Le besoin de simplification, en ce qu’il a d’illégitime et d’abusif, est, venons-nous de dire, un trait distinctif de la mentalité moderne ; c’est en vertu de ce besoin, appliqué au domaine scientifique, que certains philosophes ont été jusqu’à poser, comme une sorte de « pseudo-principe » logique, l’affirmation que « la nature agit toujours par les voies les plus simples ». Ce n’est là qu’un postulat tout gratuit, car on ne voit pas ce qui pourrait obliger la nature à agir effectivement ainsi et non autrement ; bien d’autres conditions que celle de la simplicité peuvent intervenir dans ses opérations et l’emporter sur celle-là, de façon à la déterminer à agir par des voies qui, à notre point de vue du moins, apparaîtront souvent comme fort compliquées. À la vérité, ce « pseudo-principe » n’est rien de plus qu’un vœu exprimé par une sorte de « paresse mentale » : on souhaite que les choses soient aussi simples que possible, parce que, si elles l’étaient en effet, elles seraient par là même d’autant plus faciles à comprendre ; et, d’ailleurs, cela s’accorde bien avec la conception toute moderne et profane d’une science qui doit être « à la portée de tout le monde », ce qui n’est manifestement possible que si elle est simple jusqu’à en être « enfantine », et si toute considération d’ordre supérieur ou réellement profond en est rigoureusement exclue.
Déjà, un peu avant le début des temps modernes proprement dits, on trouve comme une première trace de cet état d’esprit exprimée par l’adage scolastique : « entia non sunt multiplicanda præter necessitatem » (1) ; s’il ne s’agit que de « spéculations » tout hypothétiques, nous le voulons bien, mais alors cela ne présente aucun intérêt ; ou, du moins, ce n’est que dans le seul domaine des mathématiques pures que l’homme peut valablement se borner à opérer sur des constructions mentales sans avoir à les comparer à quoi que ce soit d’autre, et, s’il peut alors « simplifier » à son gré, c’est parce qu’il n’a affaire qu’à la quantité, dont les combinaisons, en tant qu’on la suppose réduite à elle-même, ne sont point comprises dans l’ordre effectif de la manifestation. Par contre, dès qu’on a à tenir compte de certaines constatations de fait, il en va tout autrement, et l’on est bien forcé de reconnaître que souvent la « nature » elle-même semble vraiment s’ingénier à multiplier les êtres præter necessitatem ; quelle satisfaction logique l’homme peut-il bien éprouver, par exemple, à constater la multitude et la variété prodigieuses des espèces animales et végétales dont les représentants vivent autour de lui ? Assurément, cela est fort loin de la simplicité postulée par les philosophes qui voudraient plier la réalité à la commodité de leur propre compréhension et de celle de la « moyenne » de leurs semblables ; et, s’il en est ainsi dans le monde corporel, qui n’est pourtant qu’un domaine d’existence très limité, combien, à plus forte raison, ne doit-il pas en être de même dans les autres mondes, et cela, pourrait-on dire, dans des proportions encore indéfiniment agrandies (2) ? D’ailleurs, pour couper court à toute discussion là-dessus, il suffit de rappeler que, comme nous l’avons expliqué ailleurs, tout ce qui est possible est par là même réel dans son ordre et selon son mode propre, et que, la possibilité universelle étant nécessairement infinie, il y a place en elle pour tout ce qui n’est pas une impossibilité pure et simple ; mais, précisément, n’est-ce pas encore le même besoin de simplification abusive qui pousse les philosophes, pour constituer leurs « systèmes », à vouloir toujours limiter d’une façon ou d’une autre la possibilité universelle (3) ?
Ce qui est particulièrement curieux, c’est que la tendance à la simplicité ainsi entendue, aussi bien que la tendance à l’uniformité qui lui est en quelque sorte parallèle, est prise, par ceux qui en sont affectés, pour un effort d’« unification » ; mais c’est là proprement une « unification » à rebours, comme tout ce qui est dirigé vers le domaine de la quantité pure ou vers le pôle substantiel et inférieur de l’existence, et nous retrouvons encore ici cette sorte de caricature de l’unité que nous avons eue déjà à envisager à d’autres points de vue. Si l’unité véritable peut aussi être dite « simple », c’est en un sens tout différent de celui-là, et seulement en ce qu’elle est essentiellement indivisible, ce qui exclut nécessairement toute « composition » et implique qu’elle ne saurait aucunement être conçue comme formée de parties quelconques ; il y a d’ailleurs aussi comme une parodie de cette indivisibilité dans celle que certains philosophes et physiciens attribuent à leurs « atomes », sans s’apercevoir qu’elle est incompatible avec la nature corporelle, car, l’étendue étant indéfiniment divisible, un corps, qui est quelque chose d’étendu par définition même, est forcément toujours composé de parties, et, si petit qu’il soit ou qu’on veuille le supposer, cela n’y change rien, de sorte que la notion de corpuscules indivisibles est contradictoire en elle-même ; mais, évidemment, une telle notion s’accorde bien avec la recherche d’une simplicité poussée si loin qu’elle ne peut plus correspondre à la moindre réalité.
D’autre part, si l’unité principielle est absolument indivisible, elle n’en est pas moins, pourrait-on dire, d’une extrême complexité, puisqu’elle contient « éminemment » tout ce qui, en descendant pour ainsi dire aux degrés inférieurs, constitue l’essence ou le côté qualitatif des êtres manifestés ; il suffit de se reporter à ce que nous avons expliqué plus haut sur le véritable sens où doit être entendue l’« extinction du moi » pour comprendre que c’est là que toute qualité « transformée » se trouve dans sa plénitude, et que la distinction, affranchie de toute limitation « séparative », y est véritablement portée à son suprême degré. Dès qu’on entre dans l’existence manifestée, la limitation apparaît sous la forme des conditions mêmes qui déterminent chaque état ou chaque mode de manifestation ; quand on descend à des niveaux de plus en plus bas de cette existence, la limitation devient de plus en plus étroite, et les possibilités inhérentes à la nature des êtres sont de plus en plus restreintes, ce qui revient à dire que l’essence de ces êtres va en se simplifiant dans la même mesure ; et cette simplification se poursuit ainsi graduellement jusqu’au-dessous de l’existence même, c’est-à-dire jusqu’au domaine de la quantité pure, où elle est finalement portée à son maximum par la suppression complète de toute détermination qualitative.
On voit par là que la simplification suit strictement la marche descendante qui, dans le langage actuel inspiré du « dualisme » cartésien, serait décrite comme allant de l’« esprit » vers la « matière » ; si inadéquats que soient ces deux termes comme substituts de ceux d’« essence » et de « substance », il n’est peut-être pas inutile de les employer ici pour nous faire mieux comprendre. En effet, il n’en est que plus extraordinaire qu’on veuille appliquer cette simplification à ce qui se rapporte au domaine « spirituel » lui-même, ou du moins à ce qu’on est encore capable d’en concevoir, en l’étendant aux conceptions religieuses tout aussi bien qu’aux conceptions philosophiques et scientifiques ; l’exemple le plus typique est ici celui du Protestantisme, où cette simplification se traduit à la fois par la suppression presque complète des rites et par la prédominance accordée à la morale sur la doctrine, cette dernière étant, elle aussi, de plus en plus simplifiée et amoindrie jusqu’à ce qu’elle se réduise à presque rien, à quelques formules rudimentaires que chacun peut entendre comme bon lui semble ; et le Protestantisme, sous ses formes multiples, est d’ailleurs la seule production religieuse de l’esprit moderne, alors que celui-ci n’en était pas encore arrivé à rejeter toute religion, mais que pourtant il s’y acheminait déjà en vertu des tendances antitraditionnelles qui lui sont inhérentes et qui même le constituent proprement. À la limite de cette « évolution », comme on dirait aujourd’hui, la religion est remplacée par la « religiosité », c’est-à-dire par une vague sentimentalité sans aucune portée réelle ; c’est là ce qu’on se plaît à considérer comme un « progrès », et ce qui montre bien comment, pour la mentalité moderne, tous les rapports normaux sont renversés, c’est qu’on veut y voir une « spiritualisation » de la religion, comme si l’« esprit » n’était qu’un cadre vide ou un « idéal » aussi nébuleux qu’insignifiant ; c’est ce que certains de nos contemporains appellent encore une « religion épurée », et elle l’est en effet tellement qu’elle se trouve vidée de tout contenu positif et n’a plus le moindre rapport avec une réalité quelconque !
Ce qui mérite encore d’être noté, c’est que tous les soi-disant « réformateurs » affichent constamment la prétention de revenir à une « simplicité primitive » qui n’a sans doute jamais existé que dans leur imagination ; ce n’est peut-être là qu’un moyen assez commode de dissimuler le véritable caractère de leurs innovations, mais ce peut être aussi, bien souvent, une illusion dont ils sont eux-mêmes les jouets, car il est fort difficile de déterminer jusqu’à quel point les promoteurs apparents de l’esprit antitraditionnel sont réellement conscients du rôle qu’ils jouent, ce rôle même supposant forcément chez eux une mentalité faussée ; au surplus, on ne voit pas comment la prétention dont il s’agit peut se concilier avec l’idée d’un « progrès » dont ils se vantent généralement en même temps d’être les agents, et cette seule contradiction suffit à indiquer qu’il y a là quelque chose de vraiment anormal. Quoi qu’il en soit, et pour nous en tenir à l’idée même de la « simplicité primitive », on ne comprend pas du tout pourquoi les choses devraient toujours commencer par être simples et aller ensuite en se compliquant ; au contraire, si l’on réfléchit que le germe d’un être quelconque doit nécessairement contenir la virtualité de tout ce que cet être sera par la suite, c’est-à-dire que toutes les possibilités qui se développeront au cours de son existence y sont déjà incluses, on est amené à penser que l’origine de toutes choses doit en réalité être extrêmement complexe, et c’est là, précisément, la complexité qualitative de l’essence ; le germe n’est petit que sous le rapport de la quantité ou de la substance, et, en transposant symboliquement l’idée de « grandeur », on peut dire que, en raison de l’analogie inverse, ce qui est le plus petit en quantité doit être le plus grand en qualité (4). Semblablement, toute tradition contient dès son origine la doctrine tout entière, comprenant en principe la totalité des développements et des adaptations qui pourront en procéder légitimement dans la suite des temps, ainsi que celle des applications auxquelles elle peut donner lieu dans tous les domaines ; aussi les interventions purement humaines ne peuvent-elles que la restreindre et l’amoindrir, sinon la dénaturer tout à fait, et c’est bien là, en effet, ce en quoi consiste réellement l’œuvre de tous les « réformateurs ».
Ce qui est encore singulier, c’est que les « modernistes » de tout genre (et ici nous n’entendons pas parler seulement de ceux de l’Occident, mais aussi de ceux de l’Orient, qui ne sont d’ailleurs que des « occidentalisés »), en vantant la simplicité doctrinale comme un « progrès » dans l’ordre religieux, parlent souvent comme si la religion devait être faite pour des sots, ou tout au moins comme s’ils supposaient que ceux à qui ils s’adressent doivent forcément être des sots ; croit-on, en effet, que c’est en affirmant à tort ou à raison qu’une doctrine est simple qu’on donnera à un homme tant soit peu intelligent une raison valable de l’adopter ? Ce n’est là, au fond, qu’une manifestation de l’idée « démocratique » en vertu de laquelle, comme nous le disions plus haut, on veut aussi mettre la science « à la portée de tout le monde » ; et il est à peine besoin de faire remarquer que ces mêmes « modernistes » sont aussi toujours, et par une conséquence nécessaire de leur attitude, les adversaires déclarés de tout ésotérisme ; il va de soi que l’ésotérisme, qui par définition ne s’adresse qu’à l’élite, n’a pas à être simple, de sorte que sa négation se présente comme la première étape obligée de toute tentative de simplification. Quant à la religion proprement dite, ou plus généralement à la partie extérieure de toute tradition, elle doit assurément être telle que chacun puisse en comprendre quelque chose, suivant la mesure de ses capacités, et c’est en ce sens qu’elle s’adresse à tous ; mais ce n’est pas à dire pour cela qu’elle doive se réduire à ce minimum que le plus ignorant (nous ne l’entendons pas sous le rapport de l’instruction profane, qui n’importe aucunement ici) ou le moins intelligent peut en saisir ; bien au contraire, il doit y avoir en elle quelque chose qui soit pour ainsi dire au niveau des possibilités de tous les individus, si élevées qu’elles soient, et ce n’est d’ailleurs que par là qu’elle peut fournir un « support » approprié à l’aspect intérieur qui, dans toute tradition non mutilée, en est le complément nécessaire, et qui relève de l’ordre proprement initiatique. Mais les « modernistes », rejetant précisément l’ésotérisme et l’initiation, nient par là même que les doctrines religieuses portent en elles-mêmes aucune signification profonde ; et ainsi, tout en prétendant « spiritualiser » la religion, ils tombent au contraire dans le « littéralisme » le plus étroit et le plus grossier, dans celui dont l’esprit est le plus complètement absent, montrant ainsi, par un exemple frappant, qu’il n’est souvent que trop vrai que, comme le disait Pascal, « qui veut faire l’ange fait la bête » !
Nous n’en avons pourtant pas encore tout à fait fini avec la « simplicité primitive », car il y a tout au moins un sens où cette expression pourrait trouver réellement à s’appliquer : c’est celui où il s’agit de l’indistinction du « chaos », qui est bien « primitif » d’une certaine façon, puisqu’il est aussi « au commencement » ; mais il n’y est pas seul, puisque toute manifestation présuppose nécessairement, à la fois et corrélativement, l’essence et la substance, et que le « chaos » en représente seulement la base substantielle. Si c’était là ce que veulent entendre les partisans de la « simplicité primitive », nous ne nous y opposerions certes pas, car c’est bien à cette indistinction qu’aboutirait finalement la tendance à la simplification si elle pouvait se réaliser jusqu’à ses dernières conséquences ; mais encore faut-il remarquer que cette simplicité ultime, étant au-dessous de la manifestation et non en elle, ne correspondrait nullement à un véritable « retour à l’origine ». À ce sujet, et pour résoudre une apparente antinomie, il est nécessaire de faire une distinction nette entre les deux points de vue qui se rapportent respectivement aux deux pôles de l’existence : si l’on dit que le monde a été formé à partir du « chaos », c’est qu’on l’envisage uniquement au point de vue substantiel, et alors il faut d’ailleurs considérer ce commencement comme intemporel, car, évidemment, le temps n’existe pas dans le « chaos », mais seulement dans le « cosmos ». Si donc on veut se référer à l’ordre de développement de la manifestation, qui, dans le domaine de l’existence corporelle et du fait des conditions qui définissent celle-ci, se traduit par un ordre de succession temporelle, ce n’est pas de ce côté qu’il faut partir, mais au contraire de celui du pôle essentiel, dont la manifestation, conformément aux lois cycliques, s’éloigne constamment pour descendre vers le pôle substantiel. La « création », en tant que résolution du « chaos », est en quelque sorte « instantanée », et c’est proprement le Fiat Lux biblique ; mais ce qui est véritablement à l’origine même du « cosmos », c’est la Lumière primordiale elle-même, c’est-à-dire l’« esprit pur » en lequel sont les essences de toutes choses ; et, à partir de là, le monde manifesté ne peut effectivement qu’aller en s’abaissant de plus en plus vers la « matérialité ».
(1) Cet adage [litt. « Les entités ne doivent pas être multipliées par delà ce qui est nécessaire »], comme celui suivant lequel « nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu » [litt. « Il n'est rien dans l'intellect, qui n'ait auparavant été dans la sensation »], première formulation de ce qui devait s’appeler plus tard le « sensualisme », est de ceux qu’on ne peut rapporter à aucun auteur défini, et il est vraisemblable qu’ils n’appartiennent qu’à la période de décadence de la scolastique, c’est-à-dire à une époque qui, en fait et malgré la « chronologie » courante, est moins la fin du moyen âge que le début même des temps modernes, si, comme nous l’avons expliqué ailleurs, il faut faire remonter ce début jusqu’au XIVe siècle.
(2) On pourrait opposer à cet égard, à l’adage scolastique de la décadence, les conceptions de saint Thomas d’Aquin lui-même sur le monde angélique, « ubi omne individuum est species infima », c’est-à-dire que les différences entre les anges ne sont pas l’analogue des « différences individuelles » dans notre monde (le terme individuum lui-même est donc impropre ici en réalité, et il s’agit effectivement d’états supra-individuels), mais celui des « différences spécifiques » ; la raison véritable en est que chaque ange représente en quelque sorte l’expression d’un attribut divin, comme on le voit d’ailleurs clairement par la constitution des noms dans l’angélologie hébraïque.
(3) C’est pourquoi Leibnitz disait que « tout système est vrai en ce qu’il affirme et faux en ce qu’il nie », c’est-à-dire qu’il contient une part de vérité proportionnelle à ce qu’il admet de réalité positive, et une part d’erreur correspondant à ce qu’il exclut de cette même réalité ; mais il convient d’ajouter que c’est justement le côté négatif ou limitatif qui constitue proprement le « système » comme tel.
(4) Nous rappellerons ici la parabole évangélique du « grain de sénevé » et les textes similaires des Upanishads que nous avons cités ailleurs (L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. III) ; et nous ajouterons encore, à ce propos, que le Messie lui-même est appelé « germe » dans un assez grand nombre de passages bibliques.
René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Chapitre XI - Unité et simplicité
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