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17 janvier 2020

L’énigme des « conditions de l’existence corporelle ».



Nous avons déjà évoqué l’exceptionnelle tentative de rénovation de l’Ordre du Temple dans la perspective d’un redressement traditionnel de l’Occident ; il nous reste à étudier à présent l'incidence de cette remanifestation passagère sur le développement ultérieur de l’œuvre guénonienne. À côté de l’appui et de l’assistance dont celle-ci bénéficia sur le plan doctrinal de la part des grandes traditions orientales, y eut-il aussi un apport proprement occidental consécutif à l’investiture conférée à René Guénon ? La réponse à cette question est indubitablement négative.

On notera toutefois que, la formulation de l’enseignement guénonien relevant généralement des modes spirituels « sapientaux », l’utilisation d’un langage symbolique spécifique apparut comme étant de nature à fournir un véhicule plus efficace et mieux adapté à la transmission de doctrines que la rupture de l’Occident avec ses propres fondements traditionnels lui avait rendues complètement étrangères.


Pour expliquer la nature et le choix de ce langage, nous rappellerons tout d’abord l’indication donnée par Michel Vâlsan à propos du Symbolisme de la Croix, selon laquelle ce livre concerne au plus haut point les modalités occidentales de participation à l’intellectualité traditionnelle » et procède comme « tous ceux de son œuvre qui traitent du symbolisme... de principes caractéristiques des hommes spirituels « aïssawîs » », c’est-à-dire de ceux d’entre eux qui représentent la « Science de Jésus ». On remarque donc, d’une manière tout à fait générale, une certaine relation entre le recours à la méthode de l’interprétation symbolique pour l’exposé des vérités métaphysiques et le souci de s’adapter aux « modalités occidentales de participation à l’intellectualité traditionnelle». D’une façon plus précise, on constate que le même souci a conduit René Guénon à recourir, dans la première période de sa carrière, à un symbolisme d’ordre spécifiquement cosmologique qui joua un rôle considérable dans le développement formel de son œuvre, tout en présentant par ailleurs des affinités avec l’organisation où elle prit naissance, c’est-à-dire l’Ordre du Temple. Celui-ci avait, au moyen âge, notamment la fonction d’être une sorte de trait d’union entre les initiés aux deux ésotérismes chrétien et islamique ; après sa destruction, ceux que Guénon appelle les « vrais Rose-Croix » inspirèrent une réorganisation des rapports qui s’étaient établis en vue d’une collaboration et du maintien, « dans la mesure du possible, (du) lien qui avait été apparemment rompu». L’Hermétisme, qui, dans sa forme chrétienne, subsista à la Renaissance sous des modalités plus limitées chez les Rosicruciens, favorisa cette réorganisation du fait que son symbolisme, essentiellement cosmologique, fournissait les clés d’un langage commun qui n’appartenait en propre ni au Christianisme ni à l’Islam. Or, ce même langage convenait aussi parfaitement à l’expression des aspects doctrinaux liés à l’inspiration directe de la haqîqa se manifestant, comme ce fut le cas pour Guénon, sans l’intermédiaire d’une forme ou d’une organisation traditionnelle quelconque. On peut voir par là qu’il existe une relation étroite entre l’Ordre du Temple Rénové et certains traits caractéristiques de l’œuvre guénonienne, ce qui confirme que le lieu où celle-ci prit sa forme première n’a en réalité rien de fortuit.

Ces considérations permettront, pensons-nous, d’apporter quelque lumière sur une des plus curieuses énigmes de l’enseignement de notre maître, celle des « conditions de l’existence corporelle ». La publication d’un article portant ce titre commence dans les deux derniers numéros de la revue La Gnose, ceux de janvier et de février 1912. À ce moment, la revue cesse de paraître, de telle sorte que le texte publié demeure inachevé : il comporte en effet, après une brève introduction dans laquelle il est rappelé, d’après le Sânkhya de Kapila, « que les cinq conditions à l’ensemble desquelles est soumise l’existence corporelle sont l’espace, le temps, la matière, la forme et la vie », uniquement les parties se rapportant aux éléments « Éther » et « Air » mis en correspondance avec le « temps » et la « forme ».

Or, non seulement la partie manquante ne fut jamais publiée, ce qui est, semble-t-il, un cas unique dans l’ensemble de l’œuvre de Guénon, mais en outre celui-ci annonce à plusieurs reprises, dans Le symbolisme de la Croix, puis dans Les Etats multiples de l’Etre, son intention de rédiger sur cette question une étude complète, sans donner aucune suite à ce nouveau projet. On note au contraire la publication, en 1935, dans le numéro d’août-septembre du Voile d ’Isis, d’une longue étude sur la Théorie hindoue des cinq éléments où Guénon renonce en réalité, par de brèves allusions, à développer la question, pourtant étroitement connexe, des conditions de l’existence corporelle ; ceci est d’autant plus étonnant que, dans La Gnose, c’est précisément par le biais d’une étude sur les cinq éléments que cette question avait été traitée.

Toujours à propos du même sujet, on notera en particulier le caractère fondamental des correspondances établies, dans le texte de 1912, non seulement entre les facultés sensibles, les éléments et les conditions de l’existence (1), mais aussi entre tout cet ensemble et certains aspects principiels, par exemple entre l’Essence pure et l’Ether, ou encore entre l’Être et l’Air : il s’agit donc bien d’un langage destiné avant tout à exprimer des vérités et des doctrines. René Guénon s’en servit abondamment dans toute son œuvre, au point qu’il n’est pas exagéré de dire que plusieurs de ses ouvrages ont pour support direct, en tout ou en partie, le symbolisme des conditions de l’existence corporelle : outre le cas tout à fait évident du Symbolisme de la Croix qui utilise les propriétés de l’espace, et où la représentation géométrique est poussée, selon l’expression de Guénon lui-même, « jusqu’à ses extrêmes limites concevables ou plutôt imaginables », il faut mentionner aussi Les Principes du calcul infinitésimal qui traite de la condition quantitative (2) ; La Grande Triade qui présente, pour des raisons indiquées précédemment, un lien spécial avec la condition vitale ; enfin, les premiers chapitres du Règne de la Quantité qui constituent une introduction magistrale à l’étude de la notion de forme. On mesure par cette énumération, d’ailleurs non-exhaustive, toute l’importance de ce symbolisme dans la présentation que Guénon a donnée de son enseignement, compte tenu de l’« héritage » particulier de la tradition occidentale et peut-être aussi de certaines raisons d’opportunité actuelle.

Maintenant, les conditions de l’existence corporelle ont un rapport étroit avec la constitution primordiale de l’homme et avec le point d’origine de l’état individuel humain que Michel Vâlsan définissait comme étant celui où la norme traditionnelle « n’est pas à vrai dire une institution imposée du dehors aux êtres, mais plus exactement une forme intelligible inhérente à leur propre nature ». Or, la présence de cette forme est elle-même liée au caractère exceptionnel de l’initiation de René Guénon, ce qui montre la parfaite cohérence des éléments utilisés ici. C’est cet aspect que Michel Vâlsan mettait également en relief lorsque, dans l’enseignement islamique qu’il donnait au sujet de Cheikh Abd al-Wâhid, il désignait ce dernier au moyen de l’expression al-‘aql al-mujarrad wa-l-qalam al-mufarrad : « le pur Intellect et la Plume unique ». L’Intellect premier (‘aql), et la plume (qalam) qui est son symbole, sont en effet traditionnellement liés à l’idée de « création première » et peuvent désigner le pôle actif et primordial de notre cycle d’existence. C’est l’éveil de cette faculté qui constitua le privilège de Guénon et qui lui conféra cette « sensibilité spirituelle prodigieuse qui devait servir pour un rôle de reconnaissance et d’identification universelle de la multitude des symboles et des significations » dont a parlé par ailleurs Michel Vâlsan. S’exerçant et se manifestant en quelque sorte « à l’état pur » lorsque Guénon traita des conditions de l’existence corporelle et de ses prolongements, cette faculté primordiale contribua puissamment à donner à son œuvre le caractère unique qu’elle revêt en Occident, ainsi qu’une force de conviction proprement irrésistible. Elle fut utilisée comme une preuve contre le monde moderne, destinée à montrer tout ce qui lui manquait et demeurait pourtant virtuellement possible.

(1) Rappelons, pour mettre fin à un malentendu tenace, que, par leur nature même, les conditions de l’existence corporelle n’appartiennent en aucune façon au domaine de la « manifestation grossière », qu’elles ont précisément pour effet de délimiter et de définir.

(2) Ou « matérielle ». Pour cette raison, on ne saurait retenir à la fois la matière et la quantité parmi les conditions de l’existence corporelle. La parfaite orthodoxie de l’enseignement guénonien se fonde ici sur les doctrines de la cosmologie traditionnelle hindoue telles qu’elles sont développées notamment dans les Sânkhya-Kârikâ et Sânkhya-Sûtras.

Pour illustrer ceci et mieux faire comprendre ce que nous voulons dire, le meilleur exemple nous paraît être celui des Principes du calcul infinitésimal, ouvrage dont on parle peu et qui, bien qu’il ait été publié après la Seconde Guerre mondiale, est typique de l’inspiration première et de la méthode de René Guénon. On aurait d’ailleurs tort de le considérer comme un écrit d’importance secondaire car il contient, notamment dans les considérations développées sur la notion d’« intégration », un enseignement essentiel dont on ne trouve pas l’équivalent dans le reste de l’œuvre guénonienne. Cet enseignement s’appuie conjointement sur un examen critique des théories avancées par Leibniz pour justifier la méthode infinitésimale, de sorte que la lumière de l’Intellect primordial est projetée ici, non pas sur une doctrine ou un symbole traditionnel, mais bien sur les thèses d’un philosophe « semi-profane ». On juge mieux, par cet exemple, comment certaines méprises ont pu naître au sujet de la portée exacte de la doctrine exposée par Guénon : s’il est bien évident qu’aucune organisation initiatique n’a jamais fondé sa méthode spirituelle sur la lecture de Leibniz, la compréhension parfaite du symbolisme mathématique exposé au chapitre XVIII du Symbolisme de la Croix implique, en revanche, une connaissance approfondie de la méthode différentielle et du calcul intégral.

Dès lors l’énigme posée par les conditions de l’existence corporelle apparaît comme significative. A deux reprises, l’intention de Guénon se manifeste à des moments cruciaux de sa carrière islamique : la première fois en 1912, quelques mois après son rattachement au Tasawwuf, la seconde fois en 1932, peu après son installation au Caire - il est toutefois probable que Le Symbolisme de la Croix et Les États multiples de l'Être étaient en grande partie achevés avant son départ pour l’Egypte - Par deux fois, la réalisation de cette intention est empêchée : en 1912 à la suite d’un événement apparemment fortuit, du fait que La Gnose cesse d’être publiée ; après 1932 parce que, cette fois de manière délibérée, Guénon renonce à son projet. Si troublantes et singulières qu’elles soient, de telles coïncidences ne constituent cependant pas un élément décisif ; elles ne prennent leur sens véritable qu’à la lumière de la question de fond qui leur est liée : l’attitude que Guénon adopte après son départ pour l’Égypte s’explique, selon nous, par l’orientation plus « islamique » qu’il donne dès lors, d’une façon indirecte, mais certaine, à l’ensemble de son œuvre. Il ne fait aucun doute que Guénon, à la suite du texte publié en janvier et février 1912, devait aborder l’étude de la « condition vitale », en correspondance avec les données traditionnelles qui, dans l’Hindouisme, se rapporte à Têjas, le Feu. Rappelons que celui-ci apparaît comme « actif » par rapport à l’Eau (Ap), qui est l’élément « passif» complémentaire, l’un et l’autre étant produits par polarisation à partir de l’élément « neutre », qui est l’Air. Or, selon la tradition islamique, la « vie » n’est pas liée à la réalité archétypale du Feu mais bien à celle de l’Eau. Ainsi qu’il est dit dans le Coran : « Et Nous avons fait à partir de l’Eau toute chose vivante» (Cor., 27, 30). On constate donc, dans le symbolisme utilisé par ces deux traditions, une certaine « inversion des pôles » qui s’explique avant tout par des raisons d’ordre cyclique : parmi les formes traditionnelles qui subsistent encore, c’est en effet l’Hindouisme qui représente de la manière la plus directe la Tradition primordiale ainsi que le pôle essentiel et « actif » de notre état d’existence, alors que l’Islam, en tant que révélation finale du présent cycle humain, représente tout au contraire le pôle substantiel et « passif ». En outre, dans le langage propre à cette dernière tradition, ces mêmes pôles correspondent respectivement à al-‘aql, envisagé alors en tant qu’« Intellect primordial » inhérent à la nature originelle de l’homme (3), et à ash-sharî’a, c’est-à-dire la Loi sacrée ; ainsi, à la fin du cycle, la norme légale extérieure se substitue à l’« ordonnateur interne » pour des raisons d’opportunité et d’efficacité. Dans une telle perspective, l’abandon définitif de l’ouvrage projeté sur les « conditions de l’existence corporelle » revêt une valeur symbolique riche d’enseignements.

(3) Sur la notion de ‘aql, cf. René Guénon et l’avènement du troisième Sceau, chapitre II.

Au terme de ce chapitre, nous rappellerons encore que, dans son texte sur La Théorie hindoue des cinq éléments, René Guénon figure la distinction traditionnelle de ces derniers en tant qu’elle s’effectue à l’intérieur d’une sphère : par rapport à l’équateur où l’élément neutre, qui est l’Air, « garde l’équilibre entre les deux tendances opposées », c’est le Feu qui occupe la moitié supérieure de cette sphère et l’Eau la moitié inférieure ; or, cette représentation est elle-même analogue à celle des deux demi-circonférences qui symbolisent par ailleurs l’Hindouisme et l’Islam. L’énigme des conditions de l’existence corporelle touche donc d’une manière fort directe, non seulement au « secret » qui présida à l’investiture et à l’ensemble de la carrière traditionnelle de René Guénon, mais aussi, ce qui dans le fond revient au même, aux mystères solaires et eschatologiques de la lettre Nûn.

Charles-André Gilis, Introduction a l’enseignement et au mystère de René Guénon, Chap. VIII : L’énigme des « conditions de l’existence corporelle »

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