Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

12 janvier 2020

La résorption des facultés individuelles.




« Lorsqu’un homme est près de mourir, la parole, suivie du reste des dix facultés externes (les cinq facultés d’action et les cinq facultés de sensation, manifestées extérieurement par le moyen des organes corporels correspondants, mais non confondues avec ces organes eux-mêmes, puisqu’elles s’en séparent ici) (1), est résorbée dans le sens interne (manas), car l’activité des organes extérieurs cesse avant celle de cette faculté intérieure (qui est ainsi l’aboutissement de toutes les autres facultés individuelles dont il est ici question, de même qu’elle est leur point de départ et leur source commune) (2). Celle-ci, de la même manière, se retire ensuite dans le « souffle vital » (prâna), accompagnée pareillement de toutes les fonctions vitales (les cinq vâyus, qui sont des modalités de prâna, et qui retournent ainsi à l’état indifférencié), car ces fonctions sont inséparables de la vie elle-même ; et, d’ailleurs, la même retraite du sens interne se remarque aussi dans le sommeil profond et dans l’évanouissement extatique (avec cessation complète de toute manifestation extérieure de la conscience). » Ajoutons que cette cessation n’implique cependant pas toujours, d’une façon nécessaire, la suspension totale de la sensibilité corporelle, sorte de conscience organique, si l’on peut dire, quoique la conscience individuelle proprement dite n’ait alors aucune part dans les manifestations de celle-ci, avec laquelle elle ne communique plus comme cela a lieu normalement dans les états ordinaires de l’être vivant ; et la raison en est facile à comprendre, puisque, à vrai dire, il n’y a plus de conscience individuelle dans les cas dont il s’agit, la conscience véritable de l’être étant transférée dans un autre état, qui est en réalité un état supra-individuel. Cette conscience organique à laquelle nous venons de faire allusion n’est pas une conscience au vrai sens de ce mot, mais elle en participe en quelque façon, devant son origine à la conscience individuelle dont elle est comme un reflet ; séparée de celle-ci, elle n’est plus qu’une illusion de conscience, mais elle peut encore en présenter l’apparence pour ceux qui n’observent les choses que de l’extérieur (3), de même que, après la mort, la persistance de certains éléments psychiques plus ou moins dissociés peut offrir la même apparence, et non moins illusoire, quand il leur est possible de se manifester, ainsi que nous l’avons expliqué en d’autres circonstances (4).

Le « souffle vital », accompagné semblablement de toutes les autres fonctions et facultés (déjà résorbées en lui et n’y subsistant que comme possibilités, puisqu’elles sont désormais revenues à l’état d’indifférenciation dont elles avaient dû sortir pour se manifester effectivement pendant la vie), est retiré à son tour dans l’« âme vivante » (jîvâtmâ, manifestation particulière du « Soi » au centre de l’individualité humaine, comme on l’a vu précédemment, et se distinguant du « Soi » tant que cette individualité subsiste comme telle, bien que cette distinction soit d’ailleurs tout illusoire au regard de la réalité absolue, où il n’y a rien d’autre que le « Soi ») ; et c’est cette « âme vivante » qui (comme reflet du « Soi » et principe central de l’individualité) gouverne l’ensemble des facultés individuelles (envisagées dans leur intégralité, et non pas seulement en ce qui concerne la modalité corporelle) (5). Comme les serviteurs d’un roi s’assemblent autour de lui lorsqu’il est sur le point d’entreprendre un voyage, ainsi toutes les fonctions vitales et les facultés (externes et internes) de l’individu se rassemblent autour de l’ « âme vivante » (ou plutôt en elle-même, de qui elles procèdent toutes, et dans laquelle elles sont résorbées) au dernier moment (de la vie au sens ordinaire de ce mot, c’est-à-dire de l’existence manifestée dans l’état grossier), lorsque cette « âme vivante » va se retirer de sa forme corporelle (6). Ainsi accompagnée de toutes ses facultés (puisqu’elle les contient et les conserve en elle-même à titre de possibilités) (7), elle se retire dans une essence individuelle lumineuse (c’est-à-dire dans la forme subtile, qui est assimilée à un véhicule igné, comme nous l’avons vu à propos de Taijasa, la seconde condition d’Âtmâ), composée des cinq tanmâtras ou essences élémentaires suprasensibles (comme la forme corporelle est composée des cinq bhûtas, ou éléments corporels et sensibles), dans un état subtil (par opposition à l’état grossier, qui est celui de la manifestation extérieure ou corporelle, dont le cycle est maintenant terminé pour l’individu envisagé).

Par conséquent (en raison de ce passage dans la forme subtile, considérée comme lumineuse), le « souffle vital » est dit se retirer dans la Lumière, sans qu’il faille entendre par là le principe igné d’une manière exclusive (car il s’agit en réalité d’une réflexion individualisée de la Lumière intelligible, réflexion dont la nature est au fond la même que celle du « mental » pendant la vie corporelle, et qui implique d’ailleurs comme support ou véhicule une combinaison des principes essentiels des cinq éléments), et sans que cette retraite s’effectue nécessairement par une transition immédiate, car un voyageur est dit aller d’une cité dans une autre, quand bien même il passe successivement par une ou plusieurs villes intermédiaires.

(1) La parole est énumérée la dernière lorsque ces facultés sont envisagées dans leur ordre de développement ; elle doit donc être la première dans l’ordre de résorption, qui est inverse de celui-là.

(2) Chhândogya Upanishad, 6ème Prapâthaka, 8ème Khanda, shruti 6.

(3) C’est ainsi que, dans une opération chirurgicale, l’anesthésie la plus complète n’empêche pas toujours les symptômes extérieurs de la douleur.

(4) La conscience organique dont il vient d’être question rentre naturellement dans ce que les psychologues appellent la « subconscience » ; mais leur grand tort est de croire qu’ils ont suffisamment expliqué ce à quoi ils se sont bornés en réalité à donner une simple dénomination, sous laquelle ils rangent d’ailleurs les éléments les plus disparates, sans pouvoir même faire la distinction entre ce qui est vraiment conscient à quelque degré et ce qui n’en a que l’apparence, non plus qu’entre le « subconscient » véritable et le « superconscient », nous voulons dire entre ce qui procède d’états respectivement inférieurs et supérieurs par rapport à l’état humain.

(5) On peut remarquer que prâna, tout en se manifestant extérieurement par la respiration, est en réalité autre chose que celle-ci, car il serait évidemment inintelligible de dire que la respiration, fonction physiologique, se sépare de l’organisme et se résorbe dans l’ « âme vivante » ; nous rappellerons encore que prâna et ses modalités diverses appartiennent essentiellement à l’état subtil.

(6) Brihad-Âranyaka Upanishad, 4ème Adhyâya, 3ème Brâhmana, shruti 38.

(7) D’ailleurs, une faculté est proprement un pouvoir, c’est-à-dire une possibilité, qui est, en elle-même, indépendante de tout exercice actuel.

Cette retraite ou cet abandon de la forme corporelle (tel qu’il a été décrit jusqu’ici) est d’ailleurs commun au peuple ignorant (avidwân) et au Sage contemplatif (vidwân), jusqu’au point où commencent pour l’un et pour l’autre leurs voies respectives (et désormais différentes) ; et l’immortalité (amrita, sans toutefois que l’Union immédiate avec le Suprême Brahma soit dès lors obtenue) est le fruit de la simple méditation (upâsanâ, accomplie pendant la vie sans avoir été accompagnée d’une réalisation effective des états supérieurs de l’être), alors que les entraves individuelles, qui résultent de l’ignorance (avidyâ), ne peuvent être encore complètement détruites » (8).

Il y a lieu de faire une remarque importante sur le sens dans lequel doit être entendue l’« immortalité » dont il est question ici : en effet, nous avons dit ailleurs que le mot sanskrit amrita s’applique exclusivement à un état qui est supérieur à tout changement, alors que, par le mot correspondant, les Occidentaux entendent simplement une extension des possibilités de l’ordre humain, consistant en une prolongation indéfinie de la vie (ce que la tradition extrême-orientale appelle « longévité »), dans des conditions transposées d’une certaine façon, mais qui demeurent toujours plus ou moins comparables à celles de l’existence terrestre, puisqu’elles concernent également l’individualité humaine. Or, dans le cas présent, il s’agit d’un état qui est encore individuel, et cependant il est dit que l’immortalité peut être obtenue dans cet état ; cela peut paraître contradictoire avec ce que nous venons de rappeler, car on pourrait croire que ce n’est là que l’immortalité relative, entendue au sens occidental ; mais il n’en est rien en réalité. Il est bien vrai que l’immortalité, au sens métaphysique et oriental, pour être pleinement effective, ne peut être atteinte qu’au delà de tous les états conditionnés, individuels ou non, de telle sorte que, étant absolument indépendante de tout mode de succession possible, elle s’identifie à l’Eternité même ; il serait donc tout a fait abusif de donner le même nom à la « perpétuité » temporelle ou à l’indéfinité d’une durée quelconque ; mais ce n’est pas ainsi qu’il faut l’entendre. On doit considérer que l’idée de « mort » est essentiellement synonyme de changement d’état, ce qui est, comme nous l’avons déjà expliqué, son acception la plus étendue ; et, quand on dit que l’être a atteint virtuellement l’immortalité, cela se comprend en ce sens qu’il n’aura plus à passer dans d’autres états conditionnés, différents de l’état humain, ou à parcourir d’autres cycles de manifestation. Ce n’est pas encore la « Délivrance » actuellement réalisée, et par laquelle l’immortalité serait rendue effective, puisque les « entraves individuelles », c’est-à-dire les conditions limitatives auxquelles l’être est soumis, ne sont pas entièrement détruites ; mais c’est la possibilité d’obtenir cette « Délivrance » à partir de l’état humain, dans le prolongement duquel l’être se trouve maintenu pour toute la durée du cycle auquel cet état appartient (ce qui constitue proprement la « perpétuité ») (9), de telle sorte qu’il puisse être compris dans la « transformation » finale qui s’accomplira lorsque ce cycle sera achevé, faisant retourner tout ce qui s’y trouvera alors impliqué à l’état principiel de non-manifestation (10). C’est pourquoi l’on donne à cette possibilité le nom de « Délivrance différée » ou de « Délivrance par degrés » (krama-mukti), parce qu’elle ne sera obtenue ainsi qu’au moyen d’étapes intermédiaires (états posthumes conditionnés), et non d’une façon directe et immédiate comme dans les autres cas dont il sera parlé plus loin (11).

(8) Brahma-Sûtras, 4ème Adhyâya, 2ème Pâda, sûtras 1 à 7.

(9) Le mot grec αιφνιος signifie réellement « perpétuel » et non pas « éternel », car il est dérivé de αιφν (identique au latin ævum), qui désigne un cycle indéfini, ce qui, d’ailleurs, était aussi le sens primitif du latin sæculum, « siècle », par lequel on le traduit quelquefois.

(10) Il y aurait des remarques à faire sur la traduction de cette « transformation » finale en langage théologique dans les religions occidentales, et en particulier sur la conception du « Jugement dernier » qui s’y rattache fort étroitement ; mais cela nécessiterait des explications trop étendues et une mise au point trop complexe pour qu’il soit possible de nous y arrêter ici, d’autant plus que, en fait, le point de vue proprement religieux se borne à la considération de la fin d’un cycle secondaire, au delà duquel il peut encore être question d’une continuation d’existence dans l’état individuel humain, ce qui ne serait pas possible s’il s’agissait de l’intégralité du cycle auquel appartient cet état. Cela ne veut pas dire, d’ailleurs, que la transposition ne puisse être faite en partant du point de vue religieux, ainsi que nous l’avons indiqué plus haut pour la « résurrection des morts » et le « corps glorieux » ; mais, pratiquement, elle n’est pas faite par ceux qui s’en tiennent aux conceptions ordinaires et « extérieures », et pour qui il n’y a rien au delà de l’individualité humaine ; nous y reviendrons à propos de la différence essentielle qui existe entre la notion religieuse du « salut » et la notion métaphysique de la « Délivrance ».

(11) Il va de soi que la « Délivrance différée » est la seule qui puisse être envisagée pour l’immense majorité des êtres humains, ce qui ne veut pas dire, d’ailleurs, que tous y parviendront indistinctement, puisqu’il faut aussi envisager le cas où l’être, n’ayant pas même obtenu l’immortalité virtuelle, doit passer à un autre état individuel, dans lequel il aura naturellement la même possibilité d’atteindre la « Délivrance » que dans l’état humain, mais aussi, si l’on peut dire, la même possibilité de ne pas l’atteindre.

René Guénon

L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, Chapitre XVIII – La résorption des facultés individuelles.

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