Le cœur réceptacle
Le cœur réside au sein de l'être comme la caverne au creux de la montagne. Or, si la montagne est généralement représentée par un triangle pointant vers le haut (Δ), le cœur et la caverne sont symbolisés par un triangle pointant vers le bas (∇). Sous cette apparence, le cœur suggère un réceptacle pouvant prendre la forme non seulement d'une caverne, mais aussi d'un vase ou d'une coupe.
La caverne au cœur de la montagne
Située au creux de la montagne visible de toutes parts, la caverne est un lieu caché inaccessible aux profanes et réservé aux seuls initiés.
La caverne est une représentation du monde cosmique (macrocosme) où le sol symbolise la Terre et la voûte le Ciel. L'être physique qui entre dans la caverne est appelé à connaître deux naissances autres que physique:
Une naissance d'ordre psychique pour devenir un être véritablement humain, c'est-à-dire centré en lui-même;
Une naissance d'ordre spirituel pour en faire un être total, c'est-à-dire centré dans le monde.
La “cavité du cœur” est à l'image de la caverne où l'initié reçoit les influences de l'au-delà. D'ailleurs, ce n'est pas par hasard si la “cavité du cœur” et la cavité de la montagne ont la même racine sanscrite guhâ.
Le cœur est habituellement considéré comme le centre de la vie. S'il l'est incontestablement dans l'ordre physique et physiologique, il l'est également dans un ordre supérieur. Dans la tradition hindoue par exemple, le cœur est non seulement la résidence de l'âme vivante (jîvâtmâ), mais aussi de la manifestation du Principe à la source de tout, du “Soi” (Âtmâ) dans la vie (jîvâ). Autrement dit, le supra-humain demeure en sommeil dans le cœur de l'être humain. Le cœur symbolise l'Union, au sens du mot Yoga, de l'humain avec le supra-humain, de l'individuel avec l'universel.
En conséquence, tout ordre de manifestation contient virtuellement les possibilités de développement dans l'ordre supérieur. Dans le monde de l'individu (microcosme), le physique prélude au psychique, le psychique au spirituel et le spirituel au monde de l'au-delà, au monde non manifesté. Il en est de même pour le monde cosmique (macrocosme).
Si l'Oeuf du Monde constitue le germe de la manifestation du monde, la caverne ou la “cavité du cœur” représente la matrice du développement de toutes les possibilités de l'être. Toutefois, le cœur ne recèle ces possibilités qu'à l'état potentiel et il revient à l'être lui-même de les faire naître.
Le vase scellé dans la tradition égyptienne
Dans la tradition égyptienne, la montagne ne pouvait être représentée que par la pyramide et la caverne ou la “cavité du cœur” par la chambre intérieure située à la verticale du sommet de l'édifice.
La chambre intérieure préservait des regards extérieurs le lieu dévolu à l'initiation aux mystères. L'accomplissement des rites relevait d'une organisation dépositaire d'une connaissance remontant à la tradition primordiale d'origine non humaine. La réalisation des “petits mystères” permettait aux initiés comme aux profanes qualifiés d'accéder à la plénitude des états d'être humains; l'accès aux “grands mystères” était réservé aux seuls initiés à même de découvrir les états supra-humains.
L'accès aux états supra-humains ouvrait le cœur des initiés à la connaissance du Principe à la source de toutes choses. Une connaissance sommeillant dans le cœur des êtres à l'état potentiel, virtuel.
Pour le regard extérieur, le vase ne pouvait qu'être plein de choses (manifestées);
Pour le regard intérieur, le vase était vide (de toute manifestation), mais plein (de non manifesté).
Le vase était scellé pour soustraire son contenu aux regards des profanes et le rendre accessible aux seuls initiés. La découverte du “secret” initiatique se situe au-delà des apparences et son trait le plus marquant réside dans son incommunicabilité.
Grâce aux rites d'initiation, les êtres étaient capables d'appliquer à l'échelle de l'individu (microcosme) les règles assurant la bonne marche du monde cosmique (macrocosme). L'initié devenait ainsi un garant de l'harmonie entre les mondes d'en haut et d'en bas. L'important n'était pas de combattre les forces du mal ici bas, mais plutôt d'initier les êtres aux mystères de l'au-delà. Les anciens égyptiens avaient compris que pour améliorer la société, il fallait d'abord s'améliorer soi-même.
La coupe dans la quête du Saint Graal
La quête du Saint Graal est suffisamment connue pour ne pas être reprise ici dans son intégralité. La légende, datant du XIIe siècle, est une adaptation écrite chrétienne dont les traces remontent à la tradition orale celtique.
Le Saint Graal est la coupe qui aurait servi d'abord à la célébration de la Sainte Cène, puis à recueillir le sang Christ au moment de sa crucifixion. Joseph d'Arimathie présenta la coupe du dernier repas au flanc de Jésus sur la croix. La coupe symbolise le Cœur du Christ d'où a jailli la “fontaine d'immortalité”. Dans certaines représentations, la coupe proprement dite repose sur une jambe traversée par trois anneaux symbolisant la manifestation des trois mondes (terrestre, intermédiaire et céleste) et des trois ordres associés à l'être (physique, psychique et spirituel). Elle est une image du Principe, de l'Un ou Dieu à l'origine du monde cosmique.
Selon la légende, la coupe fut taillée par les anges dans l'émeraude tombée du front de Lucifer lors de sa chute dans les enfers.
Cette pierre fait écho au troisième œil de Shiva.
Le Graal fut ensuite confié à Adam dans le Paradis terrestre. Il le perdit à son tour après avoir été chassé du jardin d'Eden. Au cours de sa chute, Adam a abandonné sa nature paradisiaque, son état centré, unifié pour découvrir sa condition ordinaire d'être divisé ne voyant plus le monde que sous l'angle de la dualité.
Il s'ensuit que le détenteur du Graal était aussi le dépositaire de la tradition primordiale. Sa perte conduisait inévitablement à la chute, à l'éloignement du Centre symbolisé par le Paradis terrestre ou le sommet de la montagne. Sa transmission, par contre, était associée à celle de la tradition et à la réintégration dans l'état originel.
Par la suite, la coupe fut successivement transmise avant d'aboutir dans les mains du Christ. À la mort de Jésus, Joseph d'Arimathie et Nicodème la transportèrent jusqu'en pays breton où commença la célèbre épopée du Roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde. Après moult péripéties, le Graal fut élevé jusqu'au Ciel où il retrouva sa place originelle. Cela signifiait aussi que la tradition primordiale sous sa forme manifestée était perdue ou occultée pour les hommes. Et pourtant, elle est toujours présente dans le Cœur du Christ et, à l'état virtuel, dans le cœur des êtres assoiffés de la connaissance recueillie à la source.
Le cœur flamboyant
Le cœur est une image du Centre du Monde d'où tout rayonne. Il représente le Monde dans son état unifié où les choses et les êtres ne sont pas dissociés. Il symbolise l'Intelligence universelle (du latin Intellegere signifiant com-prendre ou prendre ensemble) qui gouverne le Monde. Durant le passage de l'universel à l'individuel, du Monde à l'être, l'Intelligence produit la conscience. Bien que procédant du Principe, la conscience est restreinte à la sphère individuelle et ne saurait être étendue à la sphère universelle. Il s'ensuit que les êtres ne pourront saisir le véritable sens de l'Intelligence qu'en remontant à la source originelle. Ils rétabliront alors la communication avec le “Cœur du Monde” propre à l'état édénique.
Les facultés de la connaissance universelle et individuelle sont respectivement l'Intelligence et la raison. La première est le fait du cœur, la seconde du cerveau. Et le Cœur est au Soleil ce que le cerveau est à la Lune:
Comme le Soleil, le feu céleste, le cœur irradie lumière et chaleur. L'Intelligence est au-delà de la raison, source de lumière sans chaleur. Ne parlons nous pas de la froide raison ? Elle est aussi au-delà des sentiments, source de chaleur sans lumière. Ne disons nous pas que l'amour est aveugle ? En fait, l'Amour véritable est aussi éloigné des sentiments que l'Intelligence l'est de la raison. Les sentiments varient avec l'humeur, le temps, les situations etc. L'Amour quant à lui reste intangible. Il ne consiste pas seulement à aimer l'autre, fût-il Dieu, comme soi-même, mais à être soi-même Amour.
Comme la Lune qui ne fait que refléter la lumière du Soleil, la raison n'est qu'un pâle reflet individuel de l'Intelligence universelle. L'activité cérébrale ne consiste-t-elle pas à réfléchir ? L'Intelligence envoie l'être au-delà de lui-même, la réflexion ne fait que le renvoyer à lui-même. Le triomphe actuel du seul individu et de la seule raison conduit à la négation de tout ordre supra-individuel et coupe l'être de l'accès à l'Intelligence véritable, la seule qui gouverne réellement le Monde.
La seule raison réduit considérablement le champ de vision de l'être. Les seuls analyses, classements et trop rares synthèses obscurcissent la vue globale plus qu'ils ne l'éclairent et conduisent trop souvent à une étroitesse d'esprit rarement égalée dans l'histoire. En fait, tout oppose connaissances intelligible et rationnelle, même si elles se complètent dans une perspective plus large:
La connaissance du cœur correspond à la perception intuitive et directe de la Lumière intelligible propre au domaine spirituel;
La connaissance du mental se limite à la pensée en mode discursif et réfléchi ne percevant que la lumière ordinaire caractéristique du domaine matériel.
Bibliographie
René Guénon:
“Symboles de la Science sacrée”. Éditions Gallimard 1962;
Notamment, les chapitres XXX sur “Le Cœur et la Caverne ”, LXIX sur “Le cœur rayonnant et le cœur enflammé”, LXX sur “Cœur et cerveau”, LXXII sur “L'Oeil qui voit tout” et, plus généralement, tous les chapitres consacrés au symbolisme du cœur.
“Le Roi du Monde”. Éditions Gallimard 1958;
En particulier, le chapitre V sur “Le symbolisme du Graal”.
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