Miniature peinte : Le Sacrifice d'Abraham (Seyidnâ Ibrâhîm), Chiraz, 1410-1411, collection Gulbenkian (Lisbonne). |
LE VOYAGE DE LA GUIDANCE OU LE VOYAGE D'ABRAHAM, L'AMI INTIME – SUR LUI LA PAIX –.
« Je vais vers mon Seigneur ; Il me guidera » (37: 99). Dieu lui offrit comme hospitalité la rançon de son fils, quand il descendit chez Lui. La jouissance grandit en effet à la mesure de l'amertume de la peine. Après avoir reçu la bonne nouvelle que sa prière avait été exaucée : « Seigneur, fais-moi don d'un enfant d'entre les saints ! » (37: 100), l'objet de cette nouvelle fut une source d'épreuve pour lui, car il avait demandé à Dieu autre chose que Lui. Dieu est jaloux et Il éprouva Abraham en lui demandant le sacrifice de son fils, ce qui était encore plus terrible que de lui demander le sacrifice de son âme, qui ne lui opposait d'autre adversaire qu'elle-même, et que par la moindre des pensées il pouvait repousser sans avoir beaucoup à combattre. Tandis que dans l'épreuve du sacrifice de son fils, le grand nombre de ses adversaires lui imposaient un combat d'autant plus fort. Il fut donc éprouvé par le sacrifice de ce qu'il avait demandé à son Seigneur, réalisa l'origine de cette épreuve et, sous la loi de l'événement, ce fut comme si, bien que toujours vivant, il avait lui-même été sacrifié. C'est alors que lui fut annoncé Isaac – sur lui la paix – sans demande de sa part. Il reçut tout à la fois rançon et substitution, tout en gardant celui auquel Isaac avait été substitué et réunit acquisition et don. Le sacrifice est une œuvre acquise par Abraham du fait de Sa demande, et donnée de par la rançon qu'il n'avait pas demandée. Isaac fut donné et Ismaël réunit en lui les aspects d'acquisition et de don. Il fut pour son père à la fois acquis et donné. La perfection de sa réalité essentielle lui valut de porter dans ses reins Muhammad – que Dieu répande sur lui la grâce et la paix – ou plutôt c'est parce que Muhammad se trouvait dans ses reins, qu'Ismaël bénéficia de cette perfection et de cet accomplissement. C'est pourquoi dans notre loi les bêtes sacrifiées sont pour nous une rançon qui nous délivre du feu.
Celui qui cherche à accomplir ce voyage de la guidance accordée par Dieu, qu'il réalise pleinement le monde de son imagination, où les réalités supérieures doivent descendre sur lui. La difficulté de cette étape vient de ce qu'elle est un lieu de passage, non recherché pour lui-même, mais pour ce qui doit s'y accomplir. Ne franchit cette étape que l'homme véritable. On appelle interprétation du songe (ta'bîr al-ru'yâ) « l'action de passer» ('ibâra) car l'explication passe du songe à sa signification. Le Prophète que Dieu répande sur lui la grâce et la paix passa ainsi du lien à la fermeté dans la religion et du lait à la science (1). Une fois arrivé, on trouve. Si l'Ami intime de Dieu sur la paix était passé de son fils au bélier, il aurait vu la rançon avant son occurrence et il se serait conformé à l'ordre divin le cœur serein, ayant connaissance de l'aboutissement final (2). Mais la demande à son Seigneur autre que son Seigneur le plongea dans une obscurité qui l'empêcha de franchir ce « passage », car il est impossible de passer dans l'obscurité, on ne sait où poser le pied. Il n'aurait pas connu alors une telle jouissance ni une grâce divine aussi visible. La rançon fut le bélier, maison zodiacale de la haute noblesse (3) du centre et esprit du monde, la plus noble et la plus élevée des maisons zodiacales. Le bélier fut le substitut du corps d'Ismaël non de son esprit, car le corps et la maison ont ceci en commun : le sacrifice n'affecte que le corps, et la destruction et la ruine ne touchent que les maisons.
Quand l'homme voyage dans le monde de son imagination, il doit le dépasser pour arriver à celui des réalités supérieures. Il voit alors les choses telles qu'elles sont et reçoit le don absolu qui n'est conditionné par aucune œuvre d'acquisition ; il tire sa nourriture « d'au-dessus de lui » alors qu'auparavant il la tirait « de dessous ses pieds » (4). Le don divin procure la permanence en Dieu au contraire de la contemplation (5). Il est donc écrasement (sahq) (6) et non effacement (mahq) (7). Celui qui est écrasé voit séparées toutes les parties de lui-même. Son éloignement est donc encore plus grand que l'état d'effacement. Si Abraham n'avait commencé sa prière en disant : « Fais-moi don d'un enfant d'entre les saints ! », il aurait reçu comme bonne nouvelle une contemplation, non Isaac. Isaac écrasa (ashaqa Ishâq) celui qui demandait une créature, en l'éloignant de l'effacement de son être. Cette bonne nouvelle faisait donc allusion à la station de l'éloignement impossible. En effet, les choses divines descendent selon la prédisposition du réceptacle, qui était ici insuffisamment dépouillé et tourné vers Lui. Comment lui ferait-Il don de l'être (8), alors qu'il ne pourrait le recevoir ? Le Donateur est très-Savant et très-Sage ; l'instant est juge et le fils procède du monde du partage ('alam al-tabdîd) (9).
(1) Deux interprétations du Prophète : la première dans un hadîth indiquant certaines clés pour l'interprétation ; la seconde, à propos d'une vision où le Prophète se voit boire du lait et donner le reste à 'Umar. Cf. Bukhârî, Sahîh,ta'bîr, 14-5 et 24, IX 45 et 47-8.
(2) Sur l'absence d'interprétation de la vision par Abraham, voir également Fusûs al-hikam, p. 85. On remarquera que dans cet ouvrage, le sacrifice et l'interprétation sont traités dans le Verbe d'Isaac.
(3) Pour rendre les deux sens du mot sharaf, noblesse et élévation au sens spatial.
(4) Cf. Coran 5 : 66 : « S'ils s'en tenaient de façon droite à la Torah, à l'Evangile et à ce qui leur a été révélé, ils mangeraient d'au-dessus d'eux et de dessous leurs pieds ...» ; allusion, selon Ibn 'Arabî, aux sciences inspirées et aux sciences acquises par les œuvres. Cf. Futûhât II 488 chap. 206, 594-5 chap. 276, III 439 chap. 371.
(5) Car la contemplation, résultat d'une acquisition, conduit à l'extinction.
(6) « Jeu de mot » sur le nom d'Isaac en arabe : Ishâq, qui est en même temps le nom d'action du verbe ashaqa, de même racine que sahq, l'« écrasement », mais signifiant « éloigner » ; cf. l'expression ashaqa-hu ’llâh « que Dieu l'éloigne ».
(7) Sur cette notion, cf. Futûhât, II 554 chap. 155.
(8) Al-'ayn : l'identité de l'être.
(9) Tabdîd vient de baddada qui signifie « séparer » (= farraqa), mais un autre verbe de la même racine : badda signifie «donner à chacun sa part » (budda).Tabdîd connote donc les sens de don, de séparation et de fragmentation.
Muhyî-d-Dîn Ibn ‘Arabî, Kitâb al-isfâr ‘an natâ’ij al-isfâr, présenté, traduit et annoté par Denis Gril dans Le dévoilement des effets des voyages, éditions de l’éclat, 1994.
Source
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
vous pouvez me contacter directement par mail elfieraleuse@gmail.com