Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

24 septembre 2018

LA SCIENCE DES SYMBOLES



Une autre raison de recourir à l’oeuvre de René Guénon pour la présentation de l’enseignement akbarien dans le monde occidental est aussi évidente que la première : il s’agit de l’apport de ses écrits dans le domaine du symbolisme traditionnel où ils constituent une véritable somme ; sur ce point, l’accord est unanime et sans réserve. Le symbolisme donne les clés d’un langage universel, a priori indépendant à l’égard de toute référence à une révélation particulière. Il présente donc, lui aussi, une affinité avec l’inspiration « primordiale » de René Guénon ce qui explique, au moins en partie, la place considérable qu’il occupe dans ses ouvrages.
Le plus souvent, ses études sur ce sujet s’appliquent sans difficulté aux données de la tradition islamique : nous pensons avant tout au symbolisme spatial qui joue un rôle essentiel dans la « forme » et dans l’art de l’Islam, ainsi qu’au symbolisme constructif qui lui correspond. Cependant, une réserve d’une portée très générale doit être ici formulée. La tradition islamique est, à tous degrés, axée sur le Tawhîd, c’est-à-dire la doctrine de l’Unité principielle. Or, celle-ci exclut, de par sa nature même, le recours au symbolisme qui implique nécessairement une dualité : celle du symbole et, d’autre part, des réalités principielles dont il est le reflet. Ce recours ne peut se justifier qu’au niveau des moyens de grâce qu’Allâh utilise pour permettre à ceux qui en ont besoin — c’est-à-dire, aujourd’hui, la très grande majorité des hommes — de se rapprocher de Lui. Ces moyens sont indifférents du point de vue de l’unique Essence divine qui est incomparable et ne peut être symbolisée par rien. Ceci explique que, dans les écrits d’un Maître comme Ibn Arabî, dont l’enseignement se réfère constamment à la wahdat al-wujûd qui est un développement métaphysique de la doctrine islamique de l’Unité, le symbolisme occupe une place beaucoup moins grande que dans les ouvrages de René Guénon. D’autre part, si l’Essence suprême n’est symbolisée par rien, tout être manifesté peut être utilisé comme symbole : c’est là un des sens du verset : « Allâh ne répugne pas à proposer comme symbole un moucheron » (Cor., 2,26). Ceci revient à dire que le choix des symboles est une prérogative exclusive de l’Autorité principielle : « Allâh propose les similitudes aux hommes et Allâh a la science de toute chose » (Cor., 24,35). Ce choix est exercé par la Sagesse divine en fonction de l’opportunité et de l’efficacité spirituelle des symboles choisis à l’égard de telle ou telle communauté traditionnelle ; il constitue une « Bénédiction » au sens littéral du terme : c’est Allâh — gloire à Sa Transcendance ! — qui énonce ce qui est bien et salutaire pour les hommes de tel temps et de tel lieu. A ce point de vue, les symboles ne peuvent être séparés de la forme traditionnelle à l’intérieur de laquelle ils apparaissent ; ils en font partie intégrante ce qui explique que leur signification varie d’une révélation à une autre au point d’être parfois inversée. L’exemple le plus connu est celui du sanglier, emblème primordial du Sacerdoce, qui, en Islam, est assimilé au porc. En même temps, les similitudes et les analogies, quelquefois étonnamment précises, que l’on trouve dans le symbolisme des différentes traditions montrent l’unité de l’Esprit divin dont elles procèdent ainsi que de la Loi fondamentale qui en est le reflet direct dans l’état particulier d’existence auxquelles elles sont destinées.

L’apport de René Guénon a consisté à étudier le sens des « symboles fondamentaux » au point de vue de la Science sacrée, et surtout à proposer une méthode rigoureuse dans un domaine qui, en vertu de sa nature même, est lié à la faculté imaginative et où il faut se garder, par conséquent, de toute interférence d’ordre individuel ainsi que de toute complaisance à l’égard d’analogies faciles ou de rapprochements dépourvus de signification au point de vue traditionnel. Par ailleurs, l’étude d’un symbole ne peut être séparée du contexte doctrinal où il figure : tantôt, celui- ci contribuera à dégager son sens véritable ; tantôt, au contraire, c’est le symbole qui, sous l’un ou l’autre de ses aspects, permettra d’éclairer de manière décisive un texte incertain ou énigmatique : tout est affaire, ici, d’inspiration et de finesse.

Nous mentionnions plus haut le symbolisme spatial et l’art de bâtir. C’est à ce dernier que nous nous référerons pour donner un exemple qui présente l’avantage d’être étroitement lié, non seulement à celui de la nafs nâtiqa dont il a déjà été question, mais aussi à l’ensemble de la présente étude. On connaît le hadîth selon lequel « L’Islam a été bâti sur cinq fondements : le Témoignage qu’il n’y a de divinité qu’Allâh et que Muhammad est l’Envoyé d’Allâh, l’accomplissement de la Prière rituelle, le don de l’Aumône légale, le Jeûne du Ramadan et le Pèlerinage à la Maison ».

Le symbolisme architectural utilisé ici présente une analogie évidente avec celui de la Kaaba : ce hadîth définit la forme extérieure de l’Islam tout comme la Kaaba représente la Maison d’Allâh sous sa modalité extérieure et terrestre. Nous avons souligné déjà42 que, dans la correspondance qui peut être établie entre les « piliers » de l’Islam et les angles (arkân) du Temple mekkois, « le double Témoignage de Foi ne se situe pas sur le même plan que les autres arkân, puisqu’il relève de l’Intuition intellectuelle et de la Foi, tandis que ces derniers consistent en des choses à faire ou à ne pas faire et ressortissent donc, de manière positive ou négative, au domaine de l’action ». Au point de vue du Tasawwuf, le même symbolisme constructif se rapporte à des réalités analogues, mais d’un tout autre ordre. Le Cheikh al-Akbar écrit par exemple : « Le Temple de la Tradition (Bayt ad-Dîn) est gardé par quatre Piliers (Awtâd) : au moyen du premier, Allâh préserve la Foi (Imân), au moyen du second la Sainteté (wilâya), au moyen du troisième la Prophétie (nubuwwa), au moyen du quatrième la Mission prophétique (risâla) et au moyen de l’ensemble la Tradition pure (ad-Dîn al-hanîfî) »43. Michel Vâlsan considère que ce dernier terme se rapporte à « la Tradition primordiale et universelle avec laquelle l’Islam s’identifie en son essence »44, c’est-à-dire au Centre initiatique suprême. La hiérarchie de ce Centre correspond elle-même au degré des « piliers du Temple » car Ibn Arabî précise expressément que trois des quatre Awtâd considérés sont « le Pôle et les deux Imâms » et que le Pôle occupe symboliquement « l’Angle de la Pierre Noire ».

42. La Doctrine initiatique du Pèlerinage, p. 294.
43. Futûhât, chap. 73, partie introductive.
44. Les Hauts Grades de l’Ecossisme dans Etudes Traditionnelles, 1953, p. 167.

 Dès lors, la question se pose de savoir si, en vertu d’une similitude avec les cinq « fondements sur lesquels l’Islam a été bâti », il n’y aurait pas lieu d’envisager une fonction suprême située sur un plan supérieur aux quatre autres et distincte par conséquent, aussi bien du quaternaire formé par la Foi, la Sainteté, la Prophétie et la Mission prophétique que de la hiérarchie du Pôle et des deux Imâms ?45. A cette question, la réponse est indubitablement positive. A propos du quaternaire des « prophètes vivants » correspondant aux quatre Awtâd, Michel Vâlsan déclare, en effet, que « les quatre principes universels que ce quaternaire représente sont dans leur réalité essentielle un seul, qui est le Verbe Universel résidant au centre du Monde humain » et que, inversement, « ce principe unique manifeste ses attributs par les quatre fonctions primordiales qui apparaissent alors comme l’expression de quatre principes... » qui sont justement ceux qui ont été mentionnés tout d’abord. La fonction suprême de l’Homme Universel est, en doctrine akbarienne, celle du Califat ésotérique, ce qui se montre aisément par référence notamment à ce qui a été dit plus haut au sujet de la nafs nâtiqa, ou encore à la « Prière sur le Prophète » : si le Califat Suprême est la seule fonction mentionnée dans cette Prière c’est parce qu’elle est véritablement la seule qui subsiste encore à ce degré.

45. Selon Ibn Arabî, le Pôle et la risâla correspondent à l’Angle de la Pierre Noire. Ceci montre que le Temple de la Tradition primordiale est « orienté » de la même manière que la Kaaba terrestre. Cf. La Doctrine initiatique, p. 110.

Dans ces conditions, on ne peut manquer d’éprouver quelque surprise lorsqu’on découvre dans une étude relativement récente l’affirmation suivante : « La doctrine de la walâya, en tant qu’elle constitue la clef de voûte de tout ce qui, dans l’oeuvre du Shaykh al-Akbar, est d’ordre initiatique — par opposition aux aspects proprement métaphysiques qui en représentent l’autre versant —, est présente dans de multiples écrits, etc. »46. La seule question que semble se poser l’auteur est de savoir si c’est la walâya ou la risâla « qui est la sphère la plus universelle »47 alors que, en tant que « arkân » du Temple de la Tradition primordiale, elles se situent forcément au même niveau de sorte que ni l’une ni l’autre ne peut être considérée comme la « clé de voûte » de l’ensemble. Il y a ici une ignorance totale de l’indication donnée par Michel Vâlsan au sujet de la présence du Verbe universel au centre du Monde humain ainsi qu’une méconnaissance de ce qu’implique le symbolisme utilisé : ou bien l’expression « clé de voûte » n’est qu’une image littéraire, inconvenante dans un tel contexte, ou bien elle fait référence à un symbolisme précis dont René Guénon a étudié le sens et, en ce cas, on ne voit pas comment il pourrait être appliqué à la doctrine akbarienne de la walâya : par définition même, la clé de voûte n’est pas située sur le même plan que les piliers qui soutiennent cette dernière. La présentation de cette doctrine fondamentale est donc faussée48 ce qui est regrettable dans un ouvrage qui !contient par ailleurs des mises au point et des indications fort intéressantes. En outre, et ceci est à nos yeux beaucoup plus grave encore, la signification cyclique de la manifestation de l’enseignement akbarien en Occident se trouve ainsi compromise, l’occultation de la doctrine du Califat ésotérique n’étant, en réalité, qu’un élément parmi d’autres d’une tentative insidieuse, qui se développe aujourd’hui en des ramifications multiples, d’ôter à la fonction du Sceau de la Sainteté muhammadienne sa portée traditionnelle véritable.

46. M. Chodkiewicz, Le Sceau des Saints, p. 65. Les termes walâya et wilâya sont ici équivalents.
47. Ibid., p. 118.
48. Ceci se traduit inévitablement par quelques disproportions au niveau de l’exposé. Ainsi, l’auteur se réfère (p. 36) au verset 38 de la Sourate de la Génisse pour déclarer : « l’instauration de la walâya coïncide avec le point de départ du cycle humain » alors que, de toute évidence,c’est le Califat adamique qui est instauré à ce moment de telle sorte que, s’il faut voir dans le verset en question une allusion à la walâya, cela signifie simplement que celle-ci est incluse dans le Califat. Un autre exemple figure p. 220, où la perfection suprême du Califat ésotérique est mentionnée in extremis dans une simple note !


Enfin, l’importance de l’oeuvre de René Guénon dans le domaine du symbolisme islamique est liée à la transmission d’un enseignement original qui, plus encore que ses exposés doctrinaux, sont révélateurs de la plénitude de son autorité et de sa science au sein du Tasawwuf. Nous pensons avant tout au Triangle de l’Androgyne dont la signification exceptionnelle et la richesse ont été mises en lumière par les admirables commentaires de Michel Vâlsan. La mise au jour de ce symbole essentiel constitue par elle-même un événement majeur dont les conséquences sont loin d’avoir été entièrement épuisées. Nous mentionnerons aussi la figure circulaire que René Guénon a utilisée pour transmettre certains enseignements de l’Hindouisme ; on la retrouve à l’occasion d’une présentation des trois gunas, des cinq éléments49, des castes (varnas) et des « buts que les Ecritures traditionnelles assignent à la vie humaine »50. Moins connue que le Triangle de l’Androgyne, elle est aussi plus secondaire mais représente néanmoins un apport inédit de René Guénon. Alors que le Triangle de l’Androgyne est un symbole de l’Homme Universel, cette figure procède plus directement de Prakriti : elle symbolise, en effet, la nature originelle (fitra) ce qui explique qu’elle comporte des applications à des traditions autres que l’Hindouisme, notamment l’Islam51 ; elle contribue à dégager les analogies qui existent entre les différentes révélations et formes sacrées et aide ainsi à voir la Vérité unique qui assure la direction spirituelle de l’ensemble.


49. Cf. La Théorie hindoue des cinq éléments.
50. Cf. Varna et Dharma.
51. Nous avons donné un exemple d’une application de ce genre dans Marie en Islam (p. 93).


René Guénon et l’avènement du troisième sceau, C A Gilis

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