Attribut de la mashyakha, la pratique du tawajjuh est naturellement, comme elle, subordonnée à la condition formelle d'une investiture préalable, d'une ijâza. Nous rencontrons souvent dans les textes des expressions du genre amarahu an yatawajjaha li l-murîdîn, adhina lahu bi l-tawajjuh wa l-irshâd (8). L'existence de cette règle est évidente dès les débuts de la Naqshbandiyya : Bahâ' al-dîn Naqshband (ob. 791/1389) se vit confier par son maître Amîr Kulâl l'éducation (tarbiyya) du fils aîné de ce dernier, Burhân.
Par déférence à l'égard de Kulâl, il se refusait cependant à user de son tawajjuh. Sur l'ordre d'Amîr Kulâl, il finit par s'y résoudre et, nous disent les Rashahât (9), les effets de son tasarruf (un mot souvent utilisé comme synonyme de tawajjuh) se firent sentir à l'instant même, intérieurement et extérieurement, chez son élève. Un élève exceptionnellement doué puisque, dans la suite du même récit, il est indiqué que la force spirituelle de Burhân devint telle qu'il "volait" les états (ahwâl) de tous les compagnons de Bahâ' al-Dîn qu'il rencontrait, "les laissant comme nus" : une inversion du tawajjuh en quelque sorte. La seule manière de se protéger contre ce rapt singulier consistait, nous apprend l'une de ses victimes, à se concentrer fortement sur l'image du Shaykh Bahâ' al-Dîn, dont l'énergie repoussait l'assaillant. (10)
Une autre anecdote rapportée dans les Rashahât (11) illustre bien une forme de tawajjuh qui s'accompagne, cette fois, d'un contact physique. A ses débuts dans la voie un des disciples majeurs de Bahâ' al-Dîn, `Alâ al-Dîn `Attâr, s'interrogeait sur l'illumination du coeur, qu'il n'avait encore jamais éprouvée. Un de ses condisciples compara cet état à la nouvelle lune au troisième jour de son apparition. `Alâ al-Dîn relata cette rééponse à son maître qui déclara qu'elle n'exprimait rien de plus que le degré de réalisation spirituelle atteint par celui qui l'avait formulée. Mais Bahâ' al-Dîn, s'il ne dit rien de plus, fit quelque chose de plus : il posa son pied sur celui de `Alâ al-Dîn `Attâr qui fut alors saisi d'une extase au cours de laquelle, selon ses propres termes, "il contempla en lui-même toutes les créatures".
Cette aptitude à agir silencieusement sur le disciple, un autre très grand maître de la Naqshbandiyya, `Ubaydallâh Ahrâr l'exprime de manière très imagée en affirmant que nul n'est qualifié pour la mashyakha s'il n'est capable de "manger le murîd", c'est à dire, précise t-il, de gouverner (tasarruf) l'intérieur du murîd de manière à en éliminer les qualifications blâmables et à s'y substituer les qualifications louables (12). Commentant un propos de Sa`ad al-Dîn Kâshgarî, il explique en quoi consiste ce tasarruf dont l'exercice méthodique est pour lui une des caractéristique de la Naqshbandiyya : "Le murshid, dit-il, oriente son coeur vers l'intime (bâtin) du disciple. Par la vertu de ce tawajjuh se produisent dans l'intime du disciple une connection (irbibât, mot où l'on retrouve significativement la racine de râbita) et une jonction (ittisâl) avec le coeur du maître qui aboutissent à ce qu'ils ne fassent plus qu'un (ittihâd). Alors le coeur du disciple est illuminé par le reflet en lui des rayons du soleil du coeur de son maître". Et il souligne aussitôt que cette opération n'a pas seulement pour but d'actualiser les virtualités spirituelles (isti`dâd) déjà présentes chez le disciple mais que, dans la Naqshbandiyya, ses effets sont à la mesure de l'isti`dâd du maître lui-même. (13)
L'importance du tawajjuh dans la méthode initiatique de l'ordre Naqshbandî est attestée par des textes trop nombreux et trop souvent répétitifs pour que nous les passions en revue. Je me bornerai à un dernier auteur, capital celui-là puisqu'il s'agit d'Ahmad Sirhindî (ob. 1134/1624), le Mujaddid al-alf al-thânî. Ses Maktûbât font souvent allusion au tawajjuh, parfois en référence à une expérience personnelle (comme dans un lettre où, parlant d'un maqâm qu'il a atteint, il déclare y être parvenu "par l'effet du seul tawajjuh" de son maître) (14), le plus souvent dans le cadre d'exposés de la tarîqa. "Les paroles [des maîtres], écrit-il, sont un remède pour les maladies qui affectent le coeur et leur regard guérit les déficiences spirituelles. Leur tawajjuh délivre les disciples de l'attachement aux choses de ce monde et de l'autre " (15). Ailleurs, commentant un propos fameux de Bahâ' al-Dîn Naqshband selon lequel la tarîqa Naqshbandiyya commence là où les autres turuq finissent, il explique que cet indirâj al-nihâya fî l-bidâya est un des effets du tawajjuh des maîtres en soulignant que cette "orientation ", en dépit de ce que le mot suggère, transcende les six directions de l'espace. Le propre des maîtres, ajoute-t-il, c'est de pouvoir "donner la nisba", c'est à dire transmettre sans parler al-hudûr wa l-shu`ûr , la "présence" - ou la "concentration" - et la connaissance. Pour le Mujaddid, c'est essentiellement "par la voie du silence" que, dans la tarîqa Naqhsbandiyya, le maître est source de grâce pour son disciple; et de citer une sentence de `Ubaydallâh Ahrâr fréquemment répétée par ses successeurs selon laquelle "celui qui ne tire pas profit du silence des maîtres ne peut tirer profit de leurs paroles" (16).
(8) Voir entre autre dans Al-hadîqa al-nadiyya fî âdâb al-tarîqa al-naqshbandiyya de Muhammad b. Sulayman Al-Baghdâdî, en marge du Kitâb asffâ l-mawârid min silsâl ahwâl al-imâm Khâlid de `Uthmân b. Sanad Al-Wâ`ilî Al-Najdî, Le Caire, 1313 h., p. 71 et p. 76, dans le texte d'une longue note de l'éditeur, Muhammad As`ad Sâhib (neveu de Mawlânâ Khâlid).
(9) Rashahât, I, 77-78.
(10) Ibid.
(11) Rashahât, I, 142.
(12) Rashahât, II, 498.
(13) Rashahât, II, 463-464.
(14) Maktubât-i Imâm rabbânî, Lucknow, 1889; autres éditions Delhi, 1290/1873; Amritsar, s.d.; Karachi, 1392/1972 : traduction turque Istanbul, 1277/1860 : traduction arabe ( partielle) 1ère édition La Mecque, 1316/1898, réimpression Beyrouth, s.d. Le passage cité appartient à la lettre n°290.
(15) Ibid, Lettre n° 168
(16) Ibnid, lettre n° 221. Sirhindî précise dans ce même passage que les maîtres, s'ils on le pouvoir de '' donner la nisba" ont aussi celui de la retirer.
Sur ce point encore la Naqshabandiyah se singularise surtout en faisant de la pratique de la râbita al-shaykh, qui ailleurs apparaît comme une règle d'excellence ou un moyen préliminaire propre à faciliter le dhikr, un tariq mustaqill, une voie autonome conduisant par elle-même à la réalisation spirituelle (29). Certains maîtres vont même jusqu'à considérer que la rabita est supérieur au dhikr. Voici à cet égard un texte caractéristiques : « la râbita consiste pour le murid, à rendre présente l'image de son shaykh parfait, celui dont il est attesté qu'il a atteint la station de l'annihilation (fana) et de la permanence (baqa) parfaites, et à puiser à la source de sa forme spirituelle (ruhaniyya) et de ses lumières. Elle a des effets plus puissants encore que le dhikr pour obtenir l'arrachement extatique (jadhba) et l'ascension du novice vers les degrés de la perfections » (30). Mawlâna Khâlid, sans être aussi catégorique, déclare pour sa part : « elle est un des plus importants moyens pour atteindre le but après l'attachement rigoureux au Livre et à la Sunna. Certains des maîtres se sont même limités à elle dans leur progression spirituelle et la direction de leurs disciples tandis que d'autres ordonnaient d'autres pratiques tout en déclarant explicitement qu'elle était la voie la plus directe pour parvenir à l'extinction dans le shaykh (al-fana fi l-shaykh), laquelle est le prélude à l'extinction en Dieu (al fana fi-Llah). (31)
Les descriptions de la râbitat al-shaykh sont toutes à peu près identiques : « C'est le face-à-face (muqabala) du cœur du murid et de celui de son maître et le fait de conserver son image présente dans la faculté imaginative même lorsqu'il est absent » (32). Tu installeras fermement et conserveras l'image de ton shaykh dans ta faculté imaginative, qu'il soit absent ou présent ; oui par cette faculté, tu projetteras l'image du shaykh au centre de ton cœur » (33). Ces phrases, extraites d'ouvrages écrits par un auteur de la fin du 19e siècle, ne diffèrent guère de celles qu'on trouve dans les textes des siècles précédents. Puis-je rappeler ici que le langage que nous trouvons ici sous la plume de musulmans a son exact équivalent chrétien ? Parlant de son « Maître » invisible, Sain Félix, Paulin de Nole, au quatrième siècle, déclare : Videbo corde, mente complectar pia, ubique proesentem mihi. (34)
J'emprunterai des indications plus précises, mais conformes en tous points, elles aussi, au modèle traditionnel, à un document qu'un maître naqshbandî kurde, le shaykh `Uthmân Siraj al-Dîn al-Thânî, a distribué à ses disciples lors de son passage à Paris en novembre 1982 (35) : « s'adonner à la râbitat al-shaykh, consiste à placer devant toi (par l'imagination) son image en croyant fermement que la forme spirituelle (ruhaniyya) du Prophète est présente dans la partie supérieure de sa poitrine et que les grâces et les lumières divines qui descendent sur le cœur du Prophète retombent sur le cœur de ton shaykh. Tu ouvriras donc ton cœur à la façon d'un réceptacle orienté vers le cœur de ton shaykh (…) Tu demeureras ainsi entre un quart d'heure et une demi-heure, ou davantage selon tes possibilités (…) » Suivent les recommandations habituelles : « au sortir de cet exercice, ne pas faire de mouvements précipités, ne pas boire de boissons fraîches qui « éteignent la chaleur du cœur ». L'auteur insiste ensuite sur le fait que la râbitat al-shaykh doit progressivement devenir permanente, « que l'on soit en mouvement ou au repos, de joue ou de nuit, debout ou assis ». Un peu plus loin, il donne des précisions successives : dans la première, on perçoit la forme du shaykh devant soi ; dans la deuxième au-dessus de l'épaule droite ; dans la troisième au-dessus de la tête ; dans la quatrième enfin elle apparaît dans le cœur.
Tout énoncé relatif à la râbita renvoie, implicitement ou explicitement, au thème de la haqiqa muhammadiyya comme source ultime « des grâces et des lumières ». Sans aborder ici un problème qui nous conduirait à exposer en détail les relations entre walaya et nubuwwa (36) on peut déjà prévoir que les formulations du rôle du maitre – celui d'un miroir où le disciple contemple le reflet de la Réalité muhammadienne, notion elle-même forte suspecte aux yeux des qaha' – paraîtront inquiétantes aux `ulama al-zahir. N'y a-t-il pas, en dernier ressort, identification pure et simple du shaykh au Prophète ? Le maître Naqshabandi n'est-il pas un mutanabbi ? Mais il y a plus grave. Employant une image expressive et constamment reprise après lui, `Ubaydallah Ahrar, traitant de râbita, dit que le shaykh doit être une qibla pour son disciple. (37) N'y a-t-il pas une forme d'idolâtrie ? Sirhindi déclare : « Si l'image du murshid survient spontanément pendant le dhikr, il faut la conduire jusqu'au cœur et s'adonner au dhikr tout en préservant cette image dans le cœur. » (38) Associer l'invocation du Nom de Dieu et l'image d'une créature, n'est-ce pas là du shirk pur et simple? (39) Enfin comment trouver, dans le Coran ou la Sunna, une justification à l'usage périlleux de cette faculté turbulente qu'est le khayal ? (40)
(29) Voir par exemple un propos de `Ubayd Allah Ahrar rapporté dans Rashahat II, 500 ; pour des textes plus récents sur ce sujet cf. al-haqiqa al-nadiyya, p87 (Wa hiya tariq mustaqill li l-wusul) ; Muhammad Amin al-Kurdi (ob. 1332/1914), Kitab tanwir al-qulub, Le Caire, 1377/1957, p.517.
(30) `Abdal-Majid b. Muhammad al-Khani, al-hada'iq al wardiyya fi haqa'iq ajilla' al-naqshabandiyya, Damas, 1308 h. p. 295.
(31) Risala du Shaykh Khâlid reproduite par `Abd al-Majid al-Khani, Al-hada'iq al-wardiyya, p.295.
(32) Muhammad Amin al-Kurdi, Tanwir, p.512 (règle n°9).
(33) Muhammad Amin al-Kurdi, al-mawahib al sarmadiyya, Le Caire, 1329, p.313.
Pratiquement tous les ouvrages d'auteurs naqshabandis traitent de la rabita. Pour ne pas allonger démesurément ces notes, nous n'y faisons mention que de ceux auxquels nous nous référons de façon précise. On trouvera une bibliographie plus étendue dans le précieux article de H. Algar, ` Bibliographical Notes on the Naqshabandi tariqat », in Essays in Islamic Philosophy and Science, ed. G. Hourani, Albany, 1975, pp. 254-259, et dans la thèse de 3e cycle de Halkawt Hakim, La confrérie des Naqshabandis au Kurdistan au XIXe siècle (Université paris IV, juin 1983), pp. 287-311. Signalons plus particulièrement cependant, en relation avec le sujet traité ici, le Ruh al-hidaya wa l-irfan fi sirr al rabita wa l-tawajjuh wa khtam al-khwajagan de Muhammed As'ad Sahib Zadeh (cf. note 8), Le caire, 1983 ; le Tuhfat al-ahbab fi suluk ala Tuhafat al `ushshaq fi ithbat al-rabita de Ibrahim Fasih al-Haydari, Istambul, 1293 h.
(34) Voir par exemple la fameuse Tajiyya de Taj al-Din b. Zakariyya al-Rumi (ob. 1050/1640) et son commentaire par Nabulsi (ob. 1143/1731), Ms Zahiriyya 1555, f 5b., l'une et l'autre souvent copiées, entre autres dans le Kitab al'uqud al zabardiyya déjà cité (f. 72a) ; sur la rabita dans ce dernier ouvrage, voir ff. 53 s. la citation de Paulin de Nole est reprise de Peter Brown, la société et le sacré dan l'Antiquité tardive, Paris, 1985, pp. 22-23.
(35) Né en 1896, le Shaykh `Uthman a succédé à son père en 1948. Pour une biographie détaillée (très polémique) voir Halkawt Hakim, op. cit., pp. 236-251. Le titre du document cité ici est talqin adab al-tariqa al-aliyya al naqshabandiyya li l-mubtadi'in.
(36) Sur lequel nous renvoyons à notre ouvrage Le sceau des saints, prophéties et sainteté dans la doctrine d'Ibn `Arabi, Paris, Gallimard, 1986.
(37) Rashahât, II, 500.
(38) Sirhindi, Maktubat, lettre n°191.
(39) Les polémiques contre l « `idolâtrie des maîtres spirituels », si elles trouvent un prétexte favorable dans les formulations relatives à la rabita, sont bien entendu très courantes dans les écrits des adversaires du Tasawwuf et antérieures à la diffusion de la Naqshbandiyya. L'essentiel des arguments utilisés par la suite se trouve déjà chez Ibn Taymiyya (728/1328), par exemple dans Al-farq bayna awliya' al-Rahman wa awliya al-shaytan, in Majmu' fatawa shaykh al islam Ahmad b. Taymiyya, Riyad, 1340-1382, vol. XI, 156-311. Voir aussi, ibid., 511-514. Sur les critiques analogues, à l'époque contemporaine, du Tafsir al-manar voir le chapître VII de J.Jomier, le commentaire coranique du Manar, Paris, 1954, qui donne les références les plus importantes.
(40) Si les appuis scripturaires et les précédents traditionnels sont fournis avec abondance, on va le voir, dans les réponses des auteurs Naqshabandis aux critiques, les justifications doctrinales du recours au khayal restent le plus souvent sous-entendues. C'est, sur ce point aussi, dans l'enseignement d'Ibn `Arabi que l'on trouve l'exposé le plus cohérent et le plus influent sur les développements ultérieurs du soufisme ; voir Henry Corbin, L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn `Arabi, Paris 1958, pp 161-183. On trouvera d'autres textes caractéristiques dans les Textes choisis des Futuhat dont nous préparons la traduction avec une équipe de chercheurs français et américain.
A ces objections, les auteurs Naqshabandis ont répondus à maintes reprises en donnant, tout d'abord, ce qu'ils considèrent comme les appuis scripturaires de la rabita. Le texte coranique le plus souvent cité dans leurs écrits ou leurs propos, et ce depuis les origines (41), est le verset 119 de la Sourate 9 (ya ayyuha l-ladhina amanu ttaqu Llâha wa kunu ma'a l-sadiqin.) (42) « Etre avec les véridiques » est le fondement de la suhba, du compagnonnage initiatique. Mais la suhba ne doit pas s'entendre seulement de la fréquentation physique des mashayikh : obligation permanente du murid, où qu'il soit, elle implique l'istihdar, l'acte qui « rend présent » le sadiq – c'est-à-dire la rabita. Parmi les hadiths qui justifient cette contemplation intérieure du maître figure presque toujours celui énonce : afdalukum (ou : khiyarukum) al-ladhina idha ru'u dhukira Llahu la-ru'yatihim, « les meilleurs d'entre vous sont ceux qu'on ne peut voir sans se souvenir d'Allah » (ou « sans invoquer Allah). (43)
C'est ce hadith qui donne son sens, bien que Ahrar ait interprété autrement ce propos, à une phrase d'un des premiers maîtres naqshbandîs, le shaykh Nizam al-Din, où il parle du Jamal, de la beauté, comme d'une condition de la mashyakha. (44) Cette beauté, ce n'est rien d'autre en fait que la Beauté divine elle-même, universellement présente mais que voile l'opacité de l'homme ordinaire et que révèle la transparence du saint. (45)
Quant à l'usage méthodique du khayal il se fonde sur le hadith où le prophète déclare que l'ihsan, la perfection, consiste à adorer Dieu « comme si tu Le voyais ». Mais, souligne un disciple de Khalid, le Shaykh Husayn al-Dawsari, Dieu en raison de Sa transcendance, ne peut-être Lui-même l'objet de la râbita (46) . Celle-ci doit donc nécessairement s'exercer sur une forme finie. Quant à l'accusation selon laquelle il s'agit d'une bid'a, les auteurs Naqshbandis, et notamment Khalid et Dawsari, qui ont l'un et l'autre consacré une risala à ce sujet, la rejettent en invoquant d'innombrables précédents, les noms de Junayd (47), de Ghazali (48), de `Abd al-Qadir al-Jilani (49), de Suhrawardi (50) et, naturellement, de maîtres Naqshabandis comme Jurjani (51) ou Nabulusi. (52)
Reste à évoquer un tout autre aspect des polémiques relatives à la râbita : quelles conditions doit-on remplir pour en être l'objet ? Tous les textes s'accordent pour dire qu'elle peut s'exercer sur des vivants ou sur des morts. On sait d'ailleurs que les uwaysiyya, qui sont guidés par la ruhaniyya d'un saint défunt, sont des cas fréquents dans la Naqshabandiyah, à commencer par le fondateur éponyme lui-même. Mais suffit-il qu'ils aient été régulièrement investis d'une fonction d'irshad, de direction spirituelle ? Idéalement, le Shaykh, on l'a vu dans certaines de nos citations s'identifie au wali et en possède tous les attributs. Mais ces perfections sont-elles une condition de la validité de la rabita ? La position de Mawlana Khalid est, sur ce point, extrêmement rigoureuse puisqu'il interdit avec force aux membres de la Naqshbandiyya Khalidiyya, même lorsqu'il sera mort, de prendre pour objet de leur rabita une autre forme que la sienne propre. Cette exigence, formulée dans des lettres souvent reproduites dans les textes de la Khalidiyya (53) sera à l'origine de déchirements dramatiques et entraînera l'expulsion par Khalid de deux de ses khulafa. L'un d'eux, Isma'il al-Shirwani, se repentira et deviendra par la suite le maître du célèbre Shamil. (54) L'autre `Abd al-Wahhab al-Susi, s'obstinera à prescrire la rabita sur sa personne et non sur celle de son maître et tentera vainement d'obtenir l'intercession du Shaykh `AbdAllah al-Dihlawi. En dépit de sa condamnation par Khalid, il continuera toutefois d'être considéré, dans une branche au moins de la Khalidiyya, comme un successeur régulier (55). J'ai pu d'autre part constater qu'aujourd'hui la règle posée par Mawlana Kahlid n'est guère respectée : il est de pratique courante pour un murid de prendre le khalifa dont il dépend directement – et non le shaykh lui-même – comme objet de sa rabita. Faut-il voir là une déviation par rapport à un principe fondamental ? Au siècle dernier, déjà, un disciple de Khalid citait, sans y faire d'objection, une phrase de Sha'rani selon laquelle » lorsque notre cœur est lié au shaykh, qu'il soit vivant ou mort, nous en retirons profit même si ce shaykh n'est pas reconnu comme tel dans la science divine ». Car, déclare-t-il en substance, c'est en Dieu seul que, par le moyen de ce lien, nous cherchons notre appui ; or Dieu ne peut nous décevoir. Et faisant allusion à un verset de la sourate al-Nur, il rappelle que Dieu est présent jusque dans le mirage (sarab) qui abuse l'assoiffé : wa wajada Llaha `indahu (Cor. 24 :39). (56)
(41) Cf. Rashahat, II, 435-436.
(42) Ces arguments et ceux qui vont suivre sont empruntés à la Risala de Mawlana Khalid déjà citée(note 31) et à l'ouvrage de Husayn al-Dawsari (Khalifa du Shaykh Khalid fi bilad al-hasa), Al-rahma al-habita fi dhikr ism al-dhat wa l-rabita, imprimé en marge de la traduction arabe des Maktubat de Sirhindi, réimp. Beyrouth s. d., I. 184-240 ; cet ouvrage a été rédigé en 1237/1821. Entre autre versets également invoqués chez les naqshabandi il faut mentionner particulièrement aussi Cor. 18 : 28 (wa la ta'du aynaka `anhum) et Cor. 3 : 200 (wa rabitu…).
(43) Suyuti, Al-fath al-kabir , Le Caire 1351 h., I, 214 (d'après Tirmidhi). Est souvent cité aussi le hadith « Innamaa mathal al-jalis al-salih… » (Bukhari, dhaba'ih, 31, Muslim, birr, 146 etc…).
(44) Rashahat II, 466. `Ubaydallah Ahrar commente assez dédaigneusement ce propos où il ne veut voir qu'une allusion à la beauté de l'apparence extérieure, Il est douteux de Nazim al-Din, disciple de Baha' al-Din Naqshaband et surtout `Ala al-Din al-Attar, , n'ait eu en vue que cette signification toute profane du jamal…
(45) `Ubayallah Ahrar, (Rashahat II, 442) exprime cette « transparence » à propos du premier calife par une autre image lorsqu'il commente le hadith (Bukhari, Manaqib al-Ansar, 45) selon lequel le Prophète prescrit la fermeture de toutes les ouvertures donnant sur la Mosquée de Médine à l'exception de la khalwa d'Abu Bakr. Chaque maître de la silsila peut de la même manière être considéré comme une « lucarne » ; le regard intérieur du murid, traversant ces ouvertures successives, atteint ainsi la haqiqa Muhammadiyya (symbolisée par la Mosquée du Prophète), elle –même lieu de manifestation de la plus parfaite Théophanie.
(46) Op. cit., 272.
(47) ibid., 261. Nous n'avons pu identifier cette phrase où Junayd parle de rabt al-qalb bi l-shaykh.
(48) Allusion à un passage relatif au tashahhud, Ihya `ulum al-din, Le Caire, s. d. I, 169.
(49) La phrase d'Abd al-Qadir al-Jilani généralement citée est rapportée par Suhrawardi, `Awarif al-ma'arif, publiée dans le volume V de l'édition de l'Ihya, indiqué ci-dessus, p.201.
(50) Cf. `Awarif al ma'arif, p. 165.
(51) Jurjani (ob. 816/1413) était un khalifa du Shaykh `Ala al-Din `Attar. Le Sheykh Khalid fait allusion à un passage de son commentaire des Mawaqif de `Iji que je n'ai pu consulter.
(52) Voir note 34.
(53) Yadi Mardan (partie arabe), lettre n°32 ; Muhammad al-Rakawi, al –anwar al qudsiyya fi manaqib al-sada al-naqshabandiyya, Le Caire, 1344 h., pp. 233-234 ; `Abd al-Majid al-Khani, Kitab al-sa'ada al-adadiyya, pp. 24-25.
(54) Muhammad b. Sulayman al-Baghdadi, Al-haqiqa al-nadiyya, pp. 79-80.
(55) Ibid. pp 68-69 ; dans une longue note, p68, l'éditeur, Muhammad As'ad Sahib Zadeh, proteste vigoureusement contre l'inclusion par l'auteur des Hada'iq de Susi dans la liste des khulafa de khalid.
(56) Dawsari, Al-rahma al-habita, p.267. On peut rapprocher cette position de celle qu'adopte le Shaykh `Abd al-Aziz al-Dabbagh (ob. 1129/1717), fondateur de la tariqa khadiriyya à propos des croyants sincères qui vénèrent une tombe vide en croyant qu'elle est celle d'un saint. Voir Ahmad b. Mubarak, Kitab al-ibriz, Le Caire, 1380/1961, p.427.
Michel Chodkiewicz, Quelques aspects des techniques spirituelles dans la Tariqa Naqshbandiyya, (texte intégral)
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