Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

23 février 2019

L' Islam et le Graal - 7

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - VII - Coup d’oeil sur les autres romans du Graal




Le problème théologique et intellectuel posé par la coexistence et la valeur respective des « trois fois » juive, chrétienne et islamique a été l'un des principaux objets de méditation du monde médiéval. Certains contes comme l'apologue bien connu des Trois anneaux, qui eut une large diffusion, laissent voir en quels termes d'identité il se posait et donnent à entendre que les élites, tout au moins, étaient bien conscientes du fait qu'il n'avait de solution qu'au plan ésotérique (94). Mais pour trouver d'autres exemples d'une audace calculée telle celle du Parzival, sous son symbolisme transparent, il faut attendre Dante et les Fidèles d'Amour, qui n'étaient d'ailleurs que les successeurs d'une même école; encore les audaces de ces derniers concernaient-elles plutôt le « mystère impérial », la question de l'unité traditionnelle, qui lui est nécessairement liée, ayant dû être occultée sous la pression des circonstances créées par l'abolition de l'Ordre du Temple. On se demandera toutefois, si les autres romans du Graal, à défaut de prises de position aussi nettes que chez Wolfram, ne montrent pas de traces d'influences ou de tendances analogues.

Nous avons vu que le Perceval de Chrétien de Troyes, bien que procédant certainement de la même source que le Parzival, d'après son analyse même aussi bien que d'après les affirmations de Wolfram, n'offre, au moins apparemment, aucun indice de ce genre, et nous avons estimé pouvoir conclure que c'était là, sans doute, l'un des principaux griefs de ce dernier. Nous avons toutefois relevé chez Chrétien la trace d'une doctrine d'invocation des Noms divins, laquelle, pour autant qu'elle ait existé dans l'ésotérisme chrétien, ne peut être que d'origine judaïque ou islamique. Ce fait ne ferait que confirmer, s'il en était besoin, la véracité de Wolfram quant à l'existence d'une tradition provençale du Graal, d'origine orientale et de filiation islamique, dont Chrétien aurait été publiquement le premier interprète, sinon le plus fidèle. Les attaches des comtes de Flandre avec les Croisades peuvent plaider dans le même sens. Quant à l'Estoire dou Graal de Robert de Boron, elle semble se référer à une tradition purement chrétienne, dont on a voulu voir des jalons dans des textes comme l'Évangile de Nicodème et la Gemma animaed'Honorius d'Augsbourg. Mais le premier n'offre qu'une partie de la légende de Joseph d'Arimathie, et le second qu'une similitude d'interprétation du symbolisme de la messe; on n'y trouve pas d'allusion à la légende proprement dite du Saint Vaisseau. Pourquoi celle-ci ne se manifeste-t-elle qu'à la fin du XIIe siècle, alors que les reliques de Joseph étaient vénérées depuis plusieurs siècles à Moyen-Moûtier, puis à Glastonbury? On peut dire, certes, qu'il y avait là, pour les « grands clercs » qui ont déposé les « grands secrets » du Saint-Graal dans le « grand livre » dont Robert se dit tributaire, un moment d'opportunité spirituelle qui, comme pour l'oeuvre de Chrétien et à sa suite, commandait cette manifestation. Mais il y a lieu de penser que, si ce moment n'est pas apparu plus tôt, c'est qu'il est dû à un concours précis de circonstances favorables en tête desquelles il faut placer, d'une part la reviviscence celtique du XIe siècle que l'on a appelée le Néo-Druidisme, d'autre part et surtout les contacts pris avec l'Orient à l'occasion des Croisades. Notons à ce propos que Gautier de Montbéliard, patron de Robert, se croisa en 1199, et que, d'après Hélie de Boron, son parent auteur d'un épilogue du Tristan de Luce de Gast, la famille de Boron était alliée à celle des Barres, qui comptait des membres ayant commandé en Orient et même un Grand Maître du Temple.

Parmi les oeuvres postérieures, nous avons vu que seul le Nouveau Titurel d'Albrecht, écrit vers 1270, et où se trouve d'ailleurs inséré le fragment épique du Titurel de Wolfram lui-même, offre des rapports évidents avec le Parzival dont il se présente comme un complément et une continuation. Albrecht reprend l'histoire des ascendants de Parzival, notamment de Titurel et Gahmuret. Il expose comment, après avoir fixé la résidence du Graal aux confins nord-est de l'Espagne, Dieu le transporte finalement, et en raison de l'accroissement du péché sur la terre, dans l'Inde, non loin du Paradis terrestre, où il est confié à la garde du Prêtre Jean lui-même. Le Temple du Graal en Espagne, construit sur les plans de Dieu lui-même et « disposé comme le Palais majestueux que le Prêtre Jean avait élevé dans l'Inde sur l'ordre du Ciel », était une construction merveilleuse, bâtie sur le même type circulaire, ternaire et rayonnant que les sanctuaires de l'Ordre du Temple, consacrée comme celui-ci au Saint-Esprit, et gardée par des « Templistes » (95). Il s'agit donc bien d'une oeuvre de la même école, avec des développements que le Parzival ne faisait qu'amorcer.

Le Nouveau Titurel présente avec tous les autres textes des deuxième et troisième époques un contraste aussi frappant que le Parzival avec ceux de Chrétien et de Robert, dont ils dérivent. On relève toutefois dans les oeuvres en prose rattachées au cycle dit de Map certains indices intéressants pour notre propos: l'un d'eux est l'écu blanc à croix vermeille donné par Joseph d'Arimathie à Evalach, roi de Sarras, baptisé sous le nom de Mordain et ancêtre de Galaad. Cet écu, qui attendra quatre cents an l'élu qui doit s'en armer pour achever la Quête, avait procuré à Evalach en péril le secours de Dieu sous espèces d'un chevalier blanc porteur, lui aussi, d'un écu blanc à croix vermeille, qui fut l'artisan de sa victoire, puis de son baptême et enfin de la consécration de Sarras comme Cité du Graal. Si l’on se souvient que la croix vermeille avait été imposée en 1146 par le pape Eugène III, disciple de Saint Bernard, sur le manteau blanc des Templiers comme un privilège exclusif de l'Ordre, on pourra voir là une allusion assez nette à ce dernier - en se souvenant que la symbolique médiévale ne tenait pas compte du temps -, ce qui concorderait avec les influences cisterciennes reconnues à la Queste du Graal, et avec les liens étroits qui unissaient notoirement les deux ordres de Cîteaux et du Temple. Un autre indice est la ville de Sarras elle-même, dont l'auteur prend bien soin de dire que c'est d'elle que les Sarrasins sont issus, et non pas de Sarah, femme d'Abraham. Dans cette ville d'Égypte se trouvait le « Palais Espéritueus », depuis des temps très anciens puisque le prophète Daniel, en route vers la captivité, en avait lu le nom écrit en hébreu sur sa porte. C'est là que Joseph d'Arimathie, à son départ de Palestine, vint fonder sa communauté et établir le siège du Graal, et c'est là que devait parvenir plus tard le descendant d'Evalach-Mordrain, Galaad, porté par la nef de Salomon, pour être admis à voir « apertement » le Graal et achever la Queste. Il y a là une allusion assez claire à un centre spirituel antérieur au Christianisme, avec l'indication, à mots couverts, d'une jonction, sur la terre d'Égypte, des trois ésotérismes judaïque, chrétien et islamique. Cette jonction est confirmée pour les deux premiers par le fait que, dans un autre passage, Galaad, le sceau de la chevalerie, est donné comme la fin du lignage de Salomon, à l'intention de qui le roi-prophète avait fait construire d'avance la nef sacrée, « signifiance de la nouvelle maison » de Dieu. On ne peut s'empêcher d'observer que c'est précisément d'Égypte qu'est originaire la tradition hermétique qui devait, au haut Moyen-Âge, s'incorporer à la fois au Judaïsme, au Christianisme et à l'Islam. L'Hermétisme est mis traditionnellement en rapport avec Héliopolis, la ville du Soleil. Or le plus beau temple de Sarras était le Temple du Soleil, et les Sarrasins le « tenaient en grand honneur (96)... ».
Lorsque nous avons parlé d'un contraste du Parzival et du Titurelavec les autres branches du Graal, il va de soi que nous n'entendions pas minimiser la valeur propre de ces données. Le contraste ne porte pas sur les éléments traditionnels même, mais sur leur utilisation dans le corps de l'oeuvre et la lumière où ils sont placés. On ne trouve ici, en effet, aucune des notions capitales qui caractérisent si fortement l'oeuvre de Wolfram et celle d'Albrecht: la notion de l'universalité du Graal, celle du lien avec l'Islam et le Prêtre Jean, celle de l'Ordre et de l'Empire du Graal. L'assignation à Sarras de l'origine véritable des Sarrasins n'est pas autrement exploitée si ce n'est dans un sens hostile, et il n'importe guère ici que, cette hostilité soit feinte ou réelle. Le Graal, d'autre part, y devient si spécifiquement chrétien, malgré la référence à Salomon, que son histoire est donnée comme l'une des trois seules choses que le Christ ait jamais écrites de sa main (les deux autres étant la prière dominicale et les paroles écrites sur la terre à propos de la femme adultère), et la seule qu'il ait écrite après sa résurrection. Mais en outre l'influence de l'Église dans les oeuvres secondaires es assez sensible pour qu'un commentateur ait pu dire que la Queste du Graal« faisait tout rentrer dans l'ordre romain » (97). Sans souscrire à cette affirmation, pour autant que l'on entende par « ordre romain », la seule discipline exotérique, on doit reconnaître qu'il y a là une tendance nette, particulièrement apparente dans les versions respectives de l'occultation finale du Graal: chez Wolfram, bien que « caché à tous les yeux », il demeure sur la terre d'Occident; chez Albrecht il se retire auprès du Paradis terrestre, mais reste présent ici-bas; dans la Queste, par contre, il est enlevé au ciel. 

Cet aperçu sommaire, que nous avons dû borner aux traits principaux, permet de se rendre compte que, si le mystère du Graal est unique dans son fond spirituel, il a donné lieu à un enseignement assez divers quant aux développements doctrinaux de sa « matière » symbolique. C’est là un fait dans l'interprétation duquel on ne saurait montrer trop de prudence. Il est pourtant un point qui ne soulève pas de doute, étant de simple constatation: les branches issues de Chrétien et de Robert se sont unies autour du thème du Vase christique pour constituer le puissant courant dont devaient naître, après les oeuvres parallèles d'un anonyme et de Geucher de Denain, celui-ci suivi des continuations de Mannessier et Gerbert de Montreuil, le grand cycle de Lancelot (Lancelot proprement dit, Queste du GraalMorte Artu) que Dante appelait lesambages regis Arturi pulcherrimae, et enfin le Perlesvaus, tandis que la branche issue de Wolfram, bien que moins féconde, affirmait sa rivalité avec le Titurel d'Albrecht. On reconnaît là deux courants disctincts, ml'un strictement occidental, expression d'une école ou plutôt d'un groupe d'écoles sans doute en rapport avec les Ordres de Saint-Benoît (par Glastonbury notamment) et de Cîteaux, l'autre de filiation orientale et exprimant la doctrine de l'Ordre du Temple. Mais avant d'essayer de pénétrer le sens de cette dualité, il nous faut examiner ce qu'ont représenté, dans la pensée du Moyen-Âge, le symbolisme arthurien et la notion de l'Empire.

94 V. Ce conte, sous ses différentes versions, dans Gaston Paris, La poésie au Moyen-Age, Hachette, Paris, 1906, t. II. Dans celle qui paraît la plus ancienne, la question de la valeur respective des religions est posée par le roi Pierre d'Aragon (1095-1104) à un Juif, qui se tire de la difficulté en contant l'histoire d'un père léguant à ses deux fils deux pierre également précieuses, et qui conclut : « Envoie, ô Roi, un messager au Père qui est aux Ceux ; c'est Lui qui est le grand Joaillier et il saura indiquer la différence des pierres. » Dans leNovellino (fin du XIIIè siècle), un Juif également est mis à l'épreuve sur le même sujet par Saladin, et lui répond par la parabole des Trois Anneaux : « Chacun (des fils) croyait avoir le bon, et personne n'en savait la vérité, si ce n'est leur père. Ainsi en est-il des Fois, Messire ; les Fois sont trois : le Père, qui les a données, connaît la meilleure, et des fils, c'est-à-dire nous, chacun croit qu'il a la bonne. » Dans le Décaméron de Boccace, histoire identique. Mais ici le Juif s'appelle Melki-Tsedeq... Boccace, on le sait, était Fidèle d'Amour.

95 Cf. Oswald van den Berghe, Le Temple du Graal, in Annales Archéologiques, t. XVII, juillet 1857, pp. 216 à 226.

96 Hucher, op. cit., t. III, p. 130.

97 René Nelli, Le Graal dans l'ethnographie, in Lumière du Graalop. cit., p. 34.


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