois à un œil qui est généralement tourné vers la création mais qu’il s’agit de
« retourner » vers l’Absolu. Cet œil est l’Œil du Cœur (dans le lexique du soufisme : ʿayn al-qalb); il est un et double à la fois. C’est à quoi fait allusion Maître Eckhart dans ses sermons25 :
L’œil dans lequel je vois Dieu est l’œil même dans lequel Dieu me voit : mon œil et l’œil de
Dieu ne sont qu’un seul, et une vision, et une connaissance, et un amour.26

23 Ibn ʿArabî : Le livre des chatons des sagesses (Fuçuç al-hikam), traduction de Ch.-A. Gilis, Al-Bouraq, 1997,
tome I, p.168-169.
24 Émir Abd al-Qâdir al-Jazâ’irî : Le livre des haltes, tome II, Halte 30, traduction de Max Giraud, Al-Bouraq,
2012. Ce bref chapitre, bien significativement intitulé : « Qui es-tu ? Qui suis-Je ? », est comme l’indique le
traducteur une « véritable synthèse métaphysique et initiatique ». Nous y renvoyons le lecteur.
25 Bien d’autres références seraient possibles ; on en trouvera quelques-unes dans : Frijhof Schuon : L’œil du
Cœur, Gallimard, 1950, ch. 1. (Le titre du recueil est celui du premier chapitre.)
26 Maître Eckhart : Sermons, Traduction de Jeanne Ancelet-Hustache, Seuil, t.I, p. 123-124 (sermon 12).

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La véritable image de l’âme est celle où n’est formé rien d’extérieur ni d’intérieur, sinon ce que
Dieu est lui-même. L’âme a deux yeux, l’un intérieur, l’autre extérieur. L’œil intérieur de l’âme
est celui qui regarde dans l’être et reçoit son être de Dieu sans aucun intermédiaire : c’est son
opération propre. L’œil extérieur de l’âme est celui qui est tourné vers toutes les créatures et
les perçoit sous le mode d’images et le mode d’une puissance. Or l’homme qui s’est tourné en
lui-même, en sorte qu’il connaît Dieu dans le propre goût et dans le propre fond de celui-ci –
cet homme est affranchi de toutes choses créées...27
Dans le même ordre d’idées, on lit dans le Message Retrouvé de Louis Cattiaux :
Ainsi c’est la malice de notre œil du dehors qui nous maintient dans les ténèbres extérieures,
et c’est la pureté de notre œil intérieur qui nous fait approcher la lumière de Dieu. (32, 8’)
Cette « malice » ne doit pas (ou en tout cas pas uniquement) être comprise dans un sens moral, mais
comme l’expression de l’ignorance originelle liée à l’ego, ce qu’en climat chrétien on appelle le péché originel. Il importe de comprendre que la doctrine métaphysique envisage la Réalité avant tout en tant que Connaissance, et que par conséquent c’est l’ignorance qui est considérée comme étant à la racine de tout mal ; mais en fait, métaphysiquement parlant, elle est aussi à l’origine de tout bien (particulier), même si le bien est ce qui nous rapproche de Dieu et le mal ce qui nous en éloigne (ou : ce qui nous rapproche ou nous éloigne de la connaissance que nous en avons). L’Arbre de la science du bien et du mal, à partir duquel s’opère cette distinction, et donc la chute, est le même que l’Arbre de vie (tous deux sont au milieu du jardin) ; mais l’œil de la créature « déchue » est dorénavant tourné vers l’extérieur, vers la connaissance distinctive, et non plus vers l’intérieur, vers la connaissance unitive par laquelle le lien avec l’Absolu était consciemment maintenu.


27 Ibid., t.I, p. 109 (sermon 10).

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...à suivre...





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