[Revue Etudes Traditionnelles N°224-225, Août-Septembre 1938]
Le cheikh Ahmed ben Muçtafâ ben ‘Allîwa, également appelé le “Cheikh al-‘Allawî”, et qui mourut, à Mostaghanem, le 11 juillet 1934, n’est pas un inconnu pour la plupart des lecteurs des Etudes Traditionnelles, grâce à un article nécrologique, paru la même année dans le numéro d’août-septembre de cette Revue.
Successeur du cheikh Bûzîdî qui appartenait à la chaîne initiatique Derqâwiyah-Shâdhiliyah, il établit une nouvelle branche initiatique qui porte son nom. La sainteté du maître ‘Allawî fit affluer vers lui des disciples, venus de presque tous les pays de l’Islam, et sa parole eut une portée considérable tant par de magistrales attaques contre le modernisme que par l’audace fulgurante de traités et poèmes soufiques qui provoquèrent l’admiration et la reconnaissance des uns et l’indignation des autres. La lecture des vers suivants, extraits de son Dîwân, permettra d’imaginer les diverses réactions auxquelles les écrit du Maître donnèrent naissance :
O toi qui ne comprend pas mes paroles, pourquoi me calomnies-tu?
Tu es vide de sens spirituel, ignorant de la Réalité Divine (Ulûhiyah).
Si tu connais mon état, tu reconnaîtrais ma dignité,
tu me verrais parmi les “hommes”(1), comme le soleil au-dessus du désert.
Mon Seigneur m’a donné ce que j’ai demandé,
Il m’a largement donné sa faveur.
Il m’a guidé ; ensuite, m’acceptant,
Il m’a donné une investiture.
Il m’a désaltéré dans une coupe précieuse, plus précieuse que l’Alchimie (2).
Il m’a élevé à un siège très haut, plus haut que les Pléiades.
Si tu veux t’approcher de moi, ô saint homme, demande-moi l’état de Seigneurerie (Rubûbiyah).
Cherche-moi au-dessus des hauteurs, peut-être trouveras-tu ma trace.
Je suis d’une espèce sublime, précieuse, une chose mystérieuse, sans pareille.
Je suis un trésor rempli,
toute chose est latente en moi
(1) Ceux qui ont atteint l’état de virilité spirituelle (rajûliyah).
(2) C’est-à-dire que le moyen de faire de l’or.
Parmi les européens reçus par le cheikh ‘Alawî, certains lui parlèrent de la philosophie de Bergson. Et ayant remarqué que le Maître prenait, en ces occasions, divers énoncés bergsoniens comme point de départ pour le développement de considérations métaphysiques, les visiteurs estimèrent que ce “mystique” musulman n’était pas très éloigné des vues de l’auteur européen. Malentendu en quelque sorte classique; en effet, quant on cite à un oriental d’élite des fragments d’une philosophie quelconque, il est aussitôt porté à voir là, non pas un “système clos” de raisonnement, mais simplement des allusions relatives à une vérité transcendante; comblant alors les lacunes qu’il croit devoir attribuer uniquement à l’exposé maladroit de son interlocuteur, il transpose immédiatement les conceptions philosophiques sur un plan supérieur et entièrement étranger aux intentions de leur auteur. De tels malentendus se produisent d’autant plus facilement que l’interlocuteur européen, traduisant des conceptions modernes et occidentales dans une langue orientale — qui est toujours incomparablement moins étroitement déterminée qu’une langue d’Occident — fait, dès le départ, de fausses assimilations.
Toutefois, ce qu’il est impossible d’attribuer à de simples malentendus ou à des confusions linguistiques, ce sont les résultats négatifs des entretiens du Cheikh avec les prêtres catholiques. “Admettez, dit le Maître, une interprétation métaphysique des dogmes de la Trinité et de la Filiation Divine, et il n’y aura plus aucun obstacle à ce que les deux religions, chrétienne et musulmane, se réconcilient et combattent ensemble la dégénérescence moderniste”. Il eut pour réponse; “Vous demandez que le catholicisme se suicide”. Faut-il en conclure, simplement, que le cheikh ‘Allawî n’avait pas pu se faire entendre des représentants qualifiés de l’Eglise? Quoi qu’il en soit, ses efforts répétés restèrent sans écho.
Nous allons soumettre maintenant au lecteur, une traduction de la première partie d’un des traités métaphysiques du Cheikh Ahmed ben Muçtafâ ben ‘Allîwa. Pour en faciliter la bonne compréhension, deux desseins la précéderont: l’un représente le bismillah (“au nom d’Allah”), formule par laquelle débute le Qorân, l’autre les deux premières lettres de l’alphabète arabe: Alif et Bâ.
ا ب بسم الله
Source
Un traité du sens de l’état d’enveloppement des Livres Célestes dans le point sous le Bâ du bismillah, par le connaissant par Allah, le maître parfait, le pôle Ahmed ben Muçtafâ al-Allawî al-mostaghânemî ; qu’Allah nous fasse participer à la surabondance de ses influences spirituelles, Amîn.
Avant-propos
Le Prophète –sur lui la bénédiction et la Paix- dit : « Celui qui passe sous silence une science qu’il connaît est retranché de la foi (Imân) ». S’il est donc obligatoire pour tout connaissant de ne pas taire ses connaissances, en raison de la menace contenue dans le hadîth précité, celui qui connaît n’est pourtant pas obligé de vulgariser toute science, car il est des connaissances dont la divulgation n’est permise que sous le voile d’une expression indirecte, telle, par exemple, le symbolisme qui fait le sujet de notre épitre, afin que les intelligences soient tenues à distance et qu’il ne leur soit pas possible de s’approcher de la connaissance autrement que par la voie de l’intuition (Imân) ; et cela dans l’intérêt de leur propre intégrité, car étant donnée la faiblesse du corps et la limite de la compréhension, qui pourra supporter de voir contenu dans le point du Bâ, tant littéralement qu’idéalement, l’ensemble des Livres révélés, avec tous les contrastes dus à leurs contingences ?
Sans doute, celui qui est voilé vis-à-vis d’Allah sera plus enclin à rejeter qu’à adopter pareille « perspective », aussi est-il indispensable d’exprimer ces vérités à mots couverts. Car, suivant certain, le Prophète -sur lui la bénédiction et la Paix- dit : « Il y a un côté de la science qui est comme une forme latente que connaissent seuls les connaissant par Allah ; et s’ils la révèlent, ceux qui négligent Allah la rejettent ». Or, il ne faut pas que celui qui est doué s’oppose précipitamment à ce qu’il peut entendre de paroles essentielles, issues de la bouche des connaissants d’Allah, et qu’il se joigne ainsi à ceux, mentionnés dans la seconde partie duhadîth précité.
Cependant, comme le but du symbolisme que nous allons exposer est la connaissance de l’Unité, telle qu’elle est propre à l’élite, nous ne saurions éviter de poser explicitement quelques prémisses nécessaires à l’entendement, facilitant ainsi aux cœurs une synthèse du sens extérieur et du sens intérieur ; « Et c’est Lui qui est puissant de les unifier, s’Il veut » (Coran).
Chaque fois que nous donnerons à quelque chose un nom étrange, cela sera dû aux exigences du symbolisme ; ne te laisse donc pas abuser par le sens médiat, sous peine que ne t’échappe le profit de ce que nous t’allons montrer, et, en vérité, nous t’apportons une grande prophétie. Sois donc ouvert à ce qui te vaudra l’immersion spirituelle ; sors de la détermination, va vers l’Universel ! Peut-être concevras-tu ce qui est dans le point, ce que ne conçoivent pourtant que les connaissants et qui n’est atteint que de celui qui est doté d’une grâce immense.
Chaque fois que nous mentionnerons Adam, nous entendrons par lui la « descente » du Principe vers le monde inférieur, et nous entendrons par monde inférieur (Dunyâ) l’état de non-manifestation des existences, dans les mystères des Qualités et des Noms. Et nous entendrons par « qualités » la manifestation du Principe à Lui-même, lors de son premier état de révélation, et par « Noms » la manifestation des qualités à Lui-même lors du deuxième état de révélation [1]. Le premier état n’est, au fond, que le second même ; ils sont également appelés « Primauté » et « Ultimité » ou, aussi, zuhûr et butûn [2]. Or Son zuhûr est dans son butûn, et Son commencement dans Sa fin ; c’est à ce sujet qu’il est dit : il n’y a pas de négation et pas d’affirmation [3], car Il est, en vérité, quiddité en quiddité [4]. C’est cette quiddité (Dhât) que l’on désigne dans le langage des initiés, par l’Unité de la Connaissance (Wahdatu-sh-shuhûd) et que l’on représente, dans ce vénérable symbolisme, par le Point. C’est d’elle que jaillissent toutes les existences, suivant l’ordre qu’exigent les Qualités et les Noms.
Chaque fois que nous mentionnerons le Point, nous entendrons par Lui le Mystère de la Quiddité Sainte, nommées l’Unité de la Connaissance ; chaque fois que nous mentionnerons le Alif, nous entendrons par lui l’Unicité de l’Etre que l’on désigne aussi par la quiddité impliquée dans la Seigneurie (Rubûbiyah) et chaque fois que nous parlerons du Bâ, nous entendrons par lui le dernier état de révélation, également appelé le Grand Esprit (Rûh). Quant au reste des lettres, aux mots et à la phrase, leurs significations se déduisent de leurs rangs respectifs.
Mais le pivot de ce livre tourne sur les premières lettres de l’alphabet, en raison de leur vertu, car « les devançants sont les devançants, ce sont eux qui sont les rapprochés » [5]. Ces lettres sont Alif et Bâ qui, étant les premières de l’ordre alphabétique, sont analogues à ce que le bismillah [« au nom d’Allah »] est dans l’ordonnance du Livre. Et, d’ailleurs, leur somme est A b [« Père »], soit, en langue hébraïque, un des noms divins par lequel Jésus -sur lui la Paix- appela Son Seigneur en disant : « Je retourne auprès de mon Père et le vôtre (ilâ âbî wa âbikum) c’est-à-dire « auprès de mon Seigneur et du vôtre » (ilâ rabbî wa rabbikum) [6]. Et si tu as compris le sens de ces deux lettres, tu sauras faire abstraction de leur signification extérieure et tu ne seras pas éloigné de ce que nous t’enseignerons à propos du Point et de toute la série des lettres.
[1]Tadjallî ; ces expressions de réfèrent à la théorie de la révélation ou manifestation successive de l’Essence suprême. Pour comprendre les passages suivants, on doit toujours avoir présent à l’esprit que « révéler » signifie, à la fois, « voiler » et « dévoiler ». En tant que le Principe se manifeste en mode principiel, Il est non-manifesté du point de vue de l’individu, et inversement, en tant qu’il se manifeste par des formes, il est non-manifesté du « point de vue » principiel.
[2] « Zûhûr » signifie « apparition », « manifestation » et « butûn » a le sens d’intériorité, non-manifestation ; al-batn est le ventre.
[3] On appelle « négation » et « affirmation », les deux parties de la shahâdah « Il n’y a pas de divinité et « si ce n’est la Divinité ».
[4] C’est-à-dire qu’il n’est ni manifesté ni non-manifesté, mais Il est Quiddité parfaitement homogène, à la fois quiddité, en tant que contenant et quiddité, en tant que contenu.
[5] Sûratul-Wâqiyah.
[6] Le symbole de la Paternité Divine est exclu de la perspective islamique.
(Ahmed Ben Mustafa Ben Alliwa – Le Prototype Unique – Revue Etudes Traditionnelles N°224-225, Août-Septembre 1938– Remarques préliminaires, traduction et notes de Titus Burckhardt).
Source
Le Prototype Unique (1).
Un traité du sens de l’état d’enveloppement des Livres Célestes dans le point sous le Bâ du bismillah, par le connaissant par Allah, le maître parfait, le pôle Ahmed ben Muçtafâ al-Allawî al-mostaghânemî ; qu’Allah nous fasse participer à la surabondance de ses influences spirituelles, Amîn.
Avant-propos
Le Prophète –sur lui la bénédiction et la Paix- dit : « Celui qui passe sous silence une science qu’il connaît est retranché de la foi (Imân) ». S’il est donc obligatoire pour tout connaissant de ne pas taire ses connaissances, en raison de la menace contenue dans le hadîth précité, celui qui connaît n’est pourtant pas obligé de vulgariser toute science, car il est des connaissances dont la divulgation n’est permise que sous le voile d’une expression indirecte, telle, par exemple, le symbolisme qui fait le sujet de notre épitre, afin que les intelligences soient tenues à distance et qu’il ne leur soit pas possible de s’approcher de la connaissance autrement que par la voie de l’intuition (Imân) ; et cela dans l’intérêt de leur propre intégrité, car étant donnée la faiblesse du corps et la limite de la compréhension, qui pourra supporter de voir contenu dans le point du Bâ, tant littéralement qu’idéalement, l’ensemble des Livres révélés, avec tous les contrastes dus à leurs contingences ?
Sans doute, celui qui est voilé vis-à-vis d’Allah sera plus enclin à rejeter qu’à adopter pareille « perspective », aussi est-il indispensable d’exprimer ces vérités à mots couverts. Car, suivant certain, le Prophète -sur lui la bénédiction et la Paix- dit : « Il y a un côté de la science qui est comme une forme latente que connaissent seuls les connaissant par Allah ; et s’ils la révèlent, ceux qui négligent Allah la rejettent ». Or, il ne faut pas que celui qui est doué s’oppose précipitamment à ce qu’il peut entendre de paroles essentielles, issues de la bouche des connaissants d’Allah, et qu’il se joigne ainsi à ceux, mentionnés dans la seconde partie duhadîth précité.
Cependant, comme le but du symbolisme que nous allons exposer est la connaissance de l’Unité, telle qu’elle est propre à l’élite, nous ne saurions éviter de poser explicitement quelques prémisses nécessaires à l’entendement, facilitant ainsi aux cœurs une synthèse du sens extérieur et du sens intérieur ; « Et c’est Lui qui est puissant de les unifier, s’Il veut » (Coran).
Chaque fois que nous donnerons à quelque chose un nom étrange, cela sera dû aux exigences du symbolisme ; ne te laisse donc pas abuser par le sens médiat, sous peine que ne t’échappe le profit de ce que nous t’allons montrer, et, en vérité, nous t’apportons une grande prophétie. Sois donc ouvert à ce qui te vaudra l’immersion spirituelle ; sors de la détermination, va vers l’Universel ! Peut-être concevras-tu ce qui est dans le point, ce que ne conçoivent pourtant que les connaissants et qui n’est atteint que de celui qui est doté d’une grâce immense.
Chaque fois que nous mentionnerons Adam, nous entendrons par lui la « descente » du Principe vers le monde inférieur, et nous entendrons par monde inférieur (Dunyâ) l’état de non-manifestation des existences, dans les mystères des Qualités et des Noms. Et nous entendrons par « qualités » la manifestation du Principe à Lui-même, lors de son premier état de révélation, et par « Noms » la manifestation des qualités à Lui-même lors du deuxième état de révélation [1]. Le premier état n’est, au fond, que le second même ; ils sont également appelés « Primauté » et « Ultimité » ou, aussi, zuhûr et butûn [2]. Or Son zuhûr est dans son butûn, et Son commencement dans Sa fin ; c’est à ce sujet qu’il est dit : il n’y a pas de négation et pas d’affirmation [3], car Il est, en vérité, quiddité en quiddité [4]. C’est cette quiddité (Dhât) que l’on désigne dans le langage des initiés, par l’Unité de la Connaissance (Wahdatu-sh-shuhûd) et que l’on représente, dans ce vénérable symbolisme, par le Point. C’est d’elle que jaillissent toutes les existences, suivant l’ordre qu’exigent les Qualités et les Noms.
Chaque fois que nous mentionnerons le Point, nous entendrons par Lui le Mystère de la Quiddité Sainte, nommées l’Unité de la Connaissance ; chaque fois que nous mentionnerons le Alif, nous entendrons par lui l’Unicité de l’Etre que l’on désigne aussi par la quiddité impliquée dans la Seigneurie (Rubûbiyah) et chaque fois que nous parlerons du Bâ, nous entendrons par lui le dernier état de révélation, également appelé le Grand Esprit (Rûh). Quant au reste des lettres, aux mots et à la phrase, leurs significations se déduisent de leurs rangs respectifs.
Mais le pivot de ce livre tourne sur les premières lettres de l’alphabet, en raison de leur vertu, car « les devançants sont les devançants, ce sont eux qui sont les rapprochés » [5]. Ces lettres sont Alif et Bâ qui, étant les premières de l’ordre alphabétique, sont analogues à ce que le bismillah [« au nom d’Allah »] est dans l’ordonnance du Livre. Et, d’ailleurs, leur somme est A b [« Père »], soit, en langue hébraïque, un des noms divins par lequel Jésus -sur lui la Paix- appela Son Seigneur en disant : « Je retourne auprès de mon Père et le vôtre (ilâ âbî wa âbikum) c’est-à-dire « auprès de mon Seigneur et du vôtre » (ilâ rabbî wa rabbikum) [6]. Et si tu as compris le sens de ces deux lettres, tu sauras faire abstraction de leur signification extérieure et tu ne seras pas éloigné de ce que nous t’enseignerons à propos du Point et de toute la série des lettres.
[1]Tadjallî ; ces expressions de réfèrent à la théorie de la révélation ou manifestation successive de l’Essence suprême. Pour comprendre les passages suivants, on doit toujours avoir présent à l’esprit que « révéler » signifie, à la fois, « voiler » et « dévoiler ». En tant que le Principe se manifeste en mode principiel, Il est non-manifesté du point de vue de l’individu, et inversement, en tant qu’il se manifeste par des formes, il est non-manifesté du « point de vue » principiel.
[2] « Zûhûr » signifie « apparition », « manifestation » et « butûn » a le sens d’intériorité, non-manifestation ; al-batn est le ventre.
[3] On appelle « négation » et « affirmation », les deux parties de la shahâdah « Il n’y a pas de divinité et « si ce n’est la Divinité ».
[4] C’est-à-dire qu’il n’est ni manifesté ni non-manifesté, mais Il est Quiddité parfaitement homogène, à la fois quiddité, en tant que contenant et quiddité, en tant que contenu.
[5] Sûratul-Wâqiyah.
[6] Le symbole de la Paternité Divine est exclu de la perspective islamique.
(Ahmed Ben Mustafa Ben Alliwa – Le Prototype Unique – Revue Etudes Traditionnelles N°224-225, Août-Septembre 1938– Remarques préliminaires, traduction et notes de Titus Burckhardt).
à suivre
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