En 874/1469 Jâmî (ob. 898/1492), alors âgé d'une soixantaine d'années, retrouva à Tachkent le Shaykh `Ubaydallâh Ahrâr (ob. 895/1490) et demeura quinze jours auprès de lui. Or ce face-à-face de deux semaines, selon le récit que nous en donne l'auteur des Rashahat `ayn al-hayât (1) fut à peu près totalement silencieux. Que se passe-t-il pendant ce colloque muet ? Nous l'ignorons, bien sûr et non pas en raison d'une lacune accidentelle de nos sources mais parce que ce qui est advenu en la circonstance était par nature au delà des mots. Ce que nous savons, en revanche, et d'autres exemples le confirmeront, c'est que cet épisode illustre symboliquement l'aspect le plus secret dans la tarîqa Naqshbandiyya et laisse entrevoir le rôle et l'importance des techniques initiatiques dont je me propose de parler ici.
Si les particularités du dhikr naqshbandi ont assez souvent retenu l'attention des chercheurs (2), il n'en va pas de même d'autres pratiques dont l'intérêt n'est pas moins grand. Lorsqu'on examine la littérature de l'ordre naqshbandî, qu'il s'agisse de traités ou d'ouvrages hagiographiques, on ne peut pas ne pas être frappé par la récurrence de certains termes et notamment des mots tawajjuh, râbita, et nisbah dont l'emploi est beaucoup plus exceptionnel dans les écrits émanant d'autres turuq et dont le sens chez les Naqshbandî est manifestement assez différent de leur acception usuelle (3). Il suffit de consulter l'index des travaux occidentaux consacrés à l'histoire du tasawwuf pour constater que ces istilâhât n'y ont été traitées que très cursivement ou pas du tout. L'étude des méthodes auxquelles ces mots font référence et des données doctrinales qui sous-tendent paraît pourtant indispensable pour une bonne compréhension du climat spirituel propre à la Naqshbandiyya; et je crois en outre qu'elle offre l'occasion de mettre en évidence des données communes à toutes les turuq et de mieux comprendre la fonction du Shaykh dans le soufisme : car ce qui caractérise la Naqshbandiyya, on va le voir, c'est essentiellement une formulation plus explicite et une mise en oeuvre plus systématique de notions et de moyens qui appartiennent au patrimoine indivis des ahl-Llâh.
Ce qui complique un peu les choses, c'est que les trois vocables que j'ai mentionnés n'ont pas toujours une signification identique, fût-ce dans les écrits d'un même auteur (4). Tel est particulièrement le cas de tawajjuh et de nisbah, qui sont parfois interchangeables, comme le sont aussi tawajjuh et râbita (5). Le dépouillement d'une large quantité de textes et la pratique observée aujourd'hui dans certaines branches de la Naqshbandiyya autorisent cependant à retenir provisoirement une définition simple, correspondant à l'acception la plus courante chez les Naqshbandî et que nous tenterons ensuite d'approfondir.
Le tawajjuh, c'est l'orientation du cœur du maître vers le disciple. La râbita ou, pour être plus précis, la râbitat al-Shaykh, "l'attache au Shaykh", c'est, symétriquement, l'orientation du cœur du disciple vers le maître. La nisba désigne à proprement parler selon l'étymologie la relation qui s'établit entre l'un et l'autre mais, dans le lexique de la Naqshbandiyya, représente généralement l'effet de cette relation, c'est-à-dire le hâl, l'état produit chez le disciple par l'influx spirituel provenant du maître.
Le "cœur" dont il est question ici n'est bien entendu ni le muscle cardiaque des anatomistes ni le siège métaphorique des émotions et des passions mais l'un des centre subtils - latâ'if - que l'anthropologie sacrée du soufisme en général et de la Naqshbandiyya en particulier identifie dans la structure totale de l'être humain. L' "orientation" du coeur à laquelle je viens de faire allusion n'est donc pas une simple attitude psychologique plus ou moins vague mais réfère à des techniques définies dont l'usage est soumis à des règles rigoureuses. Dans le cas du tawajjuh, qui est l'apanage des maîtres, la transmission de ces techniques reste cependant discrète à la différence de ce qui se passe pour la râbita, que laquelle il existe une abondante information écrite. Dans les manuels de la tarîqa le tawajjuh, lorsqu'il est mentionné, par exemple comme l'un des éléments essentiels de la conclusion du pacte initiatique, n'est pas autrement décrit que par une formule du genre `alâ l-kayfiyya al-ma`rûfa `indahum, "selon la modalité qui est bien connue d'eux" (= les maîtres) (6). Il faudrait en fait parler de "modalités" au pluriel, cette projection de la himma, de l'énergie spirituelle du Shaykh vers le coeur du disciple pouvant revêtir des formes assez diverses impliquant ou non la présence physique des deux protagonistes, s'opérant ou non à des moments déterminés à l'avance, visant tantôt un individu et tantôt l'ensemble des murîd-s, produisant des effets d'intensité variée et dont certains sont immédiatement perceptibles tandis que d'autres ne se manifestent que plus tardivement. Le cas le plus habituel, notamment lors du rattachement d'un nouveau disciple à la tarîqa est toutefois, conformément à une brève description qu'en donne le Shaykh Khâlid (ob. 1249/1827) (7), celui où murshîd et murîd se font face les yeux fermés.
(1) Fakhr al-Dîn `Alî b. Husayn Wâ`iz al-Kâshifî ( 867-939), Rashahât `ayn al-hayât, introd., notes et commentaires du Dr. `Alî Asghâr Mu`iniyân, 2. vol. Téhéran, 2536, I, 249. ( L'auteur des Rashahât est, rappelons-le, le neveu de Jâmî ). Cette édition, établie d'après trois manuscrits, comporte un index des noms propres ( mais pas, hélas, des termes techniques). Le second volume est entièrement consacré au Shaykh `Ubaydallâh Ahrâr. La traduction arabe du Shaykh Murâd (ed. 1307 h.) comporte un dhayl du traducteur, imprimé en marge, qui poursuit l'histoire des principaux mashaykh de la tarîqa jusqu'en 1303/1885 (cf. p. 254) et même jusqu'en 1306/1888 (cf. p. 182). J. Spencer Trimingham ( The sufi orders in Islam, Oxford, 1971; p. 93 n.2) signale une première traduction arabe due au Shaykh Tâj al-Dîn b. Zakariyya (1050/1640). Plusieurs années après la rencontre ici évoquée ( il y en a eut quatre en tout, cf. Rashahât, I, 248) Jâmî devait composer deux ouvrages en l'honneur du Shaykh `Ubaydallâh Ahrâr : Tuhfat al-ahrâr et Subhat al-abrâr.
(2) Voir par exemple L.Rinn, Marabouts et Khouan, Alger, 1884, p. 286 ; A. J. Arberry, Sufism, Londres, 1950, pp. 129-132; Madelain Habib, " Some notes on the Naqshbandi Order '' , Muslim World, vol. LIX (1969), pp. 42-45 ; Annemarie Schimmel, Mystical dimensions of Islam, University of North Carolina Press, 1975, pp. 174-175; Mir Valiuddin, Contemplative discipline in Sufism, Londres, 1980, pp. 51 - 73 et 109-136. Voir aussi la traduction d'un extrait du Tanwîr al-qulûb du Shaykh Muhammad Amin Al-Kurdî donnée en annexe à Jean Gouillard, Petite philocalie de la Prière du Cœur, Paris, 1953.
(3) Je laisse donc volontairement de côté un autre terme d'emploi fréquent chez les Naqshbandiyya, celui de murâqaba ( qu'on pourrait traduire par " vigilance contemplative '' ), dont l'emploi est, comme celui de dhikr, à peu près général dans le tasawwuf et qui conserve essentiellement la même signification partout. La murâqaba désigne d'ailleurs moins une technique ( qui implique une activité) qu'un état où le murîd " voit Dieu le voyant ". L'analyse la plus subtile de la murâqaba se trouve chez Ibn `Arabî ( Futuhât, Le Caire, 1329, II, 208-212) et les écrits naqshbandî sur ce sujet semble s'en inspirer.
(4) Voir les remarques de Trimingham, op cit., p.211.
(5) Notons au passage que, si les racines verbales WJH, RBT, et NSB sont représentées dans le Coran, les mots tawajjuh, râbita et nisba n'y figurent pas. Sur l'emploi de ces mêmes racines dans la hadîth voir Wensick, Concordance, VII, 147 s. pour WJH; II, 211 s. pour RBT et VI, 425 s. pour NSB.
(6) Cf. un manuel très répandu comme le kitâb al-sa`âda al-abadiyya fî mâ jâ'a bihi l-Naqshbandiyya ( Damas, 1313, p. 41) du Shaykh `Abd Al-Majîd b. Muhammad Al-Khânî.
(7) Yâdî Mardân, Bagdad, 1979, p. 45. Ce recueil de maktûbât du Shaykh Khâlid comporte 196 lettres en persan et 91 en arabe.
Attribut de la mashyakha, la pratique du tawajjuh est naturellement, comme elle, subordonnée à la condition formelle d'une investiture préalable, d'une ijâza. Nous rencontrons souvent dans les textes des expressions du genre amarahu an yatawajjaha li l-murîdîn, adhina lahu bi l-tawajjuh wa l-irshâd (8). L'existence de cette règle est évidente dès les débuts de la Naqshbandiyya : Bahâ' al-dîn Naqshband (ob. 791/1389) se vit confier par son maître Amîr Kulâl l'éducation (tarbiyya) du fils aîné de ce dernier, Burhân. Par déférence à l'égard de Kulâl, il se refusait cependant à user de son tawajjuh. Sur l'ordre d'Amîr Kulâl, il finit par s'y résoudre et, nous disent les Rashahât (9), les effets de son tasarruf (un mot souvent utilisé comme synonyme de tawajjuh) se firent sentir à l'instant même, intérieurement et extérieurement, chez son élève. Un élève exceptionnellement doué puisque, dans la suite du même récit, il est indiqué que la force spirituelle de Burhân devint telle qu'il "volait" les états (ahwâl) de tous les compagnons de Bahâ' al-Dîn qu'il rencontrait, "les laissant comme nus" : une inversion du tawajjuh en quelque sorte. La seule manière de se protéger contre ce rapt singulier consistait, nous apprend l'une de ses victimes, à se concentrer fortement sur l'image du Shaykh Bahâ' al-Dîn, dont l'énergie repoussait l'assaillant. (10)
Une autre anecdote rapportée dans les Rashahât (11) illustre bien une forme de tawajjuh qui s'accompagne, cette fois, d'un contact physique. A ses débuts dans la voie un des disciples majeurs de Bahâ' al-Dîn, `Alâ al-Dîn `Attâr, s'interrogeait sur l'illumination du coeur, qu'il n'avait encore jamais éprouvée. Un de ses condisciples compara cet état à la nouvelle lune au troisième jour de son apparition. `Alâ al-Dîn relata cette rééponse à son maître qui déclara qu'elle n'exprimait rien de plus que le degré de réalisation spirituelle atteint par celui qui l'avait formulée. Mais Bahâ' al-Dîn, s'il ne dit rien de plus, fit quelque chose de plus : il posa son pied sur celui de `Alâ al-Dîn `Attâr qui fut alors saisi d'une extase au cours de laquelle, selon ses propres termes, "il contempla en lui-même toutes les créatures".
Cette aptitude à agir silencieusement sur le disciple, un autre très grand maître de la Naqshbandiyya, `Ubaydallâh Ahrâr l'exprime de manière très imagée en affirmant que nul n'est qualifié pour la mashyakha s'il n'est capable de "manger le murîd", c'est à dire, précise t-il, de gouverner (tasarruf) l'intérieur du murîd de manière à en éliminer les qualifications blâmables et à s'y substituer les qualifications louables (12). Commentant un propos de Sa`ad al-Dîn Kâshgarî, il explique en quoi consiste ce tasarruf dont l'exercice méthodique est pour lui une des caractéristique de la Naqshbandiyya : "Le murshid, dit-il, oriente son coeur vers l'intime (bâtin) du disciple. Par la vertu de ce tawajjuh se produisent dans l'intime du disciple une connection (irbibât, mot où l'on retrouve significativement la racine de râbita) et une jonction (ittisâl) avec le coeur du maître qui aboutissent à ce qu'ils ne fassent plus qu'un (ittihâd). Alors le coeur du disciple est illuminé par le reflet en lui des rayons du soleil du coeur de son maître". Et il souligne aussitôt que cette opération n'a pas seulement pour but d'actualiser les virtualités spirituelles (isti`dâd) déjà présentes chez le disciple mais que, dans la Naqshbandiyya, ses effets sont à la mesure de l'isti`dâd du maître lui-même. (13)
L'importance du tawajjuh dans la méthode initiatique de l'ordre Naqshbandî est attestée par des textes trop nombreux et trop souvent répétitifs pour que nous les passions en revue. Je me bornerai à un dernier auteur, capital celui-là puisqu'il s'agit d'Ahmad Sirhindî (ob. 1134/1624), le Mujaddid al-alf al-thânî. Ses Maktûbât font souvent allusion au tawajjuh, parfois en référence à une expérience personnelle (comme dans un lettre où, parlant d'un maqâm qu'il a atteint, il déclare y être parvenu "par l'effet du seul tawajjuh" de son maître) (14), le plus souvent dans le cadre d'exposés de la tarîqa. "Les paroles [des maîtres], écrit-il, sont un remède pour les maladies qui affectent le coeur et leur regard guérit les déficiences spirituelles. Leur tawajjuh délivre les disciples de l'attachement aux choses de ce monde et de l'autre " (15). Ailleurs, commentant un propos fameux de Bahâ' al-Dîn Naqshband selon lequel la tarîqa Naqshbandiyya commence là où les autres turuq finissent, il explique que cet indirâj al-nihâya fî l-bidâya est un des effets du tawajjuh des maîtres en soulignant que cette "orientation ", en dépit de ce que le mot suggère, transcende les six directions de l'espace. Le propre des maîtres, ajoute-t-il, c'est de pouvoir "donner la nisba", c'est à dire transmettre sans parler al-hudûr wa l-shu`ûr , la "présence" - ou la "concentration" - et la connaissance. Pour le Mujaddid, c'est essentiellement "par la voie du silence" que, dans la tarîqa Naqhsbandiyya, le maître est source de grâce pour son disciple; et de citer une sentence de `Ubaydallâh Ahrâr fréquemment répétée par ses successeurs selon laquelle "celui qui ne tire pas profit du silence des maîtres ne peut tirer profit de leurs paroles" (16).
(8) Voir entre autre dans Al-hadîqa al-nadiyya fî âdâb al-tarîqa al-naqshbandiyya de Muhammad b. Sulayman Al-Baghdâdî, en marge du Kitâb asffâ l-mawârid min silsâl ahwâl al-imâm Khâlid de `Uthmân b. Sanad Al-Wâ`ilî Al-Najdî, Le Caire, 1313 h., p. 71 et p. 76, dans le texte d'une longue note de l'éditeur, Muhammad As`ad Sâhib (neveu de Mawlânâ Khâlid).
(9) Rashahât, I, 77-78.
(10) Ibid.
(11) Rashahât, I, 142.
(12) Rashahât, II, 498.
(13) Rashahât, II, 463-464.
(14) Maktubât-i Imâm rabbânî, Lucknow, 1889; autres éditions Delhi, 1290/1873; Amritsar, s.d.; Karachi, 1392/1972 : traduction turque Istanbul, 1277/1860 : traduction arabe ( partielle) 1ère édition La Mecque, 1316/1898, réimpression Beyrouth, s.d. Le passage cité appartient à la lettre n°290.
(15) Ibid, Lettre n° 168
(16) Ibnid, lettre n° 221. Sirhindî précise dans ce même passage que les maîtres, s'ils on le pouvoir de '' donner la nisba" ont aussi celui de la retirer.
à suivre...
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