Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

22 août 2020

Métaphysique de la lumière -1-



À la mémoire de mon père

A. A.

« Dieu est la Lumière des Cieux et de la Terre »
1

« Vérifiant un jour la chambre noire de mon appareil
photographique, j’appuyai machinalement sur le
déclic, et le temps d’une seconde, je contemplai
émerveillé l’Univers tel qu’il fut, tel qu’il est et tel qu’il
sera, et mes yeux sont encore agrandis par l’horreur et
par la joie de l’instant unique qui retentit en moi pour
toujours. »2


Nous nous proposons dans ce qui suit de donner quelques aperçus de ce que l’on pourrait appeler une
« métaphysique de la lumière ». Nous écartons donc d’emblée la tentation de nous lancer dans une
« physique et métaphysique de la lumière », non qu’un tel projet manque d’intérêt, bien au contraire,
mais parce que son ampleur serait telle qu’un livre entier n’y suffirait pas. Seul nous retiendra dans
cette brève étude l’aspect le plus élevé du symbolisme de la lumière ; les aspects cosmogoniques et
cosmologiques ne pourront être qu’effleurés malgré le (ou à cause du) rôle très important qu’ils jouent dans toutes les traditions. De même l’ « alchimie de la lumière » qui s’est développée en Europe aux XVIe et XVIIe siècle, et qui mériterait à elle seule une étude spéciale, devra rester en dehors de notre sujet. 
Nous devrons toutefois nous restreindre encore davantage, car il n’est pas possible de se référer
à l’enseignement de toutes les traditions ; nous mettrons surtout l’accent ci-après sur deux sources
particulièrement claires et explicites autant que le sujet le permet : l’ésotérisme islamique (Ibn ʿArabî,
pour l’essentiel)3 et la doctrine vedantine de la non-dualité (en particulier telle qu’elle a été enseignée
par Ramana Maharshi dans un langage adapté à notre époque). Il apparaîtra comme une évidence qu’il s’agit là, malgré des différences de formulation, d’un seul et même enseignement.
Si l’on dépasse le symbolisme cosmologique de la lumière, il existe encore néanmoins deux « degrés »dans la manière de l’envisager. Le premier point de vue – appelons-le pour simplifier « théologique »– envisage les rapports entre l’Un et le multiple, entre Dieu et sa création. Dans ce cas les choses sont relativement simples : Dieu est la Lumière, vers laquelle les croyants doivent se guider, et les ténèbres sont envisagées uniquement dans un sens privatif et négatif.


1 Coran, sourate 24, verset 35.
2 Extrait d’une lettre de Louis Cattiaux à un ami, paru dans la revue Le Fil d’Ariane n° 18, p.71.
3 Nous n’ignorons pas qu’il serait possible de trouver de nombreuses références à la lumière dans ce qu’il est convenu d’appeler la « philosophie illuminative » de Sohrawardi, par exemple. Mais notre propos est d’illustrer une doctrine, et non de passer en revue tous les auteurs qui ont traité de ce thème.


.oOo.



Le point de vue proprement métaphysique envisage quant à lui le passage du Zéro à l’Un, du non-manifesté à l’Être pur vu comme le principe de la manifestation ; dans ce cas, l’obscurité peut être susceptible d’un sens supérieur qui renvoie à un au-delà de la lumière. 
Nous y reviendrons, mais nous signalons dès à présent qu’il convient d’être attentif au fait que les deux points de vue ne seront pas toujours explicitement distingués dans tout ce qui suit. L’Infini, en effet, est symbolisé par le zéro parce que qui pose « un » pose aussi toute la suite des nombres, et donc une multiplicité qui ne peut exister en-dehors de Lui, qui comprend tout;cette façon de voir est celle qui permet le mieux d’exprimer autant que faire se peut la doctrine de la non-dualité. D’un autre côté, le Principe est « un » en ce sens qu’il n’y a aucune discontinuité en son sein, et de ce fait il est bien sûr « Unité ». Maintenir à chaque instant dans l’exposé cette distinction est pertinent dans un traité de métaphysique pure, mais ne l’est pas forcément d’un point de vue méthodique lorsqu’il s’agit avant tout de faire appel à l’intuition. Nombre de citations de Ramana Maharshi, notamment, sont des transcriptions d’un enseignement oral destiné à répondre aux visiteurs de l’ashram, et il faut toujours tenir compte du fait qu’une réponse faite à une question donnée est formulée de la manière qui convient le mieux à celui ou celle qui l’a posée.



« Dieu est la Lumière des Cieux et de la Terre ». Ainsi commence le « verset de la lumière » d’où la vingt-quatrième sourate du Coran tire son nom4

. Telle quelle, cette affirmation peut avant tout être comprise dans un sens « théologique », puisqu’elle suppose l’existence des Cieux et de la Terre. C’est pour l’essentiel ce que fait Abû Hamid al-Ghazâlî, par ailleurs auteur de la Revivification des sciences de la religion et de L’alchimie du bonheur, dans un ouvrage intitulé Le tabernacle des lumières(Mishkât al-anwâr) 5 entièrement consacré au commentaire de ce verset et dont nous ne retiendrons ici que le
troisième et dernier chapitre. Se référant au hadith prophétique :

Dieu a soixante-dix (ou : soixante-dix mille) voiles de lumière et de ténèbres ; s’Il les enlevait,
les gloires fulgurantes de Sa Face consumeraient quiconque serait atteint par Son Regard,
Ghazâlî énonce :

Dieu est manifeste en Lui-même et à Lui-même ; il ne saurait donc y avoir de « voile » que
relativement à un être qui est « voilé ».

Il distingue ensuite trois catégories de créatures « voilées » : celles qui sont voilées par les seules
ténèbres, celles qui le sont par un mélange de lumière et d’obscurité, et celles qui le sont par la pure
lumière. L’obscurité de ceux de la deuxième catégorie peut avoir pour origine les sens, l’imagination
ou des analogies intellectuellesfautives, et des distinctions sont également apportées dans la catégorie
de ceux qui sont voilés par la pure lumière. Il y a toutefois un au-delà à ces catégories :
Mais il y a une quatrième sorte d’hommes : ce sont uniquement « ceux qui parviennent au
terme » (al-wâçilûn)... Et cet état est comme le soleil par rapport aux autres lumières... Ils sont alors parvenus jusqu’à un Être pur de tout ce qu’avaient perçu leurs regards auparavant. Les
Gloires de Sa Face principielle et suprême ont consumé tout ce qu’ils avaient vu à l’extérieur
et à l’intérieur d’eux-mêmes. Ils Le découvrirent exempt, par Sa sainteté et Sa transcendance,
de tout ce que nous Lui avions attribué !



4-Il n’entre pas dans notre propos de commenter le verset dans son intégralité. Pour un commentaire
d’ensemble, voir Ghazâlî : Le tabernacle des lumières, traduit et présenté par Roger Deladrière, Seuil, 1981.
Pour une interprétation akbarienne, on pourra consulter : Denis Gril : « Le commentaire du verset de la Lumière d’après Ibn ʿArabî », Bulletin d'études orientales, t. 29, Mélanges offerts à Henri Laoust, vol. 1 (1977), p. 179-187. Nous nous permettons aussi de renvoyer à notre texte « Orient et Occident » paru dans la revue La Tourbe des Philosophes n° 24-25 et 27 pour des développements liés à l’expression « ni d’orient ni d’occident » qui y apparaît.
5- Voir référence à la note précédente.



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Le commentaire d’ʿAbd al-Razzâq al-Qâshânî, soufi persan du quatorzième siècle, de la lignée
spirituelle d’Ibn ʿArabî, reste également assez allusif :


« Allâh est la Lumière des Cieux et de la Terre » : c’est la Lumière qui se manifeste en vertu de
son essence même et par laquelle sont rendues manifestes les choses.
Au sens absolu, la Lumière (an-Nûr) est un des noms d’Allâh - qu’il soit exalté – considéré sous
le rapport de la (...) manifestation de Soi-même aussi bien que de la manifestation des choses
par Lui ; ceci est conforme à ce qu’on dit :

« Il est caché par l’excès de Sa manifestation ! Les regards des hommes se sont donnés comme
tâche de le percevoir, mais ils restent comme des chauve-souris ! ... »
Or du fait qu’Il subsiste par Soi-même et Se manifeste par Soi-même, Il est « la Lumière des
Cieux et de la Terre », c’est-à-dire Celui qui rend manifestes les Cieux des esprits et la Terre
des corps. Il est ainsi l’Être absolu par lequel existe toute chose existante aussi bien que la
clarté elle-même.6

C’est chez Ibn ʿArabî lui-même que nous verrons explicitement abordé le véritable mystère de la
lumière et de l’obscurité. Mais avant d’aller plus loin, quelques généralités ne seront sans doute pas
tout à fait inutiles.



Le symbolisme de la lumière donne lieu à différentes métaphores destinées à évoquer la relation qui
unit le non-manifesté au manifesté, le Soi au moi, les essences immuables à la création contingente :
le point, le miroir, la couleur, l’ombre. Le point est comme l’obturateur d’une chambre noire, à
l’intérieur de laquelle se forme une image inversée de la Réalité (s’y greffe parfois le symbolisme de la lentille ou verre grossissant); le miroir reflète la Réalité, mais le reflet (également inversé, quoique
différemment que dans le cas précédent) n’a pas de réalité propre ; la lumière blanche, indifférenciée,
se colore de telle ou telle couleur en fonction de la substance qu’elle traverse ; le monde sensible est
l’ombre du divin. 7

Dans tous les cas, l’image, le reflet, la couleur ou l’ombre n’existent que parce qu’il existe : premièrement, une lumière sans laquelle il ne serait pas concevable que quoi que ce soit soit
visible ; deuxièmement, un mécanisme de réflexion, réfraction ou diffusion de la lumière qui donne
naissance à une image, un reflet, une couleur, une ombre ; troisièmement, « quelque chose » qui est
reflété ou qui projette une ombre ; et quatrièmement un support (miroir, écran,...) sur lequel l’image
puisse se manifester. Or en réalité, ce que ces symboles entendent indiquer, c’est ce que les doctrines
hindoues appellent la non-dualité, le « Tu es Cela », l’identité du moi (le jîvâtmâ) et le Soi (l’âtman ou brahman inconditionné), un « état » où la distinction du sujet et de l’objet n’a plus cours, où il n’existe plus de différence entre celui qui connaît, ce qui est connu et la connaissance elle-même et où par conséquent la distinction entre lumière, lentille, écran, etc. est elle-même illusoire. Il faut donc garder présent à l’esprit qu’aussi parlantes qu’elles puissent sembler, ces métaphores restent conditionnées par le langage dans lequel elles s’expriment et par notre faculté de compréhension actuelle.


6- Traduction de Michel Vâlsan, Études traditionnelles, n° 437-438, 1973, p. 102-103.
7- L’allégorie de la caverne de Platon est une variante un peu plus compliquée du symbolisme qui nous occupe.

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Elles doivent être prises pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire non pas des descriptions exactes de la réalité (ce qui n’est pas possible car la Réalité ultime ne se laisse pas décrire8), mais des aides destinées à provoquer une intuition métaphysique. Dans cet ordre d’idées, il faut aussi souligner que s’il existe tout un symbolisme fondé sur les métaphores optiques telles que le miroir, et si la lumière visible peut parfois elle-même être considérée comme un symbole de la lumière divine, ce dont il s’agit est une Lumière qui n’est pas « symbolique » mais au contraire d’une incomparable réalité.
Le symbolisme du point, sur lequel nous nous attarderons particulièrement dans ce qui suit, est lié à
celui du centre, mais il s’agit en fait d’un centre qui est à la fois partout et nulle part. Il n’occupe pas
un lieu particulier de l’espace, c’est l’espace tout au contraire qui est généré à partir de lui, de même
que le véritable présent n’est pas situé en un point du temps, mais en constitue l’origine même. Un
autre aspect remarquable du symbolisme du point est celui-ci : le point géométrique en tant que tel
est dépourvu de dimension ; et pourtant toute représentation de ce point, aussi minuscule, aussi
infinitésimal que l’on veuille imaginer le rayon du disque qui sert à le visualiser, est néanmoins formée d’un nombre indéfiniment grand de « points ». La difficulté est ici la même que celle qui consiste à imaginer la ligne comme constituée de points, la surface comme constitué de lignes, et le volume comme constitué de surfaces. Le problème, déjà signalé par Aristote, est de manière bien significative développé par Grosseteste dans le De Luce9, ainsi que par Marsile Ficin dans le Quid sit lumen10
.
L’aspect cosmologique sort comme nous l’avons dit du cadre que nous nous sommes fixé ; nous nous
bornons donc à le signaler. Mais ce paradoxe de la représentation géométrique du point est
intéressant également dans le contexte qui nous occupe, en ce sens qu’il symbolise le passage de
l’unité à la multiplicité : le point ne devient en fait visible que s’il est multiplié en un nombre
indéfiniment grand d’autres points. A l’opposé, c’est justement parce qu’il n’a aucune dimension11 que le point peut s’ouvrir sur l’infini12.


...à suivre...


8-L’Absolu ne peut être décrit, car c’est Lui qui écrit. Le symbolisme peut se référer à l’un ou l’autre aspect de la Réalité absolue, mais il ne peut les prendre tous en compte en même temps. De manière analogue, le langage de la métaphysique atteint ses propres limites lorsqu’il désigne par Non-Être ce qui est au-delà de l’Être, ce qui ne signifie évidemment pas une absence d’être mais au contraire l’Absolu infini et immuable qui est au-delà de toutes les distinctions, y compris celle-là.
9- Cf. Gérard Jorland : « Le De Luce de Robert Grosseteste : présentation et traduction », Revue de métaphysique et de morale, 2016/1 (N° 89), p. 119-130.
10- Marsile Ficin : Quid sit lumen, traduction de Bertrand Schefer, Allia, 1998.
11- Le point est souvent pris pour symbole de l’un, mais sa dimension est zéro. C’est pourquoi il peut symboliser l’articulation entre le non-manifesté et la manifestation.
12- D’un simple point de vue mathématique, d’ailleurs, tendre vers l’indéfiniment grand et tendre vers l’indéfiniment petit sont deux opérations tout aussi « impensables », même si les mathématiciens les utilisent tous les jours. Nous renvoyons à ce sujet aux Principes du calcul infinitésimal de René Guénon, ouvrage beaucoup plus profond que le titre pourrait le donner à penser.




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