Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance « par reflet », comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure ; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’« extérieur » à l’« intérieur », et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective.
Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même ; l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles.
On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être alors transféré du « cerveau » au « cœur »(1) ; pour ce transfert, toute « spéculation » et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage ; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective. Le point où commence celle-ci est donc bien au delà de celui où finit tout ce qu’il peut y avoir de relativement valable dans quelque « spéculation » que ce soit ; entre l’un et l’autre, il y a un véritable abîme, que la renonciation au mental, comme nous venons de le dire, permet seule de franchir.
Celui qui s’attache au raisonnement et ne s’en affranchit pas au moment voulu demeure prisonnier de la forme, qui est la limitation par laquelle se définit l’état individuel ; il ne dépassera donc jamais celui-ci, et il n’ira jamais plus loin que l’« extérieur », c’est-à-dire qu’il demeurera lié au cycle indéfini de la manifestation.
Le passage de l’« extérieur » à l’« intérieur », c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l’« état primordial », de s’élever aux états supérieurs et, par la réalisation totale de sa véritable essence, d’être enfin effectivement et actuellement ce qu’il est potentiellement de toute éternité.
Celui qui se connaît soi-même dans la « vérité » de l’« Essence » éternelle et infinie(2), celui-là connait et possède toutes choses en soi-même et par soi-même, car il est parvenu à l’état inconditionné qui ne laisse hors de soi aucune possibilité, et cet état, par rapport auquel tous les autres, si élevés soient-ils, ne sont réellement encore que des stades préliminaires sans aucune commune mesure avec lui, cet état qui est le but ultime de toute initiation, est proprement ce qu’on doit entendre par l’« Identité Suprême ».
(1) Il est à peine besoin de rappeler que le « cœur », pris symboliquement pour représenter le centre de l’individualité humaine envisagée dans son intégralité, est toujours mis en correspondance, par toutes les traditions, avec l’intellect pur, ce qui n’a absolument aucun rapport avec la « sentimentalité » que lui attribuent les conceptions profanes des modernes.
(2) Nous prenons ici le mot « vérité » dans le sens du terme arabe haqîqah, et le mot « Essence » dans le sens d’Edh-Dhât. A ceci se rapporte dans la tradition islamique ce hadîth : « Celui qui se connait soi-même connait son Seigneur » (Man arafa nafsahu faqad arafa Rabbahu) ; et cette connaissance est obtenue par ce qui est appelé l’ œil du cœur » (aynul-qalb), qui n’est autre chose que l’intuition intellectuelle elle-même, ainsi que l’expriment ces paroles d’El·Hallâj : « Je vis mon Seigneur par l’œil de mon cœur, et je dis : qui es-Tu ? Il dit : Toi » (Raaytu Rabbî bi-ayni qalbî, faqultu man anta, qâla anta). (pp. 213-214)
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