Le Dôme et la Roue1
[1] Publié dans É. T., nov. 1938.
On sait que la roue est, d’une façon générale, un symbole du monde : la circonférence représente la manifestation, qui est produite par l’irradiation du centre ; ce symbolisme est d’ailleurs naturellement susceptible de significations plus ou moins particularisées, car, au lieu de s’appliquer à l’intégralité de la manifestation universelle, il peut aussi s’appliquer seulement à un certain domaine de manifestation. Un exemple particulièrement important de ce dernier cas est celui où deux roues se trouvent associées comme correspondant à des parties différentes de l’ensemble cosmique ; ceci se rapporte au symbolisme du chariot, tel qu’il se rencontre notamment, en de fréquentes occasions, dans la tradition hindoue ; Ananda K. Coomaraswamy a exposé ce symbolisme à diverses reprises, et encore, à propos du chhatra et de l’ushnîsha, dans un article de The Poona Orientalist (numéro d’avril 1938) auquel nous emprunterons quelques-unes des considérations qui vont suivre.
En raison de ce symbolisme, la construction d’un chariot est proprement, tout comme la construction architecturale dont nous venons de parler, la réalisation « artisanale » d’un modèle cosmique ; nous avons à peine besoin de rappeler que c’est en vertu de considérations de cet ordre que les métiers, dans une civilisation traditionnelle, possèdent une valeur spirituelle et un caractère véritablement « sacré », et que c’est par là qu’ils peuvent normalement servir de « support » à une initiation. Il y a d’ailleurs, entre les deux constructions dont il s’agit, un exact parallélisme, comme on le voit tout d’abord en remarquant que l’élément fondamental du chariot est l’essieu (aksha, mot identique à « axe »), qui représente ici l’« Axe du Monde », et qui ainsi équivaut au pilier (skambha) central d’un édifice, auquel tout l’ensemble de celui-ci doit être rapporté. Peu importe du reste, comme nous l’avons dit, que ce pilier soit figuré matériellement ou non ; semblablement, il est dit dans certains textes que l’essieu du chariot cosmique est seulement un « souffle séparateur » (vyâna), qui, occupant l’espace intermédiaire (antariksha, expliqué comme antaryaksha), maintient le Ciel et la Terre en leurs « lieux » respectifs1, et qui d’ailleurs, en même temps qu’il les sépare ainsi, les unit aussi comme un pont (sêtu) et permet de passer de l’un à l’autre2. Les deux roues, qui sont placées aux deux extrémités de l’essieu, représentent alors en effet le Ciel et la Terre ; et l’essieu s’étend de l’une à l’autre, de même que le pilier central s’étend du sol au sommet de la voûte. Entre les deux roues, et supportée par l’essieu, est la « caisse » (kosha) du chariot, dont, à un autre point de vue, le plancher correspond aussi à la Terre, l’enveloppe latérale à l’espace intermédiaire, et le toit au Ciel ; le plancher du chariot cosmique étant carré ou rectangulaire, et son toit étant en forme de dôme, on retrouve ici la structure architecturale étudiée précédemment.
Si l’on considère les deux roues comme représentant le Ciel et la Terre, on pourrait peut-être objecter que, comme toutes deux sont également circulaires, la différence des formes géométriques qui leur correspondent le plus ordinairement n’apparaît plus dans ce cas ; mais rien n’empêche d’admettre qu’il y ait en cela un certain changement de point de vue, la forme circulaire se justifiant d’ailleurs de toute façon comme symbole des révolutions cycliques auxquelles est soumise toute manifestation, « terrestre » aussi bien que « céleste ». Cependant, on peut aussi, d’une certaine manière, retrouver la différence dont il s’agit, en supposant que, tandis que la roue « terrestre » est plane, la roue « céleste » a, comme le dôme, la forme d’une portion de sphère3 ; cette considération peut sembler étrange à première vue, mais, précisément, il existe en fait un objet symbolique qui unit en lui la structure de la roue et celle du dôme.
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[1] À ceci correspond exactement, dans la tradition extrême-orientale, la comparaison du Ciel et de la Terre aux deux planches d’un soufflet. L’antariksha est aussi, dans la tradition hébraïque, le « firmament au milieu des eaux », séparant les eaux inférieures d’avec les eaux supérieures (Genèse, I, 6) ; l’idée exprimée en latin par le mot firmamentum correspond en outre au caractère « adamantin » qui est fréquemment attribué à l’« Axe du Monde ».
[2] On retrouve ici très nettement les deux significations complémentaires du barzakh dans la tradition islamique.
[3] Cette différence de forme est celle qui existe entre les deux écailles de la tortue, dont nous avons indiqué le symbolisme équivalent.
Cet objet, dont la signification « céleste » n’est nullement douteuse, est le parasol (chhatra) : ses côtes sont manifestement similaires aux rayons de la roue, et, comme ceux-ci s’assemblent dans le moyeu, elles se réunissent également dans une pièce centrale (karnikâ) qui les supporte, et qui est décrite comme un « globe perforé » ; l’axe, c’est-à-dire le manche du parasol, traverse cette pièce centrale, de même que l’essieu du chariot pénètre dans le moyeu de la roue ; et le prolongement de cet axe au-delà du point de rencontre des côtes ou des rayons correspond en outre à celui de l’axe d’un stûpa, dans les cas où celui-ci s’élève en forme de mât au-dessus du sommet du dôme ; il est d’ailleurs évident que le parasol lui-même, par le rôle auquel il est destiné, n’est pas autre chose que l’équivalent « portatif », si l’on peut dire, d’un toit voûté.
C’est en raison de son symbolisme « céleste » que le parasol est un des insignes de la royauté ; il est même, à proprement parler, un emblème du Chakravartî ou monarque universel1 et, s’il est attribué aussi aux souverains ordinaires, c’est seulement en tant qu’ils représentent en quelque sorte celui-ci, chacun à l’intérieur de son propre domaine, participant ainsi à sa nature et s’identifiant à lui dans sa fonction cosmique2. Maintenant, il importe de remarquer que, par une stricte application du sens inverse de l’analogie, le parasol, dans l’usage ordinaire qui en est fait dans le « monde d’en bas », est une protection contre la lumière, tandis que, en tant qu’il représente le ciel, ses côtes sont au contraire les rayons mêmes de la lumière ; et, bien entendu, c’est en ce sens supérieur qu’il doit être considéré quand il est un attribut de la royauté.
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[1] Nous rappellerons, à ce propos, que la désignation même de Chakravartî se rapporte aussi au symbolisme de la roue.
[2] Nous avons fait allusion précédemment à la fonction cosmique reconnue à l’Empereur par la tradition extrême-orientale ; il va de soi que c’est encore de la même chose qu’il s’agit ici ; et, en connexion avec ce que nous venons de dire sur la signification du parasol, nous ferons aussi remarquer que, en Chine, l’accomplissement des rites constituant le « culte du Ciel » était exclusivement réservé à l’Empereur.
Une remarque semblable s’applique aussi à l’ushnîsha, entendu en son sens primitif comme une coiffure : celle-ci a communément pour rôle de protéger contre la chaleur, mais, quand elle est attribuée symboliquement au soleil, elle représente inversement ce qui irradie la chaleur (et ce double sens est contenu dans l’étymologie même du mot ushnîsha) ; ajoutons que c’est suivant sa signification « solaire » que l’ushnîsha, qui est proprement un turban et peut être aussi une couronne, ce qui est d’ailleurs la même chose au fond, est aussi, comme le parasol, un insigne de la royauté ; l’un et l’autre sont ainsi associés au caractère de « gloire » qui est inhérent à celle-ci, au lieu de répondre à un simple besoin pratique comme chez l’homme ordinaire. D’autre part, tandis que l’ushnîsha1 enveloppe la tête, le parasol s’identifie à la tête elle-même ; dans sa correspondance « microcosmique », en effet, il représente le crâne et la chevelure ; il convient de remarquer, à cet égard, que, dans le symbolisme des diverses traditions, les cheveux représentent le plus souvent les rayons lumineux. Dans l’ancienne iconographie bouddhique, l’ensemble constitué par les empreintes de pieds, l’autel ou le trône2 et le parasol, correspondant respectivement à la Terre, à l’espace intermédiaire et au Ciel, figure d’une façon complète le corps cosmique du Mahâpurusha ou de l’« Homme universel »3. De même, le dôme, dans des cas tels que celui du stûpa, est aussi, à certains égards, une représentation du crâne humain4 ; et cette observation est particulièrement importante en raison du fait que l’ouverture par laquelle passe l’axe, qu’il s’agisse du dôme ou du parasol, correspond dans l’être humain au brahma-randhra ; nous aurons à revenir plus amplement sur ce dernier point.
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[1] Dans la tradition islamique, le turban, considéré plus spécialement comme la marque distinctive d’un sheikh (dans l’un ou l’autre des deux ordres exotérique et ésotérique), est désigné couramment comme tâj el-Islâm ; c’est donc une couronne (tâj), qui, dans ce cas, est le signe, non du pouvoir temporel comme celle des rois, mais d’une autorité spirituelle. Rappelons aussi, au sujet du rapport de la couronne avec les rayons solaires, la relation étroite qui existe entre son symbolisme et celui des cornes, et dont nous avons déjà parlé.
[2] Le trône est, en tant que siège, équivalent en un sens à l’autel, celui-ci étant le siège d’Agni ; le chariot cosmique est aussi conduit par Agni, ou par le Soleil, qui a alors pour siège la « caisse » du chariot ; et, pour ce qui est du rapport de l’« Axe du Monde » avec l’antariksha, on peut encore remarquer que, quand l’autel ou le foyer est placé au-dessous de l’ouverture centrale de la voûte d’un édifice, la « colonne de fumée » d’Agni qui s’en élève et sort par cette ouverture représente cet « Axe du Monde ».
[3] On peut aussi, à ce propos, se reporter à la description du corps « macrocosmique » de Vaishwânara, dans laquelle l’ensemble des sphères lumineuses célestes est assimilé à la partie supérieure de la tête, c’est-à-dire à la voûte crânienne (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XII).
[4] A. K. Coomaraswamy nous a signalé que la même remarque s’applique aux « tumulus » préhistoriques, dont la forme paraît avoir souvent imité intentionnellement celle du crâne ; comme d’ailleurs le « tumulus » ou le tertre est une image artificielle de la montagne, la même signification doit s’être attachée aussi au symbolisme de celle-ci. À cet égard, il n’est pas sans intérêt de remarquer que le nom du Golgotha signifie précisément « crâne » de même que le mot Calvarium par lequel il a été traduit en latin ; d’après une légende qui eut cours au moyen âge, mais dont l’origine peut remonter beaucoup plus loin, cette désignation se rapporterait au crâne d’Adam, qui aurait été enterré en ce lieu (ou qui, en un sens plus ésotérique, s’identifierait à la montagne elle-même), et ceci nous ramène encore à la considération de l’« Homme universel » ; c’est ce crâne qui est souvent figuré au pied de la croix ; et l’on sait que celle-ci est encore une des représentations de l’« Axe du Monde ». observation est particulièrement importante en raison du fait que l’ouverture par laquelle passe l’axe, qu’il s’agisse du dôme ou du parasol, correspond dans l’être humain au brahma-randhra ; nous aurons à revenir plus amplement sur ce dernier point.
Symboles de la Science sacrée,
XL - Le Dôme et la Roue
En compléments, quelques extraits de La grande triade, Chapitre XXIII :
"Dans Absconditorum Clavis de Guillaume Postel on trouve le ternaire Deus, Homo, Rota. Le troisième terme est la roue cosmique, symbole du monde manifesté. Les Rosicruciens l’appellaient Rota Mundi.
On peut donc dire que, en général, ce symbole représente la «Nature» prise, suivant ce que nous avons dit, dans son sens le plus étendu; mais il est en outre susceptible de diverses significations plus précises, parmi lesquelles nous envisagerons seulement ici celles qui ont un rapport direct avec le sujet de notre étude.“ (p. 187)
La roue est assimilable au cercle, dont le centre est le Principe et la circonférence représente la manifestation.
En astrologie, c’est le signe du Soleil. En alchimie, c’est le signe de l’or. En numérologie correspond au dénaire (10). Le centre est unité et la circonférence multiplicité.
Les formes de roue qu’on rencontre le plus habituellement sont les roues à six et huit rayons, et aussi à douze et seize, nombres doubles de ceux-là. La plus simple est la roue partagée en quatre.
Il existe dans le symbole de la roue un ternaire constitué par le centre, le rayon et la circonférence. Il correspond respectivement au Ciel, à l’Homme et à la Terre.
voir: Louis-Claude de Saint-Martin, Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’Homme et l’Univers.
(…)On doit donc se représenter l’homme, assimilé au rayon de la roue, comme ayant les pieds sur la circonférence et la tête touchant le centre; et en effet, dans le « microcosme », on peut dire que sous tous les rapports, les pieds sont en correspondance avec la terre et la tête avec le ciel.
C’est pour affirmer encore davantage cette correspondance, déjà marquée par la forme même des parties du corps aussi bien que par leur situation respective, que les anciens Confucianistes portaient un bonnet rond et des souliers carrés…"
René Guénon, La grande triade (extraits)
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