Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

08 mai 2020

Le secret sacré


«Il n’y a de joie que dans l’infinitude. Il n’y a pas de joie dans le fini.(…) Ce par delà quoi on ne connaît rien, on ne conçoit rien, c’est l’infinitude. Ce au delà de quoi on connaît autre chose de ses yeux ou par ouï-dire, on conçoit autre chose, c’est le fini. Ce qui est infinitude est immortel ; ce qui est fini est mortel»
 Chândogya Upanishad (VII, 23-24).


En tant que créature finie, donc périssable et contingente, l’être humain se trouve dans la stricte obligation de penser le monde qui l’entoure entre deux termes nécessaires (vie/mort, début/fin, bien/mal, féminin/masculin, avant/après, actif/passif, jour/nuit, intérieur/extérieur… etc.) : il en est de même en ce qui concerne l’Unité divine, la Cause absolue de tout, le « moteur immobile ».

Effectivement, l’ensemble des doctrines théologiques et philosophiques ont toujours connu deux manières d’appréhender l’Un métaphysique ; l’une positive (ou cataphatique) consistant à définir Dieu suivant ses divers aspects manifestes, soit à déterminer ce qu’Il est, l’autre négative (ou apophatique) visant à concevoir Dieu par soustraction et par abstraction comme la chose la plus simple, en lui retirant un à un ses qualificatifs, c’est-à-dire en se penchant exclusivement sur ce qu’Il n’est pas.

Soulignons bien sûr qu’il ne faut voir ici aucune forme de dualisme irréductible — qui ne constitue qu’une pure et simple hérésie, soit une économie de pensée érigée en système — mais simplement deux façons différentes et complémentaires de comprendre l’Un, seul réel.

En d’autres termes, la première approche théologique tente de caractériser Dieu à travers l’indéfinité de « Noms », d’ « Archétypes » ou d’ « Attributs » ― assimilables aux Idées platoniciennes, aux différents dieux des religions dites polythéistes ou aux divers anges des religions abrahamiques ― qui sont susceptibles de se dévoiler positivement à la sagacité humaine (par exemple l’Être, le Bien, le Beau, le Parfait, l’Amour, la Justice, la Paix, le Vrai… etc.), la seconde approche ― qui constitue un niveau de compréhension plus élevé et plus profond ― se concentre sur le refus de toutes les déterminations divines possibles en apposant devant celles-ci un préfixe négatif (ainsi Dieu sera qualifié de non-Être, d’Infini, d’Immuable, d’Inconcevable, de non-Dualité, d’Insondable, d’Incréé… etc.).



Plus brièvement, nous avancerons que soit l’Unité divine est susceptible d’être conçue en acte, soit en puissance, soit immanente, soit transcendante, soit comme pleine, soit comme vide, soit exotérique, soit ésotérique, soit en tant que « poule », soit en tant qu’ « œuf ». « Être ou ne pas être ? », telle est la question insoluble et cruciale qui se sont universellement posées toutes les traditions humaines, des plus archaïques aux plus illustres.


Penser l’Unité divine suppose donc nécessairement et paradoxalement de conférer une image ou un nom, c’est-à-dire une limite formelle, à la seule chose qui n’en a pas : l’homme est ainsi dans l’obligation de finir l’infini s’il souhaite s’en faire une idée…


Nous donnerons quelques illustrations de cette dichotomie théologique fondamentale partagée par tous les peuples.


Voici par exemple comment débute le texte-phare de la sacralité chinoise, le Tao Te King du vieux sage Lao Tseu (Albin Michel, 1984, trad. par Ma Kou) : « La vérité que l’on veut exprimer n’est pas la vérité absolue. Le nom qu’on lui donne n’est pas le nom immuable. Vide de nom est l’origine du ciel et de la terre. Avec nom est la mère des multitude d’êtres ».

L’autre grande figure du Taoïsme, Tchouang Tseu, dans ses Aphorismes et paraboles (Albin Michel, 1986, trad. M. de Smedt) disait pareillement : « L’univers est très beau mais il n’en parle pas. Les quatre saisons se succèdent selon leurs lois mais elles n’en discutent pas. La création entière se base sur des principes absolus qui demeurent informulés ».


                                               

De même, le maître de la théologie négative, Denys l’Aréopagite, parlait de la « Cause souveraine » en ces termes : « Ce n’est pas qu’il faille se persuader que les négations soient contraires aux affirmations, en ce qui la regarde ; il faut plutôt l’adorer comme première, avant toute affirmation et avant toute négation. (…) C’est en ce sens que le divin Barthélemy disait que la théologie était grande et petite, tout ensemble ; et que l’Évangile était ample et diffus, et néanmoins très court et fort concis. Par cette manière admirable de parler, il entendait, à mon avis, que la bonne Cause de tous les êtres se pouvait aussi bien exprimer sans parole qu’avec beaucoup de discours » (Livre de la Théologie mystique, I).


L’enseignement d’Héraclite était peut-être encore plus clair lorsqu’il déclarait simplement : « L’Un, la sagesse unique, refuse et accepte le nom de Zeus », ou encore : « Une harmonie invisible est supérieure à l’harmonie visible » (Fragments, 32 et 54).


Que dire également du célébrissime hadith qûdsi (qui est une sentence divine directe), commenté abondamment par tous les plus éminents représentants de l’ésotérisme islamique à travers les âges : « J’étais un trésor caché et J’aimai à être connu, aussi ai-Je suscité la création afin d’être connu ». Dès lors, comme le préconisait Platon, c’est par les œuvres sensibles que l’homme a l’occasion de parvenir aux hauteurs de l’Intelligible, de passer de l’écorce au noyau…

Chez les anciens peuples, appelés péjorativement « sauvages » ou « primitifs » par les bœufs progressistes, ce dilemme philosophique a été selon nous résolu de la plus brillante des manières dans leurs mythes tutélaires, sous des formes imaginales diverses et variées, en faisant état d’un Deus otiosus ― un « Dieu oisif », extra-cosmique, totalement désintéressé de sa création et des maux humains ― en tant que Non-être et Principe non-manifesté (littéralement méta-physique et sur-naturel), et d’un Demiûrgos ― un « Dieu artisan », formateur et organisateur de toutes choses intra-cosmiques ― en tant qu’Être suprême et Principe actif au sein de la manifestation ; le premier étant généralement représenté symboliquement par la voûte céleste non-agissante, le second par l’astre solaire et son activité vivifiante.


Les trois religions du Livre ont elle-aussi abondamment spéculé autour de la non-représentabilité de l’Unité divine et de la nécessité de l’affubler de formes extérieures — ce qui n’est pas sans poser de problèmes et de polémiques — pour la rendre intelligible à l’entendement humain.


On rappellera par exemple le concept judaïque de la « parole perdue » (soit la perte du Nom divin suprême) ou l’impossibilité pour Moïse de regarder Dieu en face-à-face sur le Sinaï, l’interdiction de prononcer le nom de Dieu en Islam (on sait ainsi qu’il y a 99 Noms divins, le centième étant bien entendu imprononçable ; voir ce lien : Noms_de_Dieu_en_islam), ou encore les différents conflits provoqués par les iconoclastes (littéralement les « briseurs d’images ») dans les premiers temps du Christianisme, rejetant violemment toute forme de vénération aux représentations de Dieu.


Voici ce qu’enseignait saint Paul au peuple athénien réuni sur l’Aréopage : « En effet, en me promenant et en observant vos monuments sacrés, j’ai même trouvé un autel avec cette inscription : “Au dieu inconnu.” Or, ce que vous vénérez sans le connaître, voilà ce que, moi, je viens vous annoncer. Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qu’il contient, lui qui est Seigneur du ciel et de la terre, n’habite pas des sanctuaires faits de main d’homme » (Actes des Apôtres 17, 23-24).


Dans un même registre, évoquant son illumination intérieure survenue subitement sur le chemin de Damas, Paul affirmait pareillement l’aspect insondable et incommunicable des réalités spirituelles : « Je connais un homme en Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel (si ce fut dans son corps, je ne sais ; si ce fut hors de son corps, je ne sais : Dieu le sait). Et je sais que cet homme (si ce fut dans son corps ou sans son corps, je ne sais : Dieu le sait) fut enlevé dans le paradis, et qu’il a entendu des choses ineffables, qu’il n’est pas possible d’exprimer dans une langue humaine » (IIe Épître aux Corinthiens, 12, 2-3).


D’ailleurs, plus généralement, nous devons constater que les sages soufis, la haute mystique juive et chrétienne, ainsi que tous les grands maîtres spirituels issus des sacralités des quatre coins du monde, ont enseigné à l’unisson que la quête, l’approche et la perception des réalités divines ne pouvaient s’obtenir qu’en faisant le vide, que dans un état d’intériorisation profond et désindividualisé, supposant ipso facto le silence, l’immobilité et la solitude.


Nous tenons, à cet égard, à citer ces mots sublimes de l’Indien Sioux C. Eastman, reproduits par R. Guénon dans un instructif article intitulé Silence et solitude : « L’adoration du Grand Mystère était silencieuse, solitaire, sans complication intérieure ; elle était silencieuse parce que tout discours est nécessairement faible et imparfait, aussi les âmes de nos ancêtres atteignaient Dieu dans une adoration sans mots ; elle était solitaire parce qu’ils pensaient que Dieu est plus près de nous dans la solitude, et les prêtres n’étaient point là pour servir d’intermédiaires entre l’homme et le Créateur ».


Commentant ce passage, Guénon écrit : « On peut rappeler à ce propos que le véritable « mystère » est essentiellement et exclusivement l’inexprimable, qui ne peut évidemment être représenté que par le silence ; mais, de plus, le « Grand Mystère » étant le non-manifesté, le silence lui-même, qui est proprement un état de non-manifestation, est par là comme une participation ou une conformité à la nature du Principe suprême. (…) Quant à la solitude, il convient de remarquer tout d’abord que son association avec le silence est en quelque sorte normale et même nécessaire, et que, même en présence d’autres êtres, celui qui fait en lui le silence parfait s’isole forcément d’eux par là même (…) La multiplicité, étant inhérente à la manifestation, et s’accentuant d’autant plus, si l’on peut dire, qu’on descend à des degrés plus inférieurs de celle-ci, éloigne donc nécessairement du non-manifesté ; aussi l’être qui veut se mettre en communication avec le Principe doit-il avant tout faire l’unité en lui même, autant qu’il est possible, par l’harmonisation et l’équilibre de tous ses éléments, et il doit aussi, en même temps, s’isoler de toute multiplicité extérieure à lui » (dans Mélanges, Gallimard, 1976, p. 43-44). Ne dit-on pas communément que « le silence est d’or » ?
                            


Ces propos guénoniens sont ici tout à fait confirmés par l’étymologie des mots « sacré », « secret », « mythe », « mystère » et « mystique ». Ainsi, « sacré » (sacratum) et « secret » (secretum) proviennent tous deux de la racine sacernere (et plus généralement de la racine indo-européenne SC qui a donné par exemple les mots « scie », « scinder » ou « science ») signifiant mettre à-part une chose, opérer une césure ; dés lors, on peut dire que le sacré est ce qui est séparé ou caché du domaine vulgaire de la même manière que l’Un se trouve invisiblement présent au sein du multiple.

Les termes « mythe », « mystère » ou « mystique » découlent également d’une origine sémantique désignant une chose non-manifestée, puisque la racine Mu désigne le silence (on la retrouve par exemple dans les mots mutus : « muet », et mustês : « initié »). Tout cela confirme explicitement que tout ce qui touche au Divin est proprement au-delà de toute manifestation et de toute représentation formelle, et ne peut trouver son temps et son lieu qu’ « en nous-mêmes ».


« L’Être naît du Non-Être », est-il bien dit dans le Rig-Véda (X, 72, 2)…



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